Louis-Ferdinand Céline

Voyage au bout de la nuit

 

Étude d’une réception

 

 

 

 

 

 

Directeur de recherches :

Bruno JOUY          (bjouy@aol.com)

M. Pierre Lainé

U.B.O. 1991.

 

 

 

 

 

         Introduction

 

I- L'horizon d'attente

 

A- Le tournant des années 30 : de l'euphorie à la crainte généralisée.

1 - La crise économique et politique.

a- Avant 1930 : l'euphorie.

-         l'économie

-         la politique extérieure

-         la politique intérieure

b- Après 1930 : la crainte généralisée.

-         l'économie

-         la politique extérieure

-         la politique intérieure

BILAN

 

2- La crise intellectuelle.

a- Son origine.

-         en décalage avec la crise politico-économique

-         un événement fondateur: la grande guerre

-         contestation d'une société qui fonctionne(eradicale)

b- Ses inquiétudes.

-         possibilité d'une nouvelle guerre?

-         les dangers du capitalisme

-         la fin d'une époque?

c- Ses revendications.

-         des changements radicaux

-         le cas de la revue Esprit

            BILAN

 

B- Le contexte littéraire.

1 - Le livre en 1932

a- L'édition.

-         nouveaux éditeurs, nouvelles politiques éditoriales

-         les éditeurs spécialisés

b- Les prix littéraires.

-         valeur qualitative (?)

-         poids publicitaire

c- Revues, hebdomadaires et chroniques littéraires.

 

2- Situation de la production de l'époque dans sa "série littéraire".    

a- Les tendances du roman.

-         romans "légers" des années 20

-         romans "sérieux" des années 30

b- Les auteurs.

-         les différents types de romans

-         une production extrêmement abondante

3- Les tendances rénovatrices.

a- Les questions posées par la "crise du roman" du début du siècle.

b- Les apports de l'étranger (Joyce, Musil, James, Kafka, etc.).

 

 

II- Voyage au bout de la nuit : une œuvre qui répond à l'attente du public.

 

 

A- D'un point de vue idéologique et politique

1 - Une œuvre "engagée" : représentation et contestation d'une époque.

a- Représentation.

                              - allusions à un contexte historique

                              - utilisation du "JE" e témoignage

                              - discours parallèles de Céline: expérience, vécu,...

b- Contestation.

c- Chronique pessimiste

                              - satire d'une société en péril

                              - discours parallèles alarmistes et condamnatoires

2- Interprétations politico-idéologiques immédiates.

a- Accueils favorables à droite comme à gauche.

                              - destruction du clivage traditionnel

                                         - mise en valeur de l'aspect révolutionnaire du livre

                                         - attente d'une solution

b- Approbation des milieux anarchistes et du monde religieux

                  - enthousiasme des anarchistes

                  - accueil surprenant du monde religieux.

B. D'un point de vue littéraire

1 - L'homme        

a- Participe aux conventions littéraires.

                              - volonté de faire de la littérature une occupation lucrative

                                         - se lance dans la compétition des prix littéraires

      - s'intègre dans le cercle de ses confrères

b- Elaboration d'un mythe autour de sa personne.

      - description des lieux de l'écrivain

      - description romancée du personnage

      - une entreprise d'auto-mythification

2- L’œuvre 

a- S'inscrit dans les tendances de l'époque.

-     une œuvre accueillie par les romanciers contemporains

-         exploitation de la thématique de l'époque

-         Céline et les romans de la "quête spirituelle"

-         Céline et l'école populiste

b- S'inscrit dans la continuité de l'histoire littéraire.

-         exploitation d'un genre: le roman.

-         exploitation de sous-genres (romans d'initiation, romans à thèse, romans exotiques, etc.).

-         antécédents littéraires attribués par la critique ou reconnus par Céline lui-même.                                            

 

 

III. L'écart de Voyage

 

 

A. D'un point de vue politico-idéolgique: un message ambigu.

1 - Une critique moralisante.

a- Critique de l'amoralisme de Voyage.

b- Critique du parti pris négatif.

c- Connotation politico-idéolgique de telles critiques.

2- Un message politique ambigu.

a- Reçu généralement comme un livre de gauche.

-         Le choix des classes sociales défavorisées

-         Une critique gauchisante

b- Mais véhicule également une certaine pensée de droite.

-         Reprise des griefs traditionnels de l'extrême droite

-         Une lecture au second degré

c- L'isolement de Voyage

-         Déception des partis traditionnels

-         Déception des anarchistes

BILAN

 

B- D'un point de vue littéraire: l'écart esthétique de Voyage

1 - Une subversion de la machine littéraire.

a- La remise en cause des conventions.

-         le scandale du prix Goncourt

-         le personnage de Céline aux antipodes de l'image traditionnelle de l’homme de lettres

b- Remise en cause de la littérarité de l’œuvre.

-         mépris de la notion d'auteur de la part de Céline

-         mépris de la notion de littérature de la part de Céline

c- Un style reçu comme non littéraire.

-         incongruité culturelle

-         incongruité rationnelle

-         portée idéologique d'un tel jugement

 

2- Voyage : une subversion des codes génériques.

a- Subversion du genre romanesque.

-         rejet de l'intrigue

-         invraisemblance

-         refus du pacte traditionnel

 b- Une contamination des genres.

-         roman/chronique

-         roman/autobiographie

 c- Une subversion des sous-genres.

-         le roman de guerre

-         le roman exotique

-         le roman d'initiation

 

Conclusion

 

Bibliographie

 

 

 

 

 

La publication, en 1932, par un inconnu, de Voyage au bout de la nuit déclencha aussitôt une vague de réactions plus passionnelles les unes que les autres: certains saluèrent avec enthousiasme une œuvre qui arrivait à point nommé pour rajeunir le paysage littéraire quelque peu engourdi de l'époque. D'autres, au contraire, cherchèrent à étouffer cette chimère qui semblait vouloir remettre en cause les notions même de bon goût, de morale et de littérature. Nul ne fut indifférent. Ironie des chroniqueurs, échanges d'invectives, accusations et autres procès constituèrent l'arrière plan d'une réception pour le moins houleuse qui pouvait, à ce titre, rivaliser avec les scandales provoqués par les publications respectives des Fleurs du mal et de Madame Bovary puisqu'on relève d'octobre 1932 à mars 1933 plus de cent comptes rendus consacrés à cette œuvre polémique et qu'elle tint la une des chroniques littéraires pendant quatre mois.

 

Très longtemps, la réception des œuvres fit l'objet d'une simple mention de quelques lignes dans les biographies d'écrivains. Toutefois, grâce aux travaux de ce que l'on a appelé parfois "l'école de Constance", on prit conscience de l'intérêt que pouvait présenter l'étude de la relation texte-lecteur à travers l'analyse de la réception. Nous avons voulu, au sujet de Voyage au bout de la nuit mettre à profit les apports de ces théories pour tenter de définir, à travers les différentes réactions du public, les vecteurs novateurs mis en place par le roman.

 

Tout d'abord, il convenait, pour comprendre l'accueil réservé à Voyage au bout de la nuit, de brosser un tableau du contexte historique et littéraire qui vit sa parution. La mise en place de ce cadre devait permettre, en effet, de prendre conscience de "l'horizon d'attente" du public lecteur de l'époque, c'est-à-dire, "du système de références objectivement formulable"[1] - codes éthiques et esthétiques - dans lequel apparaissait le nouveau texte : "la reconstitution de l'horizon d'attente tel qu'il se présentait au moment où jadis une œuvre a été créée et reçue permet de poser des questions auxquelles l’œuvre répondait, et de découvrir ainsi comment le lecteur du temps peut l'avoir vue et comprise."[2] Nous avons pu constater que la période étudiée constituait un véritable tournant qui avait fait passer la France d'une période d'enthousiasme aveugle à une phase d'inquiétude intense face aux problèmes politiques économiques et sociaux qui secouèrent l'Europe. Sur le plan littéraire, ce tournant était marqué par un changement de ton qui opposait la frivolité passée une gravité inquiétante. Le roman de Céline paraissait donc au moment même où l'attente du public était en pleine mutation. Correspondait-il à cette attente et dans quelle mesure ?

 

Contrairement aux idées reçues à propos de la publication de Voyage au bout de la nuit il est remarquable de constater que le roman répondait en grande partie, tant sur le plan politico-idéologique que d'un point de vue littéraire, aux codes de l'époque[3]. Dans le premier cas, son aspect pamphlétaire s'accordait au mieux à une période de crise durant laquelle les revendications politiques allaient bon train. D'un point de vue littéraire, Céline n'était pas non plus dans cette position d'isolement qu'on lui a trop souvent attribuée: soucieux d'intégrer le cercle de ses confrères, il n'hésita jamais à céder aux exigences du milieu. Par ailleurs, sur de nombreux points, son œuvre ne dérogeait pas à la tradition littéraire et allait parfois jusqu'à se fondre dans la série littéraire de son époque.

 

Toutefois, il convenait, bien entendu, s'agissant d'une œuvre telle que Voyage au bout de la nuit d'examiner le décalage entre les codes mis en place par l'expérience esthétique antérieure et ceux proposés par le roman de Céline. Cet écart entre l'horizon d'attente et l’œuvre - ce que H. R. Jauss appelle écart esthétique - devait se révéler dans certains cas extrêmement important pouvant parfois entraîner un changement d'horizon. Ainsi, les subversions génériques réalisées par cette œuvre protéiforme annonçaient la libération d'un genre, qui n'a cessé, durant ce XX ème siècle, de faire reculer ses frontières. D'autre part, la langue célinienne imposait une remise en cause de l'écriture dite « littéraire » voire de la notion même de littérature telle qu'elle était encore comprise en 1932. A la lumière de ces constatations, Voyage au bout de la nuit apparaît aujourd'hui comme une œuvre phare dans la littérature contemporaine dont l'influence fondamentale n'a pas encore fini de se faire sentir.

 

Il convient, finalement, d'insister sur les limites de ce travail qui doit être compris comme le début d'une entreprise beaucoup plus longue qui pousserait l'étude de l’œuvre célinienne jusqu'à nos jours. On peut peut-­être ici citer H. R. Jauss lui-même : « […] il est nécessaire que la dialectique de la réception et de la production esthétique se poursuive en continuité jusqu'au moment où l'historien écrit. » Cette perspective, trop ambitieuse dans le cadre d'un mémoire, serait d'un intérêt certain concernant une œuvre qui, au gré des événements - parution des pamphlets, exil, réhabilitation de Céline, publication dans la Pléiade et travaux universitaires - a vu sa réception évoluer d'une manière surprenante. L'accueil qui, encore aujourd'hui, est réservé à l’œuvre de Céline ne manque d'ailleurs pas de continuer à poser problème.

