Lettres à Tixier (1948-1953)
(44 lettres inédites à Maître Tixier-Vignancour)

Paris : La Flûte de
Pan, 1985.

Lettres à Tixier (1948-1953)

   

Cette correspondance regroupe un total de 44 lettres. Depuis le Danemark, Céline envoie 34 lettres à Tixier. Après son retour en France, en 1951, Céline prolongera ce contact épistolaire, notamment à cause de l'affaire Jünger (sur ce procès, voir la partie biographique 1951-1961).

 

turquoise.gif (1558 octets)

 

Texte de la défense rédigé par Maître Tixier-Vignancour

 

turquoise.gif (1558 octets)

 

PRÉFACE de Frédéric Monnier

 

   " Sur le conseil de ses amis, Céline demande à Me Albert Naud d'assurer sa défense en avril 1947. Sa réputation de résistant et son attitude lors du procès de Pierre Laval expliquaient ce choix. Au bout d'un an et demi la situation avait peu évolué, et Céline s'impatiente. Naud est jugé trop mou, peu efficace. Paul Marteau, riche admirateur de Céline, pense qu'il faut faire entrer Me Tixier-Vignancour dans l'affaire. Tixier a une réputation d'homme audacieux, actif, courageux. Sa carrière d'avocat et d'homme politique est déjà bien remplie et il paraît plus sûr : son passé Tixier-Vignancour et Céline en 1951pétainiste et ses trois mois de prison à la Libération plaident pour lui. L'alibi résistantialiste que représentait Naud s'étant avéré inefficace, il était temps de choisir un avocat mieux disposé politiquement. Apparaissent alors les questions d'amour-propre. Naud se vexe. Il veut rester l'avocat n°1 alors que Tixier ne veut pas être l'avocat n°2. Céline, en fin équilibriste, rassure l'un et l'autre : "Vous êtes la Résistance Généreuse" écrit-il à Naud. En même temps il explique à Tixier : "Naud, vous le savez hélas, nous le savons, représente la Vertu Libératrice, la Résistance et la Résistance généreuse". La même expression devient alors lourde d'ironie. Naud reste longtemps l'avocat favori et l'interlocuteur privilégié. En fait, les deux correspondances ne se recoupent presque jamais. Lorsqu'un avocat disparaît, l'autre réapparaît immédiatement. Céline passe de l'un à l'autre selon son humeur mais toujours de manière exclusive. Lors de la phase préparatoire du procès de février 1950, Céline écrit presque tous les jours à Naud et très peu à Tixier. Pourtant Naud ne profite pas de son avantage. Ses démarches n'aboutissent pas et la tendance s'inverse. Tandis que Naud est en disgrâce, Tixier revient au premier plan. Il ne cessera plus d'occuper la première place jusqu'à l'amnistie et au-delà. Tixier a bénéficié de l'indolence de Naud qui n'a jamais fait le voyage au Danemark que Céline lui a si souvent demandé. Céline a certainement considéré cette réticence de Naud à venir jusqu'à lui comme un signe de désintérêt, un abandon. Tixier, encore auréolé de l'obtention de la main levée du mandat d'arrêt, fait le voyage en mars 1951. Un mois plus tard il obtient l'amnistie. Naud a complètement disparu. La "courbe de popularité" de Naud semble suivre celle de l'avocat danois de Céline, Mikkelsen. Au début celui-ci est un "admirable défenseur". Céline le juge ensuite "pas très débrouillard ni actif" puis "fantasque et hurluberlu, par là extrêmement dangereux". Enfin il est qualifié d' "archi bonimenteur fourbe et foireux". Ces propos sont extraits des lettres à Albert Naud. On a le sentiment que Céline, n'osant pas attaquer son avocat trop violemment, se sert de Mikkelsen comme bouc émissaire. A Naud de prendre pour lui les compliments adressés à l'autre !
    La défense de Céline repose sur deux thèmes principaux auxquels il apporte d'infinies variations : il est victime d'une persécution spéciale et c'est lui le patriote et le pacifiste. Pour dénoncer un procès qu'il qualifie de gratuit, délirant, grotesque, diffamant, etc., il évoque l'évèque Cauchon, Ubu, Fouquier-Tinville, Dreyfus, le duc d'Enghien. Pour Céline les faits sont simples : le dossier est vide et il est victime d'une haine particulière. Pour se défendre il est inutile d'argumenter (puisqu'on n'oppose pas la raison à la haine) il suffit de nier puis de contre-attaquer. Pour se sauver il compte sur sa plume ("moi je sais faire rire - pas Bidault"), sur son passé de héros de 14, sa médaille militaire et sa blessure de guerre. En se définissant patriote et pacifiste il réplique à l'accusation de collaboration et donne à ses écrits d'avant-guerre une justification irréprochable : "mon seul crime est le pacifisme vigilant". A ceux qui lui reprochent d'avoir fui en juin 44 il répond qu'étant menacé il ne voulait pas finir comme Denoël. L'argument paraît solide. Et puis Céline s'étonne : avoir servi le gouvernement de Vichy comme Morand ou donné des textes à des revues collaborationnistes comme Montherlant serait donc moins grave qu'avoir annoncé la guerre en dénonçant les responsables ? On peut reprocher à Céline d'avoir ainsi montré du doigt les confrères, ça dispense de répondre à la question. Mais, là encore, il a de la ressource : " Cette imposture des collaborateurs bénins a trop duré [...] Ces gens ont des amis puissants mais moi j'ai une énorme gueule." En se disant victime d'un "procès de sorcière" il entendait montrer que, n'ayant pas commis d'actes de collaboration, il était en réalité jugé pour délit d'opinion.

