Lettres à Tixier (1948-1953)
(44 lettres inédites à Maître Tixier-Vignancour)
Paris : La Flûte de |
Cette correspondance regroupe un total de 44 lettres. Depuis le Danemark, Céline envoie 34 lettres à Tixier. Après son retour en France, en 1951, Céline prolongera ce contact épistolaire, notamment à cause de l'affaire Jünger (sur ce procès, voir la partie biographique 1951-1961).
Texte de la défense rédigé par Maître Tixier-Vignancour
PRÉFACE de Frédéric Monnier
" Sur le conseil de ses amis, Céline
demande à Me Albert Naud d'assurer sa défense en avril
1947. Sa réputation de résistant et son attitude lors du procès de Pierre Laval
expliquaient ce choix. Au bout d'un an et demi la situation avait peu évolué, et Céline
s'impatiente. Naud est jugé trop mou, peu efficace. Paul Marteau, riche admirateur de
Céline, pense qu'il faut faire entrer Me Tixier-Vignancour dans l'affaire. Tixier a une
réputation d'homme audacieux, actif, courageux. Sa carrière d'avocat et d'homme
politique est déjà bien remplie et il paraît plus sûr : son passé pétainiste et ses trois mois de prison à la Libération plaident pour lui.
L'alibi résistantialiste que représentait Naud s'étant avéré inefficace, il était
temps de choisir un avocat mieux disposé politiquement. Apparaissent alors les questions
d'amour-propre. Naud se vexe. Il veut rester l'avocat n°1 alors que Tixier ne veut pas
être l'avocat n°2. Céline, en fin équilibriste, rassure l'un et l'autre : "Vous
êtes la Résistance Généreuse" écrit-il à Naud. En même temps il explique à
Tixier : "Naud, vous le savez hélas, nous le savons, représente la Vertu
Libératrice, la Résistance et la Résistance généreuse". La même expression
devient alors lourde d'ironie. Naud reste longtemps l'avocat favori et l'interlocuteur
privilégié. En fait, les deux correspondances ne se recoupent presque jamais. Lorsqu'un
avocat disparaît, l'autre réapparaît immédiatement. Céline passe de l'un à l'autre
selon son humeur mais toujours de manière exclusive. Lors de la phase préparatoire du
procès de février 1950, Céline écrit presque tous les jours à Naud et très peu à
Tixier. Pourtant Naud ne profite pas de son avantage. Ses démarches n'aboutissent pas et
la tendance s'inverse. Tandis que Naud est en disgrâce, Tixier revient au premier plan.
Il ne cessera plus d'occuper la première place jusqu'à l'amnistie et au-delà. Tixier a
bénéficié de l'indolence de Naud qui n'a jamais fait le voyage au Danemark que Céline
lui a si souvent demandé. Céline a certainement considéré cette réticence de Naud à
venir jusqu'à lui comme un signe de désintérêt, un abandon. Tixier, encore auréolé
de l'obtention de la main levée du mandat d'arrêt, fait le voyage en mars 1951. Un mois
plus tard il obtient l'amnistie. Naud a complètement disparu. La "courbe de
popularité" de Naud semble suivre celle de l'avocat danois de Céline, Mikkelsen. Au
début celui-ci est un "admirable défenseur". Céline le juge ensuite "pas
très débrouillard ni actif" puis "fantasque et hurluberlu, par là
extrêmement dangereux". Enfin il est qualifié d' "archi bonimenteur fourbe et
foireux". Ces propos sont extraits des lettres à Albert
Naud. On a le sentiment que Céline, n'osant pas attaquer son avocat trop violemment,
se sert de Mikkelsen comme bouc émissaire. A Naud de prendre pour lui les compliments
adressés à l'autre !
La défense de Céline repose sur deux thèmes principaux auxquels il
apporte d'infinies variations : il est victime d'une persécution spéciale et c'est lui
le patriote et le pacifiste. Pour dénoncer un procès qu'il qualifie de gratuit,
délirant, grotesque, diffamant, etc., il évoque l'évèque Cauchon, Ubu,
Fouquier-Tinville, Dreyfus, le duc d'Enghien. Pour Céline les faits sont simples : le
dossier est vide et il est victime d'une haine particulière. Pour se défendre il est
inutile d'argumenter (puisqu'on n'oppose pas la raison à la haine) il suffit de nier puis
de contre-attaquer. Pour se sauver il compte sur sa plume ("moi je sais faire rire -
pas Bidault"), sur son passé de héros de 14, sa médaille militaire et sa blessure
de guerre. En se définissant patriote et pacifiste il réplique à l'accusation de
collaboration et donne à ses écrits d'avant-guerre une justification irréprochable :
"mon seul crime est le pacifisme vigilant". A ceux qui lui reprochent d'avoir
fui en juin 44 il répond qu'étant menacé il ne voulait pas finir comme Denoël.