 


 

 

L’HORIZON D’ATTENTE

 


 

A- Le tournant des années 30: de l'euphorie à la crainte généralisée.

           

          1 - La crise économique et politique.

 

Avant d'analyser la réception de l’œuvre proprement dite, il convient d'observer le contexte qui l'a vue naître. Aussi fastidieuse qu'elle puisse paraître, cette étape n'en est pas moins primordiale dans le cadre d'une démarche qui tend à rendre compte des conformités et des écarts qu'une œuvre peut présenter face à cette situation donnée. En effet, aussi subversive que soit une œuvre (et Voyage au bout de la nuit l'est singulièrement), elle est toujours déjà inscrite dans une époque historique et dans un contexte littéraire; en se démarquant de son temps ou des expériences qui la précèdent, elle manifeste ces éléments comme autant de modèles qu'il s'agit de dépasser ou de contester - ce qui revient à dire qu’implicitement, voire inconsciemment, elle s'en réclame. L'indifférence même d'un écrivain face à son époque, par exemple, aussi ostentatoire soit-­elle (on serait tenté de dire que plus cette attitude est "voyante" plus elle a de chances d'être chargée de sens), est emprunte d'une forte connotation idéologique qui entraîne l’œuvre dans un réseau d'interprétations du point de vue de la réception. Dans le même ordre d'idées, l'indifférence plus ou moins affichée d'un auteur à l'égard de ses prédécesseurs est chaque fois l'indice d'un jugement sur la littérature qui implique, en ce qui concerne son œuvre personnelle, un certain nombre de choix qui feront eux aussi l'objet d'une interprétation dans le cadre de la réception. Nous nous attacherons donc à rendre compte du contexte historique qui a vu la parution de Voyage au bout de la nuit pour évoquer ensuite le contexte plus spécifiquement littéraire dans lequel cette œuvre s'inscrit.

 

a-      Avant 1930: l'euphorie

 

Tant du point de vue politique que du point de vue économique ou idéologique, les années 30 représentent un tournant radical en ce début de vingtième siècle. C'est en ce sens que Daniel Rops[4] a pu parler "d'années tournantes".

En effet, après les dures épreuves de la guerre, les Français avaient eu l'occasion de panser leurs blessures dans un contexte extrêmement favorable qui venait, en quelque sorte, les consoler du désarroi passé. La situation économique était on ne peut plus satisfaisante : en 1929, la production dépassa le niveau record de 1913 dans un contexte monétaire extrêmement favorable puisque Paris passait, dans les années 1929-30, avec New-York et Londres, pour l'une des premières places boursières du monde. Aussi, le franc français bénificiait-il d'un crédit auquel il n'était plus habitué. Quant au krach de Wall Street, il fut immédiatement analysé comme un phénomène purement américain et n'eut, par conséquent, aucune répercution directe sur la situation économique française. De plus, ce redressement financier s’accompagna à partir de 1928 d'une phase de prospérité qui laissa s'insinuer dans les esprits un enthousiasme aveugle et une entière confiance en l'avenir.

Sur le plan international, le traité de Locarno semblait avoir consolidé celui de Versailles et, en 1926, Briant saluait avec éclat l'entrée de l'Allemagne dans la Société Des Nations. Enfin, ces années furent marquées par l'apogée d'un système colonial qui plaçait la métropole à la tête d'un vaste "empire" - l'exposition qui eut lieu en 1931, par son ampleur et son succès, est, à cet égard, très représentative de l'idée que la France se faisait de sa place dans le monde. Ces différents signes, selon le point de vue d'une population confiante et optimiste, paraissaient indiquer que l'Europe s'installait dans la paix et que, dans le cas contraire, la puissance nationale était en mesure de faire face efficacement à une éventuelle agression. Les déclarations des personnalités politiques et les commentaires des journalistes ne manquaient d'ailleurs pas d'entretenir cette illusion.

A l'intérieur, Poincaré avait remplacé l'instabilité passée par un gouvernement sans humeur. Ainsi, les élections de 1928 se déroulèrent dans la sérénité voire l'indifférence : la droite s'était installée au pouvoir facilement face à une gauche affaiblie par les divisions qu'avait engendrées l'apparition du communisme et la troisième internationale.

Aussi, la France s'installait-elle dans une autosatisfaction sécurisante qui lui préparait un réveil aussi douloureux qu'inattendu : « la France des années 1930 était une France inconsciente des graves menaces qui pesaient sur elle et sur le monde, confiante en sa force qui déjà déclinait, en une stabilité politique et économique qui était pourtant compromise ».[5]

 

b-     Après 1930: la crainte généralisée

 

Cependant, à partir de 1931, l'Europe fut touchée à son tour par la crise. Le krach de Wall Street fut réinterprété comme un phénomène mondial et non plus comme un problème local propre au capitalisme américain. En entraînant, l'économie américaine dans la débâcle, il portait un sérieux coup à celle de l'Europe qui en était fatalement dépendante. Ainsi, l'été 1931 fut témoin à la fois de l'effondrement de l'économie allemande et de la chute de la livre anglaise; autant de signes avant-­coureurs pour la France. Et, de fait, en 1932 celle-ci enregistra simultanément une chute du commerce extérieur, une baisse de la production industrielle, une augmentation du nombre des chômeurs qui passa de 60 000 en 1931 à 260 000 en 1932 (335 000 en 1933) et, par voie de conséquence, des difficultés financières grandissantes venant remettre en cause l'équilibre budgétaire par un déficit alarmant.

Cette situation économique inquiétante ne tarda pas à créer des heurts dans les relations internationales. C'est ainsi que le 6 juin 1931, le gouvernement de Bruning, face à la terrible crise qui sévissait en Allemagne, annonça qu'il ne pourrait pas s'acquitter de ses dettes. En juillet 1932, la conférence de Lausanne devait officialiser ce refus en mettant fin aux "réparations". Ce fut un coup terrible porté au moral des Français qui voyaient ainsi s'envoler une illusion tenace : les Allemands ne rembourseraient pas les frais qu'ils avaient occasionnés au cours du dernier conflit. Aussi, en guise de "revanche", la France décida-t-elle de cesser de payer ses dettes interalliées aux U.S.A., renforçant du même coup l'isolationnisme américain. En outre, cette décision installa une brouille entre la France et le Royaume Uni qui, de son côté, continuait à rembourser sa dette auprès des Etats-Unis. Alors que les acteurs de la dernière guerre remettaient ainsi en cause les accords qu'ils avaient contractés à l'issue du conflit, la Société Des Nations, organe diplomatique sur lequel venaient se greffer tous les espoirs européens, essuya un échec retentissant lors de l'invasion de la Manchourie par le Japon ; c'était la preuve de l'incapacité de la S.D.N., principal instrument diplomatique de la France, à protéger ses membres en danger. Enfin, du côté allemand, dès 1930 et contre toute attente, l'évacuation de la Rhénanie provoqua, au lieu de l'apaisement attendu, une montée inquiétante du nationalisme qui aboutit, en juillet, à l'entrée d'une centaine de députés national-socialistes au Reichstag. Du fait de cet isolement progressif, la situation de la France devint de plus en plus inconfortable au sein de l'Europe.

A l'intérieur, les données n'étaient guère plus réjouissantes. A la stabilité gouvernementale inaugurée par Poincaré se substituait un régime faible et impuissant. Ainsi, trois ministères se succédèrent au cours du premier semestre de l'année l932. Cette incapacité notoire à régler les problèmes intérieurs permit très rapidement à une opposition antiparlementariste de s'installer dans l'arène politique en s'exprimant par l'intermédiaire de groupes tels que le Francisme, la Solidarité française ou encore les Croix de feu. Enfin, la consolidation du communisme en U.R.S.S., la montée du fascisme en Italie et les scores du national-socialisme en Allemagne représentaient autant de modèles possibles qui semblaient rendre caducs les régimes de type parlementariste qui, quelques années plus tôt, avaient assuré la prospérité en France et dans d'autres pays d'Europe.

 

BILAN

Ainsi, après s'être un temps laissée bercer d'illusions, l'opinion publique française, à partir de 1930, fut contrainte de prendre conscience de la dure réalité et, du même coup, de s'interroger à la fois sur son présent et sur son avenir à plus ou moins long terme. C'est pourquoi il y a fort à parier que si Voyage au bout de la nuit avait paru avant 1930, il n'eût pas connu le succès de librairie qui fut le sien; il aurait alors été perçu plutôt comme une curiosité d'un pessimisme effarant que comme un témoignage concernant l'époque contemporaine. En revanche, en 1932, le roman de Céline manifestait le même intérêt que le public pour les problèmes sociaux nés de la crise. De plus, en remettant en cause, par la satire du colonialisme et du capitalisme américain, le système économique et politique dans lequel était né cet ébranlement, il ne se contentait pas de brosser un tableau pessimiste de la société française contemporaine, mais posait, au contraire, à l'instar de son public, les questions essentielles qui permettraient peut-être de découvrir l'origine de cette crise et, du même coup, le moyen d'en sortir. A cet égard, la contestation radicale et omniprésente du roman faisait échos à celle de l'opposition antigouvernementale - voire antiparlementaire - dont les rangs s'étaient considérablement étoffés au moment de la parution du livre. Enfin, sa condamnation pacifiste de la dernière guerre put, à juste titre, être interprétée comme le refus a priori de celle qui se préparait et que de nombreux signes rendaient inéluctable.

 

Toutefois, si le contexte économico-politique devait préparer le public à l'accueil de Voyage au bout de la nuit il semble que c'est avec la crise intellectuelle des années 30 que le roman réalise le plus parfait accord. Il apparut, en effet, comme le pendant artistique d'une réflexion politique et morale extrêmement vivace depuis quelques années.

 

          2- La crise intellectuelle des années-30

 

a- Son origine.