    Les dernières lettres de Céline à Tixier évoquent cette affaire Jünger que nous racontons par ailleurs dans le détail. Elle est exemplaire. Elle montre comme les faits sont méprisés quand les réputations sont établies.
    On sait quelle réputation traîne Céline. Inutile d'y revenir. Ernst Jünger aussi a la sienne. Toute différente. Il est entendu qu'Ernst Jünger est un homme honnête, un soldat loyal, un être raffiné. C'est un de ces allemands en uniforme dont les bonnes gens disaient pendant l'Occupation qu'ils étaient en tout cas bien polis, un de ces officiers de la Wehrmacht qui faisaient leur devoir (il avait la Croix de Fer) mais n'en pensaient pas moins. On laisse entendre qu'il résistait à Hitler tout en censurant le courrier du personnel de l'État-Major du Commandant Militaire de Paris auquel il était affecté. Le lieutenant Reller, le censeur bien connu de 1'ambassade d'Allemagne, s'est bâti une légende semblable. Voilà pourquoi aujourd'hui le discours de Jünger est parole d'Évangile. Personne ne semble discerner que Jünger cherche à se dédouaner en essayant de nous faire croire que lui, officier allemand, était épouvanté par des propos antisémites ! en 1941 ! Les premiers qu'il entendait sans doute. Personne ne dénonce la malhonnêteté qui consiste à ouvrir les guillemets comme s'il s'agissait d'une authentique citation. Personne ne relève que, de son propre aveu, Jünger réécrivait son Journal, transposait, inventait. Il fut d'ailleurs pris en flagrant délit d'affabulation par Paul Léautaud
(1). Quant à Henri Thomas il fut bien étonné et embarrassé de devoir un jour traduire une conversation entre Jünger et lui-même dont il n'avait aucun souvenir (1)! Il est probable enfin que le cynisme et l'humour noir de Céline échappaient totalement à ce traditionnaliste un peu guindé. Jünger trouvait d'ailleurs Céline grossier et l'occasion était belle pour celui que Paulhan considérait comme un " faux jeton"(2) de prendre au premier degré les provocations de Céline. Que celui-ci, lors de conversations privées ait tenu des propos violemment antisémites en 1941 n'a rien de surprenant. C'est même le contraire qui nous étonnerait ! Mais il est intéressant d'observer avec quelle précipitation ses ennemis prennent le " témoignage" de Jünger pour argent comptant tant il est nécessaire que Céline, à n'importe quel prix, soit conforme à sa légende.
    Voici un autre extrait du Journal de Jünger à propos de Céline : " Du reste il est breton - ce qui confirme ma première impression qu'il est un homme de l'âge de pierre". Jünger a certes le droit d'assimiler les celtes à des hommes de Cromagnon mais certains bretons un peu susceptibles pourraient discerner là quelque relent de racisme.

    Il fallait s'attendre à ce qu'une correspondance avec son avocat n'évoque que des situations conflictuelles. Mais on sait quel don exceptionnel avait Céline de se faire des ennemis. "Je n'avais qu'à me taire", disait-il. "Je me suis conduis comme une bille", écrit-il à Naud. Bien sûr. Seulement voilà, il était incapable de garder le silence. C'était plus fort que lui, il fallait qu'il monte à l'assaut. Comme en 14 ! L'adversaire aurait eu tort de compter sur la lassitude ou la prudence. Céline le dit à Tixier : "J'ai le privilège d'avoir une tête qui même tranchée parlera encore". On n'a pas fini de l'entendre."

Frédéric MONNIER

Notes
(1) Le Lérot rêveur (n°29, décembre 1980) publie à ce sujet un extrait des Lettres à M. Dornoy de Léautaud et une lettre inédite d'Henri Thomas.
(2) Cité par F. Gibault dans Céline III, p. 284 (lettre de Paulhan à Paul Marteau).

 

turquoise.gif (1558 octets)