L'argument paraît solide. Et puis Céline s'étonne : avoir servi le gouvernement de
Vichy comme Morand ou donné des textes à des revues collaborationnistes comme
Montherlant serait donc moins grave qu'avoir annoncé la guerre en dénonçant les
responsables ? On peut reprocher à Céline d'avoir ainsi montré du doigt les confrères,
ça dispense de répondre à la question. Mais, là encore, il a de la ressource : "
Cette imposture des collaborateurs bénins a trop duré [...] Ces gens ont des amis
puissants mais moi j'ai une énorme gueule." En se disant victime d'un "procès
de sorcière" il entendait montrer que, n'ayant pas commis d'actes de collaboration,
il était en réalité jugé pour délit d'opinion.
Les dernières lettres de Céline à Tixier évoquent cette affaire
Jünger que nous racontons par ailleurs dans le détail. Elle est exemplaire. Elle montre
comme les faits sont méprisés quand les réputations sont établies.
On sait quelle réputation traîne Céline. Inutile d'y revenir. Ernst
Jünger aussi a la sienne. Toute différente. Il est entendu qu'Ernst Jünger est un homme
honnête, un soldat loyal, un être raffiné. C'est un de ces allemands en uniforme dont
les bonnes gens disaient pendant l'Occupation qu'ils étaient en tout cas bien polis, un
de ces officiers de la Wehrmacht qui faisaient leur devoir (il avait la Croix de Fer) mais
n'en pensaient pas moins. On laisse entendre qu'il résistait à Hitler tout en censurant
le courrier du personnel de l'État-Major du Commandant Militaire de Paris auquel il
était affecté. Le lieutenant Reller, le censeur bien connu de 1'ambassade d'Allemagne,
s'est bâti une légende semblable. Voilà pourquoi aujourd'hui le discours de Jünger est
parole d'Évangile. Personne ne semble discerner que Jünger cherche à se dédouaner en
essayant de nous faire croire que lui, officier allemand, était épouvanté par des
propos antisémites ! en 1941 ! Les premiers qu'il entendait sans doute. Personne ne
dénonce la malhonnêteté qui consiste à ouvrir les guillemets comme s'il s'agissait
d'une authentique citation. Personne ne relève que, de son propre aveu, Jünger
réécrivait son Journal, transposait, inventait. Il fut d'ailleurs pris en flagrant
délit d'affabulation par Paul Léautaud (1).
Quant à Henri Thomas il fut bien étonné et embarrassé de devoir un jour traduire une
conversation entre Jünger et lui-même dont il n'avait aucun souvenir (1)! Il est probable enfin que le cynisme et l'humour noir
de Céline échappaient totalement à ce traditionnaliste un peu guindé. Jünger trouvait
d'ailleurs Céline grossier et l'occasion était belle pour celui que Paulhan considérait
comme un " faux jeton"(2) de prendre
au premier degré les provocations de Céline. Que celui-ci, lors de conversations
privées ait tenu des propos violemment antisémites en 1941 n'a rien de surprenant. C'est
même le contraire qui nous étonnerait ! Mais il est intéressant d'observer avec quelle
précipitation ses ennemis prennent le " témoignage" de Jünger pour argent
comptant tant il est nécessaire que Céline, à n'importe quel prix, soit conforme à sa
légende.
Voici un autre extrait du Journal de Jünger à propos de Céline :
" Du reste il est breton - ce qui confirme ma première impression qu'il est un homme
de l'âge de pierre". Jünger a certes le droit d'assimiler les celtes à des hommes
de Cromagnon mais certains bretons un peu susceptibles pourraient discerner là quelque
relent de racisme.
Il fallait s'attendre à ce qu'une correspondance avec son avocat n'évoque que des situations conflictuelles. Mais on sait quel don exceptionnel avait Céline de se faire des ennemis. "Je n'avais qu'à me taire", disait-il. "Je me suis conduis comme une bille", écrit-il à Naud. Bien sûr. Seulement voilà, il était incapable de garder le silence. C'était plus fort que lui, il fallait qu'il monte à l'assaut. Comme en 14 ! L'adversaire aurait eu tort de compter sur la lassitude ou la prudence. Céline le dit à Tixier : "J'ai le privilège d'avoir une tête qui même tranchée parlera encore". On n'a pas fini de l'entendre."
Frédéric MONNIER
Notes
(1) Le Lérot rêveur (n°29, décembre 1980) publie à ce sujet un extrait des Lettres
à M. Dornoy de Léautaud et une lettre inédite d'Henri Thomas.
(2) Cité par F. Gibault dans Céline III, p. 284 (lettre de Paulhan à Paul
Marteau).