 

Si du point de vue économique et politique on peut parler d'un avant et d'un après 1930, la crise proprement intellectuelle commence avant cette date, c'est-à-dire à un moment où les Français n'avaient pas encore pris conscience des dangers qui menaçaient leur pays. En effet, la crise économique n'a touché l'hexagone qu'à partir du deuxième semestre de l'année 1931. De plus, il a fallu quelques mois pour que l'opinion en prenne clairement conscience et commence à en tirer les conclusions. Or, les manifestations qui donnèrent naissance à cette effervescence intellectuelle datent d'avant 1930 : 1928 pour les Cahiers fondé par Jean-Pierre Maxence et pour Réaction par Jean de Fabrègues. On sait également que, si Emmanuel Mounier n'a inauguré la revue Esprit qu'en 1932, le projet, lui, date de 1930 et que sa réalisation fut retardée par des difficultés matérielles. Ces quelques constatations interdisent par conséquent d'interpréter l'effervescence intellectuelle des années 30 comme une réaction face à une situation de crise; comme nous avons pu l'observer, les années qui ont immédiatement précédé 1930 furent placées sous le signe de l'enthousiasme voire de l'inconscience plutôt que marquées par l'inquiétude.

C'est pourquoi il faut chercher ailleurs l'origine de ce mouvement intellectuel qui, à partir des années 1928-29, a tenté de remettre en cause la confiance qu'il voyait s’installer chez ses contemporains. Il semble que ce fut la guerre plutôt que la crise elle-même qui se trouva à l'origine de cette contestation radicale. En effet, la Grande Guerre, avec son cortège d'atrocités gratuites, avait laissé des marques indélébiles dans les esprits et elle peut, à cet égard, être considérée comme un événement fondateur. Elle avait, en particulier, par son absurdité même, ébranlé la foi dans le Progrès et la confiance en la Raison qui avaient guidé le XIXème siècle. C'est pourquoi, sans doute, l'évolution intellectuelle de l'époque fut marquée par un scepticisme généralisé et une crainte profonde pour l'avenir. On notera, d'ailleurs, que Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit devait suivre le même parcours : partant de la guerre, qui faisait office d'épreuve initiatique, il perdait toute foi en la rationalité et laissait s'insinuer en lui une révolte qui condamnait son époque, pur fruit de ce désordre originel.

 

Quoi qu'il en soit, lorsque E. Mounier et ses amis entreprirent, dans les années 1929-30, de dénoncer le "désordre établi" en publiant le manifeste intitulé Refaire la Renaissance, ils envisageaient de condamner non pas le désordre créé par la crise, mais celui que la prospérité avait introduit. Ainsi, la critique des années 30 ne s'exerça pas contre une économie en échec, mais contre une économie en bonne santé qui créait de la richesse dans un contexte institutionnel sain - la critique n'en était que plus radicale : elle s'attaquait aux principes et aux ressorts mêmes de la société tant d'un point de vue économique qu'institutionnel.

 

b- Ses inquiétudes

 

             L'origine même de cette crise intellectuelle l'inscrit dans un mouvement pacifiste qui refusait d'être confronté de nouveau aux atrocités de la dernière guerre. Toutefois, les observateurs pouvaient voir se profiler un autre conflit à travers différents signes prémonitoires qui ne devaient pas les tromper. C'est ainsi qu'en juillet 1931 la revue Plans publia un numéro intitulé "la guerre est possible" et qu'en décembre 1932 paraissait dans la Nouvelle Revue Française onze témoignages censés représenter les divers courants de la jeunesse révolutionnaire où figurait cette déclaration terrible d'Henri Lefebvre : « Quelques-uns d'entre nous ont depuis longtemps considéré que la seule attitude possible pour eux envers ce monde était le refus [...]. Mais depuis trois ans il y a du nouveau. [...] La guerre n'apparaît plus comme un intermède tragique, mais comme un fait périodique et cyclique et naturel dans le monde tel qu'il est. [...]La mort gronde. La vie n'est plus vivre »[6]. Enfin, de son côté, Thierry Maulnier, en remettant en cause, à l'instar de beaucoup de ses contemporains, l'existence même de la S.D.N., principal organe diplomatique de la France, laissait envisager la possibilité d'une guerre imminente : « les résultats sont là, après quinze années d'existence, la S.D.N. n'a plus aucun titre, même matériel, à son appellation. Cinq des plus grandes nations du monde - Russie, Japon, U.S.A., Allemagne, Italie - lui sont étrangères ou hostiles. Elle ne semble plus aujourd'hui qu'un magma informe de forces et de volontés accessoires […]. »[7] A la même époque, partant d'un regard critique sur le "taylorisme", le "fordisme" et le début du travail à la chaîne en France, l'inquiétude de cette génération d'intellectuels se tourna également vers l'évolution de l'économie capitaliste qui pourtant assurait la prospérité du pays depuis le règlement du dernier conflit. Aussi, ne s'agissait-il pas de condamner les performances de ce système économique - qui devait, pourtant, à partir de 1931, révéler les limites de son efficacité - mais d'en critiquer les fondements mêmes au nom d'un certain humanisme. Ainsi, Thierry Maulnier, dans La Crise est dans l’homme paru en 1932, s'en prenait à la société américaine, symbole et laboratoire du capitalisme, où « l'homme paraît être une machine à consommer et à produire et où on ne lui connaît pas d'autre raison d'être, d'autre bonheur, d'autre destin ». Dans cette perspective, la crise devait être analysée simplement comme une « illustration plus vive, plus mobile »[8] d'un système qui, en soit, était un fléau pour le bonheur et la dignité de l'homme. Mais surtout, le développement inouï de cet énorme système fit craindre qu'on ne le dominerait pas longtemps: l'occident ne risquait-il pas d'être écrasé par ses propres productions? Ainsi, en 1932, Valéry écrivait: « ce que nous avons créé nous entraîne où nous ne savons, où nous ne voulons pas aller... Nous sommes aveugles, impuissants, tout armés de connaissances et chargés de pouvoirs dans un monde que nous avons équipé et organisé et dont nous regrettons à présent la complexité inextricable... nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous... le monde n'a jamais moins su où il allait ... ».[9]

             « Les changements prodigieux » dont parle ici Valéry désignent, bien entendu, le développement inquiétant des systèmes politiques totalitaires en Union Soviétique, en Italie et, bientôt, en Allemagne qui laissait craindre que l'homme fût menacé dans sa vie personnelle par un appareil politique grandissant. L'accumulation de ces sujets d'inquiétude eut pour résultat d'amener les observateurs à interpréter leur époque comme un tournant historique, au sens large du terme, qui aurait manifesté la mort de la civilisation occidentale. Cette idée, loin d'être isolée, est commune à un grand nombre d'intellectuels des années 30 et trouve son expression dans des discours alarmistes - qui ne sont pas sans rappeler la tonalité des commentaires de l'auteur qui nous intéresse - révèlant à quel paroxysme leur inquiétude était parvenue. Ainsi, Mounier pouvait déclarer dans le numéro 6 de la revue Esprit de 1932 : « nous sommes, à n'en plus douter, à un point de bascule de l'histoire : une civilisation s'incline, une autre se lève". De son côté, Nizan écrivit la même année dans Aden Arabie: « A quoi ressemblait notre monde ? Il avait l'air du chaos que les Grecs mettaient à l'origine de l'univers dans les nuées de la fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, et non celle qui est le commencement d'un commencement ».[10] Un simple relevé des titres des publications de l'époque est tout aussi éloquent en ce qui concerne l'état d'esprit de ses auteurs; que l'on considère Le Chaos européen (1920) d'Albert Demangeon, Le Déclin de l’Occident (1922) d'Oswald Spengler, La Crise du monde moderne (1927) de René Guénon ou encore La Fin d’un temps de Gaston Gaillard.

 

c-      Ses revendications

 

             Les revendications de ces intellectuels se devaient d'être à la mesure de leurs craintes : tout aussi passionnelles et exclusives ; à cette société qui prenait, à leurs yeux, des couleurs d'apocalypse, ils voulurent imposer un recommencement radical. A gauche, cette volonté s'exprima à travers le "mythe du grand soir" issu de la Révolution d'Octobre - il s'agissait, dans ce cas, de former un homme nouveau dans une société moderne entièrement remodelée selon le modèle soviétique. Les intellectuels de droite, à l'inverse, aspiraient à mettre en place une "révolution conservatrice" propre à restaurer un ordre des choses ancien à travers, cette fois-ci, le mythe d'un "Nouveau Moyen Age". Mais, au-delà de cette dichotomie apparente, on peut observer une même récusation de l'individualisme bourgeois et de la société libérale issue de la révolution. Les uns pensaient que cette révolution n'était pas allée assez loin, les autres trouvaient qu'elle était allée trop loin: cependant, les deux camps s'entendaient sur la nécessité de mettre en place une nouvelle révolution.

Ces revendications s'exprimèrent au sein de revues dont le nombre ne cessa d'augmenter dans les années 1925-30 - augmentation qui à elle seule est très significative de l’effervescence intellectuelle angoissée dont nous essayons de rendre compte. Nous nous limiterons, dans le cadre de cette étude, au cas de la revue Esprit qui est très représentatif des mouvements intellectuels de l'époque. Dans l'esprit de Delage et d’Izart, qui furent à l'origine de sa fondation, la revue devait rompre avec tous les conformismes de droite et de gauche inadaptés à l'évolution du monde des années 30. Cette idée, affirmée avec force dès le départ, sera sans cesse reprise par la suite et peut, à cet égard, être considérée comme la ligne de force du mouvement; la revue se place donc d'emblée sous le signe de l'indépendance et ne tardera pas à affirmer la primauté du spirituel se désolidarisant du même coup de toute compromission politique.[11] C'est à Emmanuel Mounier qu'il incomba d'abandonner une carrière universitaire pourtant très prometteuse pour se consacrer entièrement au bon fonctionnement de la revue. Sa parution en octobre 1932 coïncida avec la fondation en novembre de la « Troisième force » qui en était en quelque sorte, le pendant politique. Si cette revue, sous l'influence de la forte personnalité de Mounier, fut marquée par un catholicisme d'avant garde et par la philosophie personnaliste, elle resta, cependant, ouverte à toutes les tendances et aspirations, offrant un vaste éventail de tempéraments et d'opinions. Enfin, loin de se cantonner dans l'amertume et la condamnation, la revue Esprit proposa aux Français des années 30 une véritable réflexion sur les problèmes de leur temps. Toutefois, d'un accès difficile, elle ne put prétendre toucher un large public et fut la conscience d'une certaine élite en quête d'éthique faute d'être celle de la majorité des Français de l'époque...

 

BILAN

Les années qui précèdent 1932 furent donc, en dépit de conditions économiques extrêmement défavorables, des années d'intense réflexion dans le monde intellectuel. Cette inquiétude souterraine finira par avoir raison de l'insouciance lorsqu'en 1931 la crise économique bouleversera la confiance installée dans les esprits, révélant, a posteriori, le bien fondé des craintes exprimées précédemment. Il aura fallu la manifestation concrète du malaise occidental pour que les Français en prennent clairement conscience. Cependant, dès lors, leur inquiétude ne cessera de croître jusqu'au second conflit mondial. Ce qui, aux yeux de Mounier, n'était qu'une « illustration plus vive, plus mobile » d'un mal plus ancien et plus profond, fut, pour ses contemporains, un véritable révélateur. Aussi, le public qui accueillit le livre de Céline n'était plus composé des lecteurs insouciants des années 20, avides d'esthétique et de gratuité, mais d'individus conscients des problèmes posés par leur époque et inquiets de voir se reproduire les événements qui avaient marqué le début du siècle. A partir de 1932, le public va tenter de trouver des réponses à ses interrogations et demander des explications à une société qui semble le conduire tout droit vers le chaos. Ces considérations expliquent, en partie, pourquoi Voyage au bout de la nuit connut un tel succès lors de sa parution: tout d'abord, il remuait le spectre de la guerre présent à l'esprit de tous les contemporains. De plus, par un tableau extrêmement pessimiste, le livre révélait les désastres issus du capitalisme là où l'on prétendait qu'il fonctionnait le mieux, c'est-à-dire aux U.S.A.. S'il ne répondait pas clairement aux questions, du moins avait-il le mérite de les poser et le lecteur pouvait s'identifier au narrateur pour accuser cette société qui semblait vouloir mener à sa perte le monde occidental. En ce sens, force est de constater que le roman arrivait à point nommé. Céline avait-il pressenti l'imminence de la crise ? Cela semble difficile à admettre dans la mesure où la crise économique ne touche la France que durant le deuxième semestre de l'année 1931 alors que la rédaction de Voyage au bout de la nuit, quant à elle, a commencé en 1929.[12] Néanmoins, comme le fait judicieusement remarquer Henri Godard[13], Céline, du fait de son travail et de ses voyages, était conscient de la gravité de la situation, ce que montre bien son article publié en mars 1930 dans Monde de Barbusse où il décrit la France comme le pays industrialisé où la mortalité est la plus élevée, où les salaires ouvriers sont les plus bas, le logement le plus insuffisant, la lutte contre l'alcoolisme et les grandes maladies la plus inefficace. Céline aurait donc eu conscience d'être en parfait accord avec les préoccupations de son époque au moment où il publiait Voyage au bout de la nuit.

 

B- Le contexte littéraire

 

Se contenter, comme nous l'avons fait jusqu'ici, d'évoquer le contexte historique dans lequel parut Voyage au bout de la nuit ne permettrait pas d'envisager la réception d'un point de vue spécifiquement littéraire. Or, il importe beaucoup de savoir quelle expérience le public avait de la thématique et du genre dans lequel s'inscrit la nouvelle œuvre afin de comprendre la réception qu'il lui réserve, sachant que dans le cas où l’œuvre s'inscrit dans la droite ligne du modèle précédent cette réception sera discrète (pouvant aller jusqu'à l'indifférence) tandis que dans le cas contraire elle sera plus passionnée, partagée entre l'éloge et le rejet. Ce qui revient à dire que le lecteur, au moment où il entame la lecture d'une œuvre nouvelle, est toujours déjà imprégné des codes véhiculés par ses contemporains et ne parvient à établir un jugement que dans le cadre d'une comparaison implicite avec ce qui appartient au domaine de sa connaissance. Du point de vue de l'écrivain, la connaissance du contexte littéraire qui a vu naître son œuvre n'est pas moins essentielle, dans la mesure où elle permet de comprendre sa "stratégie d'écriture", qu'elle soit consciente ou non. En effet, quoi qu'en pensent les tenants de la critique sociologique, une production littéraire s'inscrit aussi dans une "série littéraire" qui lui impose un modèle; quelle que soit la modernité de la dite production, quel que soit "l'écart esthétique" qu'elle réalise vis-vis de cette série littéraire, elle lui est toujours redevable d'un bon nombre d'influences plus ou moins perceptibles. On nous pardonnera, à cet égard, une longue citation de H. R. Jauss, qui, nous semble-t-il, fait très bien le point sur la question : « L'esthétique de la réception ne permet pas seulement de saisir le sens et la forme de l’œuvre littéraire tels qu'ils ont été compris de façon évolutive à travers l'histoire. Elle exige aussi que chaque œuvre soit replacée dans la « série littéraire » dont elle fait partie, afin que l'on puisse déterminer sa situation historique, son rôle et son importance dans le contexte général de l'expérience littéraire. Passant d'une histoire de la réception des œuvres à l'histoire événementielle de la littérature, on découvre celle-ci comme un processus où la réception passive du lecteur ou du critique débouche sur la réception active de l'auteur et sur une production nouvelle, autrement dit, où l’œuvre suivante peut résoudre des problèmes - éthiques et formels - laissés pendants par l’œuvre précédente, et en poser à son tour de nouveaux ».[14]

 

          1- Le livre en 1932.

 

a-      L'édition.

 

Avant d'envisager le contexte littéraire proprement dit, il est nécessaire, s'agissant des années 30, d'examiner en amont le marché du livre, tant ce facteur est déterminant pour l'époque concernée.

En effet, l'édition prit, dans les années 20, une nouvelle forme sous l'impulsion de jeunes éditeurs tels que Grasset et Gallimard. Ceux-ci eurent pour objectif de mettre le livre à la portée d'un plus vaste public, notamment en utilisant la publicité. Cette ambition provoqua, bien entendu, les protestations de la critique puisque cela revenait à placer la littérature sur le même plan que n'importe qu'elle marchandise. Cette politique aboutit, d'ailleurs, à des excès chez certains éditeurs où la publicité assurait le succès d’œuvres dépourvues d'intérêt. Toutefois, en dépit des critiques, le mouvement amorcé par Grasset devait connaître de nombreux imitateurs : toute l'édition se mit à tenter d'imposer des "best sellers" en utilisant les techniques de la promotion commerciale. A cet égard, la publication, chez le même Grasset, du Diable au corps de Raymond Radiguet est restée fameuse puisque l'éditeur, à force de photos, d'affiches et d'interviews, était parvenu à faire d'un livre un événement ; le jeune âge du romancier, le montant de son contrat rendu public, amenaient la presse à considérer l'écrivain plutôt comme une vedette que comme un auteur. Toutefois, Radiguet ne fut pas, beaucoup s'en faut, le seul écrivain à bénéficier de cette nouvelle politique des éditeurs; ainsi, Le Feu de Barbusse, édité chez Flammarion en l9l6, dépassa, d'après les publicités, les 300 000 exemplaires deux ans après sa publication. De même, L’Atlantide de Pierre Benoît, publié chez Albin Michel, atteignit son cent cinquantième mille 18 mois après sa parution. Enfin, pour s'en tenir à ces quelques exemples, une vaste opération publicitaire permit à Grasset, lors de la publication de Marie Chapdelaine de Louis Hémon en 1921, de dépasser le quatre-vingtième mille après seulement six mois de vente (il en vendit 650 000 exemplaires en moins de deux ans). A ce facteur publicitaire s'est ajouté la collaboration de la plupart des grandes maisons d'édition avec les messageries Hachette qui se proposaient de distribuer les livres publiés dans de nouveaux points de vente tels les halls de gare et les kiosques à journaux. Cela augmenta considérablement les ventes aux dépens, toutefois, des libraires qui se voyaient du même coup privés d'une partie de leur clientèle potentielle. Cette politique aboutit à créer une littérature de consommation qui, du roman-feuilleton au roman policier en passant par le roman destiné à la jeunesse et le roman d'amour, envahit le marché du livre. A la même époque, se multiplièrent, en marge des grandes maisons d'édition, de petits éditeurs qui, pour se construire une clientèle, se spécialisèrent dans un domaine de la littérature. Ainsi, Guy-Levi Mano était connu pour éditer les surréalistes, les Editions Sociales se tournaient vers un public de gauche tout comme les éditions Rieder fondées en 1913 dont la collection "prosateurs français" était très axée sur la littérature populiste avec des auteurs comme Joseph Jolinon ou Legrand-Chabrier. Enfin, d'autres éditeurs cherchèrent à personnaliser leurs choix afin d'attirer l'attention d'un certain public. C'est le cas d'un Denoël dont les goûts se révélèrent plus "révolutionnaires" publiant coup sur coup L’Hôtel du Nord d'Eugène Dabit et... Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Cette politique lui fut extrêmement salutaire puisque, outre les deux énormes succès de librairie que nous venons de citer, Denoël se situa à la deuxième place derrière Gallimard pour les prix littéraires obtenus durant cette période.

 

b-     Les prix littéraires

 

Les prix décernés aux écrivains font justement, eux aussi, partie intégrante du paysage littéraire des années 30. Là encore, il s'agit d'un phénomène récent puisque le prix Goncourt date de 1903, le prix Femina de 1904, le prix Renaudot de 1925 et le prix Interallié de 1930. Ils s'intègrent donc parfaitement dans la politique de promotion du livre que nous avons pu observer chez les éditeurs. Les deux mondes sont d'ailleurs extrêmement liés ; combien de fois a-t-on accusé les maisons d'éditions de faire pression sur le jury du prix Goncourt, par exemple? Le seul exemple de Jean Fayard (qui n'eut même pas la pudeur de prendre un pseudonyme !) obtenant le prix en 1931 pour Mal d’amour, un livre sans grand intérêt, alors que Saint-Exupéry avait été donné grand favori, est très révélateur à cet égard - la presse ne manqua d'ailleurs pas de souligner malicieusement que les jurés devaient avoir de gros contrats chez le père du lauréat... Toutefois, l'impact publicitaire de ces prix sur le public n'en demeure pas moins considérable si l'on en juge par le tirage des livres qui les ont obtenus; que l'on songe, par exemple, au succès obtenu par Maurice Constantin Weyer pour son roman Un Homme se penche sur son passé, prix Goncourt 1928, qui dépassa rapidement les 150 000 exemplaires... Si le résultat n'est pas toujours aussi spectaculaire (l'éditeur de Guy Mazeline, prix Goncourt 1932, fut contraint de baisser le prix de ses livres), les statistiques montrent cependant, qu'un jeune auteur voit ses ventes multipliées par cinq au minimum après l'obtention du prix Goncourt. L'obtention ou non d'un prix littéraire n'est donc pas, beaucoup s'en faut, dans les années 30, un facteur négligeable pour un écrivain débutant. Nous verrons, en ce qui concerne Céline, qu'il s'agira, là encore, d'un critère déterminant pour la réception de son oeuvre par le public.

 

c-      Revues hebdomadaires et chroniques littéraires

 

Enfin, le développement des revues et autres hebdomadaires littéraires, lui aussi caractéristique de cette époque, permit également de toucher une plus large partie de la population, allant parfois jusqu'à banaliser ce qui auparavant se cantonnait dans le cercle restreint d'une élite. En effet, aux grandes revues nées durant le siècle précédent, telles que la conservatrice Revue des deux mondes (l 8 3 1 ), Le Mercure de France (1890) ou La Revue de Paris (1894), vinrent s’en ajouter un grand nombre de nouvelles qui devaient redorer un paysage littéraire assez terne. On pouvait ainsi trouver à gauche les revues Clarté (1919) et Europe (1923) et à droite l'Action française (1899) et la Revue française (l 903). De son côté, La Nouvelle Revue française citadelle des belles lettres contemporaines, indifférente à la politique, connut une forte croissance jusqu'en 1939. Notons encore que parurent dans les années 30 deux autres revues non moins importantes : Esprit (1932) et Le Surréalisme au service de la Révolution (1930). A côté de ces prestigieuses revues, naquirent des hebdomadaires littéraires dont la vocation était de toucher un plus large public. On retiendra, en particulier, les Nouvelles littéraires lancées avec succès par Maurice Martin du Gard en 1925 ou l'on trouvait, bien entendu, des informations sur l'actualité littéraire, mais aussi des récits, des entretiens et des reportages, ce qui, aux yeux du grand public, rendait cet hebdomadaire plus séduisant que l'austère (mais pourtant si prestigieuse) Nouvelle Revue française. Cette formule connut immédiatement de nombreux imitateurs et les Nouvelles littéraires furent rapidement concurrencées par le fameux Figaro Littéraire. Après avoir atteint des tirages exceptionnels - de 150 000 à 300 000 exemplaires - ces magazines sombrèrent, pour la plupart, quelques années plus tard. Il convient, finalement, d'ajouter à cette production, les chroniques littéraires qui se développèrent à partir de 1910 environ dans des journaux tels que Le Figaro, Les Débats, Le Temps, Le Gil Blas, Le Journal (ce dernier étant un quotidien à un sou destiné au public petit bourgeois). Force est donc de constater que le monde littéraire est particulièrement dynamique au moment où Céline envisage de publier un roman, plus, peut-être, qu'il ne l'a jamais été. On notera, d'autre part, que la curiosité littéraire n'est plus le seul lot d'une élite éclairée, mais qu'elle tend, par l'intermédiaire d'une nouvelle politique éditoriale, à s'étendre à un public de plus en plus vaste et de moins en moins circonscrit socialement. Là encore, ces remarques seront précieuses lorsque nous aurons à examiner l'accueil réservé au livre de Céline.

 

          2- Situation de la production de l'époque dans sa "série littéraire".

 

Au- delà du marché du livre, il convient, bien entendu, d'observer en aval, les auteurs qui publient dans les années qui entourent la parution de Voyage au bout de la nuit. Céline, contrairement à ce qu’il a pu affirmer ça et là, ne fut pas indifférent, beaucoup s'en faut, aux écrivains de son temps. Les critiques qu'il exerce à l'encontre de certains d'entre eux, les louanges qu'il adresse à d'autres manifestent bien l'intérêt qu'il portait à ses confrères. Ainsi, son œuvre, aussi novatrice, aussi hors normes soit-elle est autant, redevable du contexte littéraire qui l'a vu naître que des événements historiques. En effet, les choix que fait un écrivain sont toujours dictés par les productions contemporaines soit dans le cadre d'une approbation, soit par réaction de rejet.

 

a-      Les tendances du roman.

 

En ce qui concerne l'évolution du genre romanesque, les années 30 manifestent indéniablement une rupture avec les romans d'après-guerre. Les "années folles" virent en effet se développer une production "légère" qui venait, en quelque sorte, palier la gravité des années précédentes. C'est la grande époque des romans d'analyse et d'introspection dans lesquels le moi, confiant dans le monde qui l'entoure, entame un retour sur soi. De plus, la remise en cause de la rationalité inaugurée par le dadaïsme et poursuivie par le surréalisme taxait de vanité tout regard qui aurait cherché à rendre compte du monde.

Toutefois, avec l'inquiétude qui naquit face à la crise, apparut un retour manifeste vers une littérature "sérieuse" qui peut être considérée comme l'origine de la littérature engagée qui se développa après la deuxième guerre mondiale. Ainsi, parallèlement à des essais philosophiques aux titres inquiétants parurent des romans qui représentaient autant de « regards sur le monde actuel » - regards souvent sans complaisance voire pessimistes. C'est en partie de cette prise de conscience qu'est issue la grande vogue des romans historiques qui parurent à cette époque, romans fleuve qui par une sorte de retour ironique, après des années d'insouciance, cherchèrent à faire l'inventaire des menus événements des années précédentes. D'autre part, après s'être attardé sur soi, le romancier se tourna désormais davantage vers son prochain, écrivant ce que l'on pourrait appeler des "romans de classe" qui cherchaient à rendre compte d'un milieu social (bourgeois, ouvrier ou paysan). Enfin, certains auteurs, souvent catholiques, se lancèrent dans des réflexions métaphysiques sur le destin du monde moderne et la place de l'homme dans ce même monde. Il est frappant de constater que le roman de Céline intègre toutes ces tendances puisqu'il est à la fois une chronique de son temps, une observation de la classe ouvrière et une réflexion sur le devenir de l'homme.

 

b-     Les auteurs.

 

Classer les auteurs qui publièrent dans les années 30 est une entreprise extrêmement difficile tant la production de l'époque fut abondante et variée; il suffit, pour s'en persuader, de se remémorer l'exclamation de Desnos dans «Notes sur le roman »[15]: "Roman psychologique, roman d'introspection, réaliste, naturaliste, de mœurs, à thèse, régionaliste, allégorique, fantastique, noir, romantique, populaire, feuilleton, humoristique, d'atmosphère, poétique, d'anticipation, maritime, d'aventure, policier, scientifique, historique, ouf ! Et j'en oublie ! Quel fatras ! Quelle confusion ! ». On peut, toutefois, esquisser les quelques lignes forces qui constituèrent le paysage littéraire de l'époque en retenant, par exemple, le roman de classe que l'on vient d'évoquer. C'est sans doute sous cette rubrique qu'il faudrait insérer la série des Thibault (1922-1940) de Roger Martin du Gard qui faisait un tableau de la grande bourgeoisie de l'époque, la Chronique des Pasquier (l933-1951) de Georges Duhamel qui, à travers l'histoire d'une famille entre 1880 et 1930, s'intéressait plutôt à la petite bourgeoisie ou Les Hommes de bonne volonté (1932-1947) de Jules Romain qui, au lieu de se cantonner dans une classe sociale à l'instar d'un Duhamel ou d'un Martin du Gard, évoquait de vastes communautés où paraissaient successivement les milieux parisiens, les combattants de Verdun, la foule révolutionnaire, et où les ouvriers et les artisans étaient représentés au même titre que les intellectuels. Il faudrait également citer des ouvrages de moindre ampleur tels que le Saint-Saturnin (1931) de Jean Schlumberger ou les Hauts-Ponts (1932-1935) de Jacques Lacretelle qui tous deux décrivaient le monde paysan. Parallèlement à des essais qui vulgarisaient la pensée marxiste, tels que La Mort de la pensée bourgeoise d'Emmanuel Berl (1929) ou Les Chiens de garde de Paul Nizan (1932), se développa, à la même époque, une littérature que l'on pourrait qualifier de « révolutionnaire » ou de « prolétarienne » autour de l'écrivain Henri Poulaille qui a précisé ses vues dans Le Nouvel âge littéraire. En dehors des œuvres de Poulaille lui-même ( Le Pain quotidien, 1903-1906 (1930); Les Damnés de la terre, 1906-1910 (1935)), on peut retenir les romans de Charles Plisnier (Mariages 1936) d'Edouard Peisson (Hans le marin, 1930; Parti de Liverpool, 1932; Gens de mer, 1934) et d'Eugène Dabit (Hôtel du Nord 1929; P’tit Louis 1930; Villa Oasis ou les faux bourgeois 1932; Faubourg de Paris 1933; Un Mort tout neuf, 1934 ... ). Il faudrait, pour être complet, ajouter à cette liste les noms de deux grands romanciers populaires de l'époque, à savoir : Louis Guilloux (Compagnons 1931; Dossier confidentiel, 1930 ; Hyménée, 1932; Angelina, 1934) et Francis Carco (La Rue, 1930) qui obtinrent de grands succès de librairie. Les romanciers catholiques, comme nous l'avons vu précédemment, représentèrent une tendance non négligeable de la production romanesque des années 30 avec des auteurs comme François Mauriac (Thérèse Desqueyroux, 1927; Destins, 1928; Le Nœud de vipère, 1932; Le Mystère Frontenac, 1933), Bernanos (La Joie, prix Femina 1929-, La Grande peur des bien-pensants, 1931) ou encore Julien Green (Adrienne Mesurat, 1927; Léviathan, 1929). C'est encore dans ces mêmes années 30 que se multiplièrent les romans dits "Régionalistes" avec des auteurs comme Ramuz (La Grande peur dans la montagne, 1926; La beauté sur la terre, 1927; Derborence, 1934) ou Giono ( Colline, 1928; Un de Baumugnes, 1929; Regain, 1930; Le Grand troupeau, 1931; Jean le Bleu, 1932). Toutefois, la tendance « Psychologisante » des années 20, loin d'avoir totalement disparue, continuait à remporter de beaux succès si l'on en juge par le prix Femina obtenu en 1933 par Geneviève Fauconnier pour son roman Claude, le prix Goncourt 1929 de Marcel Arland pour L’Ordre ou encore le prix Goncourt 1930 d'Henri Fauconnier pour Malaisie - autant d'écrivains qui, avec Jacques Chardonne (Les Varais, 1929; Claire, 1931; L’Amour du prochain, 1932; Les Destinées, 1934) et André Maurois (Climats, 1928; Le Cercle de famille, 1932), tentaient d'analyser le plus exactement possible, avec des moyens nouveaux, la psychologie de leurs personnages. Une nouvelle génération tenta cependant de rénover le paysage littéraire de l'époque en y introduisant une nouvelle orientation prônant une morale égotiste de l'action. Cette tendance réunit des écrivains aussi différents que Montherlant (L’Exil, 1926; Les Célibataires, 1934), Saint-Exupéry (Courrier Sud, 1928; Vol de nuit, 1931) et, dans une moindre mesure, André Malraux (Les Conquérants, 1928; La Voie royale 1930; La Condition humaine 1933) dont l'originalité échappe facilement aux catégorisations. Enfin, citons des écrivains inclassables tels que Colette (La naissance du jour, 1928; Sido, 1929) ou encore jean Cocteau (Les Enfants terribles, 1929).

Cette liste, dont la diversité suggère à elle seule l'extraordinaire dynamisme de la production romanesque de l'entre-deux-guerres, est loin d'être exhaustive et ne concerne en fait que les écrivains que l'histoire littéraire a retenus de cette période. Elle a donc le double inconvénient d'occulter toute une production oubliée de nos jours, mais qui fut pourtant très présente dans le paysage littéraire de l'époque et de mettre en valeur, d'autre part, une production de qualité qui n'est pas statistiquement, beaucoup s’en faut, représentative du champ observé. Un simple relevé des ouvrages concernés par les articles critiques de la N.R.F. dans sa section intitulée "notes"[16], par exemple, ferait apparaître une grande quantité de titres inconnus du lecteur contemporain et qui pourtant connurent un certain retentissement au moment de leur parution. Ce travail aurait le mérite d'offrir un compte rendu plus exact des lectures effectives des Français de l'époque, mais aurait l'inconvénient de rendre fastidieuse la lecture de ce travail. Nous nous contenterons donc de la description qui précède tout en gardant à l'esprit ses dangers et ses limites.[17]

 

          3- Les tendances rénovatrices.

 

Nous avons tenté jusqu'ici d'esquisser le paysage littéraire dans lequel s'inscrivit la parution de Voyage au bout de la nuit afin de tenter de déterminer quelles étaient les attentes du public de l'époque. Il nous reste néanmoins à élargir d'un point de vue temporel et géographique la série littéraire envisagée afin de déterminer quelles étaient les tendances rénovatrices susceptibles d'orienter la création romanesque au moment où Céline conçut son livre.[18]

 

a-      La "crise du roman" français au début du siècle

 

Il est difficile, en effet, de comprendre les enjeux de l'écriture romanesque dans les années 30 si l'on n'a pas à l'esprit les bouleversements subis par le genre au début du siècle dans le cadre de ce que Michel Raimond a pu appeler, après d'autres, « la crise du roman » . Au XIXème siècle, écrire un roman consistait, pour l'essentiel, à intéresser un lecteur au récit d'une histoire passionnante qui lui permettait, le temps d'une lecture, d'accéder à un autre monde, celui de la fiction. Afin que le lecteur se laisse prendre à l'illusion romanesque, le romancier se devait de le guider par un récit cohérent soutenu par le seul point de vue d'un narrateur omniscient et de conserver son attention au moyen d'une solide intrigue dont la fonction était de le maintenir en haleine jusqu'à la fin du volume. Toutefois, à partir de la dernière décennie du XIXème siècle, certains romanciers jugèrent vain d'inventer de nouvelles « histoires captivantes » : « [...] il apparaissait que certaines interrogations de la critique sur la valeur et les possibilités du roman, même si elles restaient superficielles, prenaient toute leur portée dans la mesure où elles reflétaient une inquiétude qui portait sur deux questions : quel intérêt peut-il y avoir à raconter une histoire, et comment s'y prendre pour que cet exercice ne soit pas une occupation dérisoire? »[19]. C'est alors qu'apparurent certaines tentatives qui, du monologue intérieur à la diversité des points de vue en passant par la dislocation de l'intrigue, devaient révolutionner le genre. De plus, les différentes tentatives de définition du genre aboutirent pour la plupart au constat d'un « non-genre » dans la mesure où le roman refusait de se laisser circonscrire dans un domaine littéraire particulier et prenait des aspects de genre parasite et protéiforme qui amenaient la critique à s'interroger sur des notions aussi épineuses que celle de « roman poétique » , par exemple. Cette prise de conscience s'exprima, dès le début du siècle, à travers toute une série d'ouvrages et d'articles critiques qui, plus ou moins explicitement, venaient remettre en cause l'existence même du genre. Loin de s'étioler, cette remise en cause culmina dans les années 1925-1928 avec les articles aux titres évocateurs de Boylesve (Un Genre littéraire en danger : le roman)[20], d'Estaunié (Le Roman est-il en danger?)[21] , de Thérive (Le Roman en péril)[22] , de Gsell (Le Roman se meurt)[23] ou de Berl (La Fin du roman)[24]. Toutefois, comme le fait justement remarquer Michel Raimond, cette crise s'essouffla à partir de 1930 et la production romanesque fut orientée à nouveau par les conceptions anciennes qui avaient guidé les romanciers du XIXème siècle : « […] la littérature romanesque, dans la mesure où elle était bourgeoise, était en train de s'assagir aux environs de 1930, au sortir d'une période de tentatives de toute sorte. Daniel-Rops parlait fort à propos d'un retour à l'ordre. De Saint-Saturnin à L’Ordre des Hauts-Ponts aux Pasquier, les romans étaient mieux bâtis, écrits plus conformément aux règles séculaires de la narration. Les auteurs entreprenaient des œuvres plus longues, voire de véritables cycles qui assimilaient les apports techniques et psychologiques de la décade précédente, et qui, dans le cas de Lacretelle, et surtout de Jules Romains dénotaient une belle confiance dans le roman : celle-là même qui avait animé les Balzac et les Zola ».[25] L'époque qui nous intéresse fut donc traversée par un double mouvement : d'une part la survivance d'une interrogation sur le genre qui, si elle était moins poignante, demeurait présente[26] et, d'autre part, un retour de confiance en un genre qui, somme toute, obtenait de beaux succès.

 

b- Les apports de l'étranger.

 

De leur côté, des écrivains étrangers n'avaient pas attendu la crise du roman français pour s'interroger sur les problèmes posés par le genre. Dans le numéro d'avril 1913 de La Nouvelle Revue française, au cours d'une interview où on lui demandait quels étaient les romans français qu'il préférait, Gide répondit: "là où la France excelle à mes yeux ce n'est pas dans le roman" et de citer le nom de grands romanciers anglais ou russes. On relève, en effet, dans son Journal un grand nombre de titres d’œuvres étrangères qu'il associe chaque fois à une technique romanesque; ainsi, L’Anneau et le livre de Browning parce qu'il pratique la technique du biais en racontant neuf fois la même histoire vue par des personnages différents qui monologuent, Tom Jones de Fielding parce qu'il fait intervenir le narrateur dans son récit, les romans de Thomas Hardy qui transportent "le drame sur le plan moral" et, surtout, ceux de Dostoievski. Il y a donc, de sa part, une double volonté de remettre en cause le roman français et de chercher des modèles à l'étranger[27]. Et, de fait, Gide contribua avec son ami Charles du Bos, à diffuser les textes étrangers sur le territoire national. Si le culte de Dostoïevski fit place, dans les années 30, à des jugements plus modérés, l'audience d'écrivains américains, anglais et allemands ne cessa, quant à elle, de croître. Que l'on songe au succès obtenu par L’Amant de Lady Chatterley de D. H. Laurence en 1932 (succès de scandale, il est vrai, auquel la préface d'un Malraux, désormais éminent, n’est sans doute pas étrangère) ou à l'enthousiasme que souleva au sein du public de l'époque Contrepoint d'Adous Huxley en 1928. De plus, à côté de ces succès de librairie s'opèrent les découvertes capitales que sont les premières traductions de Kafka[28], celle de La Montagne magique de Thomas Mann en 1931 ou encore celle d'Ulysse de Joyce en 1929. Toutefois, comme le laissaient entendre les propos de Gide, la traduction de ces œuvres ne fut pas liée à une simple demande "d'exotisme" de la part d'un public en mal d'horizons nouveaux, mais s'inscrivait parfaitement dans la perspective d'un questionnement sur le genre caractéristique des premières décennies du siècle, ces romanciers apportaient des techniques nouvelles qui venaient, en quelque sorte, offrir un souffle nouveau à une production française en perte de vitesse. De même qu'un Henry James avec Le Tour d’écrou (1898) et Les Ambassadeurs (l903) ou un Dostoïevski avec Crime et châtiment (traduit en 1884) et L’idiot (traduit en 1887) avaient pu offrir à Gide un modèle de multiplicité des points de vue ou d'enchevêtrement des intrigues - ce qui devait aboutir à la publication des Faux monnayeurs en 1925, carrefour de ces influences - les Joyce ( Ulysse, 1922), Huxley ( Contrepoint, 1928), Faulkner (Le Bruit et la fureur, 1929) et autres Virginia Woolf venaient, d'une certaine manière, parfaire cet enseignement et offrir d'autres ambitions au roman français. A l'époque de la découverte, chez Joyce, du monologue intérieur, du béhaviorisme naissant chez Virginia Woolf ou, d'un point de vue moins formel, du fantastique moderne à la Kafka, écrire comme avait écrit Balzac relevait d'un choix qui ne pouvait demeurer sans conséquence sur la réception de l’œuvre.

 


 

 

UNE ŒUVRE QUI REPOND

 

A L’ATTENTE DE SON PUBLIC

 


 

A- D'un point de vue idéologique et politique.

 

            1- Une œuvre "engagée" : représentation et contestation d'une époque.

 

On a beau peindre l’homme éternel, on reste enfoncé dans son siècle

 

Elie Faure.[29]

 

 

 

a-      Représentation.

 

Avant d'être le scandale que l'on sait, Voyage au bout de la nuit est une œuvre qui s'intègre parfaitement dans son époque; en fait, rarement roman a été à ce point "de son temps". L'historien de la littérature, en ne retenant de sa publication que les éléments marquants (le scandale du prix Goncourt, le tollé prononcé par une certaine critique, les répliques vengeresses de Céline), donne une image partielle de la réalité, occultant du même coup la profonde intimité de l'œuvre avec l'époque qui l'a vu naître. Au-delà du météorite qu'il était, une large partie du public trouva dans Voyage au bout de la nuit une image fidèle de la réalité de son temps. Combien d'articles n'ont-ils pas mis en valeur le "réalisme"[30] du roman de Céline. Denoël, l'éditeur de Céline, n'a d'ailleurs pas manqué de privilégier cet aspect dans ses arguments publicitaires, sachant pertinemment qu'il tenait là un atout précieux pour faire grossir ses ventes. Que l'on considère, par exemple, le prière d'insérer qui accompagnait le livre lors de sa publication: « [...] L'auteur tend à créer une image très fidèle de l'homme des villes, avec tout ce que ce terme suggère de complexe, d'abondant, de contradictoire.  [...] les esprits non prévenus devront s'incliner devant la fidélité de son témoignage.[31] S'adressant aux "esprits non prévenus", Denoël entendait, bien sûr, glaner dans le grand public des lecteurs qui, faute d'apprécier la valeur proprement littéraire de l'œuvre, s'attacheraient à trouver en elle un témoignage fidèle sur leur époque; de là à interpréter le roman comme une chronique du début du siècle, il n'y a qu'un pas que certains n'ont pas manqué de franchir.[32]

Or, le roman de Céline se conformait de manière remarquable à cette interprétation. En effet, il était, dans les épisodes français (c’est-à-dire dans la première partie relatant la guerre et dans la dernière qui se déroulait dans la banlieue parisienne), truffé de realia appartenant soit à la réalité quotidienne de l'époque de la publication, soit à une époque antérieure (l'avant-guerre) mais connue des lecteurs de la génération du romancier. La fonction évidemment conative d'un tel procédé permettait d'installer entre le narrateur et son destinataire une certaine connivence qui ne manquait pas, pour le second, de relancer l'intérêt du livre : à tout instant, le lecteur de 1932 était amené à établir des parallèles entre son existence propre et l'histoire de Bardamu sur la base d'une expérience commune. Cet aspect du livre ne manque d'ailleurs pas de poser des problèmes aux lecteurs d'aujourd'hui qui ne parviennent parfois pas à déceler telle allusion ou à situer tel renseignement toponymique.[33] Céline lui-même en prit conscience et il déclarait, en 1960, à Jacques d'Arribedhaude qui voulait faire un film à partir de son premier roman:

« Vous prenez les paysages qui sont dans Voyage. Il faut relire Voyage - ça c'est ennuyeux. Il faut trouver dans Voyage des choses qui existent encore. Le passage Choiseul vous pouvez certainement le prendre. Mais il y aurait Epinay, la montée d’Epinay, vous avez encore le barrage de Suresnes, vous pouvez prendre, bien qu'il ne ressemble déjà plus à ce qui était. » [34]

Ainsi, le narrateur évoquait simultanément un music-hall d'avant-guerre qui venait de rouvrir ses portes en 1932 après avoir été détruit par un incendie et l'une de ses plus grandes vedettes :

« Et je repensais encore au colonel, brave comme il était cet homme-là, avec sa cuirasse, son casque et ses moustaches, on l’aurait montré se promenant comme je l’avais vu moi, sous les balles et les obus, dans un music-hall, c'était un spectacle à remplir l'Alhambra d'alors, il aurait éclipsé Fragson, dans l’époque où je vous parle une formidable vedette cependant ».[35]

C'est encore un incendie que le narrateur évoque plus loin, à travers un processus de réminiscence, au moment où il met le feu aux marchandises que Robinson lui a laissées au milieu de la jungle :

« Le caoutchouc nature qu'avait acheté Robinson grésillait au centre et son odeur me rappelait invinciblement l'incendie célèbre de la Société des Téléphones, quai de Grenelle, qu'on avait été regarder avec mon oncle Charles, qui chantait lui si bien la romance. L'année d’avant l'Exposition ça se passait, la Grande, quand j'étais encore bien petit. »[36]

Ailleurs, il faisait état d'un lieu-dit des environs d'Armentières, disparu depuis la guerre, dont il changeait l'orthographe en passant :

« Ils ont brûlé une maison près de la mairie et puis ici ils ont tué mon petit frère avec un coup de lance dans le ventre­ - Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer.»[37]

Enfin, le narrateur mentionnait des réalités aussi ponctuelles qu'une marque de biscuits (« Un seul d’entre nous six possédait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite boite en zinc de biscuits Pernot, marque célèbre alors et dont je n'entends plus parler. »)[38] ou le nom d'une chaîne de restaurants d'avant-guerre ("« Ferdinand, voulez-vous dîner chez Duval ? Vous aimez bien Duval, vous - Cela vous changerait les idées - On y rencontre toujours beaucoup de monde - A moins que vous ne préfériez dîner dans ma chambre ? » ")[39] ou encore un grand magasin des années 20 situé dans le dix-huitième arrondissement : « Il passait juste au-dessus des Galeries Dufayel, à l'est par conséquent. »[40]. Il lui arrivait encore d'utiliser ces allusions en brouillant les pistes afin de piquer la curiosité du lecteur. Ainsi, il faisait mention du « passage des Beresinas » qu'il situait parfaitement dans la capitale :

« Bien entraînés au désir par quelques heures à l’01ympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite à notre lingère-gantière-libraire Mme Hérote, dans l'impasse des Beresinas, derrière les Folies-Bergère, à présent disparue, où les petits chiens venaient avec leurs petites filles, en laisse, faire leurs besoins ».[41]

Or, on ne connaît pas de passage de ce nom à l'endroit où il est localisé dans le texte. Faute de mémoire ou action délibérée? Peu importe; par ce procédé, il entraînait le lecteur contemporain dans une sorte de jeu de piste, relançant sans cesse son intérêt au cours de la lecture. Toutefois, parallèlement à cette « histoire quotidienne des Français », Céline évoquait également l’Histoire, qui comme nous l'avons vu, faisait l'objet de débats poignants. La guerre, bien sûr, mais aussi la colonisation et le capitalisme américain. Tout se passe comme si l'auteur de Voyage au bout de la nuit avait voulu faire de son roman une sorte de chronique des années 30 où se rencontreraient tous les faits marquants de l'époque. Ainsi, dès la première page, il évoquait (non sans dérision) un personnage charnière dans la politique du temps en la personne de Raymond Poincaré :

« Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens; et puis, de fil en aiguille, sur le Temps où c'était écrit. "Tiens, voilà un maître journal, le Temps ! " qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. »[42]

Poincaré évoquait, pour les contemporains, à la fois la dernière guerre et une époque qui leur était beaucoup plus proche puisque celui-ci avait été au gouvernement jusqu'en 1929 et vivait encore au moment de la parution du roman. De son côté, en introduisant d'emblée le lecteur dans le vif de l'actualité politique de l'époque, la conversation entre Badamu et Athur Ganate, qui ouvre le texte, semblait, d'une certaine manière, inaugurer, sur un autre plan, celle qu'entreprenait Céline avec son lecteur. De même, l'allusion au Temps dès l'incipit (autre élément de la réalité quotidienne introduit par Céline) pouvait être interprétée comme une image de ce « maître roman » qu'était Voyage au bout de la nuit, lequel promettait, lui aussi, de mettre les contemporains au fait des événements de leur époque.

Il est vrai que le lecteur était sollicité, dès la première page, non par un narrateur omniscient et invisible, mais par un "je" dont la parole ne devait s'interrompre avant la fin du roman :

"Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler.[43]

Ce "je" associé à l'imparfait et au passé composé introduisait ce que Benvéniste appelle le "discours" par opposition à l'histoire".[44] Le lecteur était donc en présence d'un personnage qui faisait état de sa propre expérience en s'adressant directement à lui. Ce choix narratif produisait un "effet de réel" qui emportait plus facilement l'adhésion du destinataire que ne l'aurait fait un récit objectif conduit par un narrateur impersonnel : Voyage au bout de la nuit donnait l'impression de rapporter une expérience réelle racontée par celui qui l'avait vécue. Les critiques contemporains n'ont d'ailleurs pas manqué de relever cet aspect fondamental de l'œuvre : ainsi, Georges Altman insistait sur ce point au cours d'une interview qu'il avait eue avec Céline en décembre 1932 : « Il [Céline interrogé sur la guerre] n'en dit pas plus, il hoche la tête aux souvenirs, et nous sentons monter en lui le même souffle de rage épique qui fit naître ses premières pages du Voyage où - je n'hésite pas à le répéter - l'image de la guerre reflétée par un soldat est toute neuve de souffle et d'expression".[45] De plus, le choix d'une langue orale-populaire avait le mérite de permettre d'exprimer l'expérience du narrateur de manière plus personnelle que ne l'aurait fait une langue littéraire non marquée d'oralité. En outre, à travers ces différents procédés, le roman incitait les contemporains à s'identifier au personnage de Bardamu qui était, en quelque sorte, la figure emblématique de toute une partie de la société - les défavorisés - ou, plus généralement, de l'homme de l'entre-deux-guerres. René Trintzius, dans la revue Europe, à l'instar de beaucoup de ses contemporains, insistait sur ce point en ces termes : « Il importe beaucoup que cet homme soit malade et sa maladie est la nôtre à des degrés divers. Que l'auteur l'ait voulu ou non - et je ne crois pas qu'il l'ait voulu - son livre est le roman de l'homme malade de civilisation, chargé jusqu'à crever des iniquités sociales, le roman de tous les pauvres types que la guerre a broyés et, après l'Armistice, l'après-guerre avec ses vomissures, son chaos, sa famine, son désespoir. Le témoignage de Céline est d'autant plus important qu'il n'a rien voulu prouver de tout ça. Il souffrait, il avait parcouru sous un ciel noir des kilomètres de douleur, il nous crache son mal en pleine figure ».[46] Comme dans l'article d'Altman précédemment cité, on constate que le critique établit un parallèle entre le narrateur de Voyage au bout de la nuit et Céline lui-même, c'est-à-dire un être de chair et d'os. Ce parallèle que l'on retrouve extrêmement souvent dans les articles de l'époque[47] achevait d'inscrire le roman dans la réalité en prêtant les propos de Bardamu à un être qui vivait en 1932.[48] Notons encore que Denoël, qui, comme nous l'avons vu, cherchait à exploiter dans un but lucratif cette interprétation du roman comme témoignage sur l'époque, avait joint au livre, lors de sa parution, une notice biographique qui invitait le lecteur à établir des correspondances entre l'histoire du narrateur et la vie de l'auteur.

Céline lui-même n'hésitait pas à établir ces parallèles; tout d'abord en se situant dans la classe défavorisée de la société, partageant du même coup l'expérience du héros du roman : "Et puis je suis du peuple, du vrai... j'ai fait toutes mes études secondaires, et les deux premières années de mes études supérieures en étant livreur chez un épicier".[49] En outre, il communiait avec son héros en adoptant, au cours des interviews, les attitudes qu'on lui prêtait; en particulier, son langage raisonnait volontiers comme celui de Bardamu - ce que ne manquent pas de souligner les critiques : « Son regard bleu va au loin. Il raconte, avec un léger accent faubourien qu'il accentue parfois comme à plaisir, pour donner plus de force à son mépris d'une vie mauvaise, à ses railleries sur la saleté du monde.

"- C'est comme ça, hein la vie ? C'est régulier ! Les gens sont vaches ... C'est régulier. "

Ce « c'est régulier » populaire revenant ici comme un leitmotiv d'amertume ».[50] Ceci est tellement vrai que lorsqu'il cesse de se mettre en scène, Céline prend aussitôt ses distances avec son personnage aux yeux, de son interlocuteur : « J'ai en face de moi un grand et jeune garçon à l'allure décidée et franche; sous ses cheveux blonds sourient sans arrêt des yeux clairs, très doux, pas une minute, durant l'entretien, Céline ne s'arrêtera de sourire, sans amertume ni mélancolie. Le Christ devait avoir ses manières douces et polies. Céline parle vite, avec abondance, un langage fort correct et choisi... je me frotte les yeux. Où est Bardamu ? »?.[51] Toutefois, c'est lorsqu'il est amené, par un journaliste, à établir sa biographie que Céline se complait dans ce rapprochement, énonçant dans l'ordre les différents mouvements du roman comme autant d'étapes de sa vie : «  Je suis né à Asnières, en 1894. Mon père, d'abord professeur, puis révoqué, travaillait au chemin de fer, ma mère était couturière. A douze ans, je suis entré dans une fabrique de rubans. Ça m’a mené jusqu'à la guerre. Blessé en 1914, trépané, réformé, médaillé militaire. Pendant ma convalescence, j'ai commencé à étudier la médecine. Je n'ai pas pu continuer; il fallait vivre; je suis parti pour l'Afrique. Là, ça n'a pas marché tout seul; alors, je suis revenu. J'ai écrit une thèse sur un médecin accoucheur viennois dont la vie est un exemple de lutte pour l’humanité et contre la bêtise. On a fait de moi un docteur. Mais je voulais voir l’Amérique. Je me suis fait engager comme médecin à bord de paquebots.

Après ? Je suis retourné en Afrique avec la Mission chargée de lutter contre la maladie du sommeil. Maintenant ? Je travaille dans un dispensaire".[52] Ailleurs, c'est au moment même où, à l'instar du Proust de Contre Sainte-Beuve, il refuse l'idée selon laquelle il existerait un lien entre la vie de l'écrivain et son œuvre qu'il établit ce parallèle frappant : « Je ne crois pas qu'on puisse expliquer une œuvre par la connaissance de son auteur. Mais, tenez, je suis né de sang breton et flamand, et dans un milieu très modeste. Je fus souvent malade pendant mon enfance, et je dus subvenir à mes études. Faisant la guerre, j’eus deux blessures, à la tète et au bras. Je voyageai comme médecin de la S.D.N. dans l’Afrique centrale et en Amérique. Actuellement, je pratique à Paris et voilà ».[53] Victor Molitor ne manque d'ailleurs pas de souligner cette inconséquence : « Céline est jongleur de paradoxes et je pense que rien ne peut être plus caractéristique quant au Voyage au bout de la nuit que la biographie lapidaire qui précède »[54]. En effet, Céline, qui n'est pas à un paradoxe près, - nous aurons l'occasion de nous en apercevoir - n'hésite pas à nier ailleurs ces similitudes évidentes entre l'histoire de son narrateur et la sienne propre : « Une autobiographie mon livre ? Allons donc ! Une vie est bien plus simple et bien plus compliquée que cela. Non ! […] C'est un récit à la troisième puissance. Céline fait délirer Bardamu qui dit ce qu’il sait de Robinson. Qu’on n’y voie pas des tranches de vie, mais un délire. Et surtout pas de logique. Bardamu n'est pas plus vrai que Pantagruel et Robinson que Picrochole. Ils ne sont pas à la mesure de la réalité. Un délire ! ».[55] Cependant, il arrive aussi à l'auteur de Voyage au bout de la nuit de « s'oublier » au point de confondre sa propre expérience avec celle de Bardamu; dès lors, il écarte toute ambiguïté. Ainsi, lorsque Georges Altman l'interroge à propos de l'épisode de l'Amiral-Bragueton, on le surprend à répondre à la première personne: « - Mais, dites-moi, dans vos pages sur l'Afrique, vous exprimez de façon saisissante cette haine dont les passagers de votre bateau entourent le non-conformiste, la révolte qu'ils soupçonnent en vous.

- Elle est vraie cette haine. Ça ne collait pas entre eux et moi. »[56]

 

b-     Contestation.

 

Toutefois - et les contemporains y furent extrêmement sensibles - Voyage au bout de la nuit ne fut pas, beaucoup s'en faut, une représentation neutre de son époque. Ce pessimisme acrimonieux du narrateur fut relevé immédiatement par la critique contemporaine de la publication, que ce soit dans l'intention de le blâmer ou de l'approuver. Ainsi, Pierre Audiat résumait le livre de manière à mettre en valeur les déceptions constantes que devait essuyer Bardamu dans son appréhension du monde «  Le héros de Louis-Ferdinand Céline fait le tour du monde : Afrique, Amérique, Europe et Paris, sans jamais rencontrer de douceur qu'une seule fois, auprès d'une petite prostituée américaine qui le console et qui le berce. Mais, partout ailleurs, ce chevalier du désespoir éclate d'un rire affreux et insulte la vie, avec des injures de bagnard. L'Europe de la guerre et de l'après-guerre, il s'en échappe comme on s'échapperait d'un asile où les fous commanderaient. L'Afrique colonisée est pareille à un vieux lion mangé par la vermine. La vermine, c'est nous, les Blancs, sans nulle vanité, mais Céline ne donne point dans la philanthropie noire, ah ! non, et ne s'attendrit pas sur le « bon nègre ». Quant aux Etats-Unis, automates démesurés, nourris de statistiques ridicules, et marchant avec des mouvements d'horlogerie qu'un grain de sable détraque, comment auraient-ils une atmosphère respirable ? Alors le désespéré en quête d'amour revient en France, à Paris; il se mêle à ce peuple, qu'on dit spirituel et qui ne passe point pour mauvais; médecin dans la banlieue qui confine à la zone, il voit de près le brave « populo », et il le découvre plein de rancœur, de cupidités, de haines atroces, terriblement tendu vers l'argent qu'il convoite et qu'il brûle d'acquérir, fût-ce par le crime. Le Perceval de la nuit se réfugie enfin dans une clinique pour malades mentaux ! Havre de disgrâce où des épaves humaines sont pillées par des profiteurs. Un drame sanglant clôt le livre sans que le lecteur ne soit jamais détendu, mais aussi sans que la force de l'invective ait jamais faibli ».[57] D'autre part, le langage même du narrateur, en particulier par ses emprunts à l'argot, exprimait la révolte que le personnage tentait d'opposer à cette réalité toujours décevante : là où l'action était inefficace ou inhibée par la lâcheté du "héros", la parole représentait un substitut qui venait affirmer le refus d'un certain ordre des choses en transgressant, sur un plan linguistique, les codes d'une société contestée. Les contemporains ne manquèrent pas, là encore, de relever cet aspect nouveau de Voyage au bout de la nuit . Ainsi, Pierre Audiat poursuivait son article de la manière suivante : « C'est dans cette force continue d'invective que réside, à mon sens, la puissance, rare, de Louis-Ferdinand Céline. Il est à la portée de tout le monde de lancer un : « crève donc, société ! » qui fasse son petit effet, mais le dire en six cent vingt-six pages, le dire avec un renouvellement incessant d'images et de violences, voilà qui n'est pas commun. [Louis-Ferdinand Céline] injurie l'univers avec une verve qui force l'admiration, il ne faut pas s'arrêter aux gros mots, il faut contempler ce torrent qui, pendant des heures, charrie de la boue et des cadavres » .[58]

On passait donc insensiblement d'un pessimisme désabusé à une contestation violente de la société du début du siècle qui prenait des allures de satire. Ainsi, on trouvait, au fil du livre, une série de condamnations plus virulentes les unes que les autres. Le roman s'ouvrait sur un épisode de guerre qui donnait lieu à renversement de tous les codes que les lecteurs « bien-pensants » s'attendaient à y trouver. Le patriotisme de bon aloi, pour commencer, se voyait réduit à une sorte de comédie sociale parfaitement hypocrite dont la seule ambition était d'envoyer se faire tuer au front ceux qui avaient la naïveté de croire réellement en la notion de solidarité patriotique. Au tout début de l'ouvrage, Bardamu racontait son engagement en ces termes:

« Alors on a marché longtemps. Y en avait plus qu'il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des pleines églises. Il y en avait des patriotes ! Et puis il s’est mis à y en avoir moins des patriotes. La pluie est tombée, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d'encouragements, plus un seul sur la route. »[59]

Le narrateur, au moment où il prenait conscience de cette subversion des valeurs, de cette comédie sociale, tentait à son tour de renverser les codes auxquels il avait obéi jusque là, ceux de l'héroïsme - d'un héroïsme suspect, il est vrai - mais trop tard :

« Nous n'étions donc plus rien qu'entre nous ? Les uns derrière les autres ? La musique s’est arrêtée. " En résumé, que je me suis dit alors, quand j'ai vu comment ça tournait, c'est plus drôle ! C'est tout à recommencer ! " J’allais m'en aller. Mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats. »[60]

Dès lors, il n'entrait pas dans la guerre comme volontaire, mais d'emblée comme un paria de cette boucherie organisée. Aussi, tous les événements qui passaient sous son regard étaient-ils aussitôt tintés de sarcasmes et de cynisme. A travers ce filtre ultra lucide, dégagé de l'endoctrinement patriotique de circonstance, la guerre se manifestait dans son absurdité. Dans cette perspective, l'héroïsme d'un colonel face aux tirs ennemis n'était plus qu'un numéro de music-hall au cours duquel une marionnette se démenait vainement pour voler en éclat dans le feu de Bengale final. Là encore, les valeurs héroïques étaient subverties pour laisser place à une action qui, dans sa nudité, s'avérait dépourvue de sens. Toutefois, ce n'est pas dans la description des horreurs du front que la condamnation était la plus acrimonieuse, mais dans le tableau que le narrateur faisait de l'arrière. Là se révélaient des attitudes qui font frémir, telle que celle des psychologues qui tentent de déceler les simulateurs afin de les livrer à la gendarmerie, secondés dans cette noble tâche par une concierge qui cherche à amener ces soldats en mal d'ardeur belliqueuse à se trahir sur l'oreiller. Ailleurs, c'était la gêne éprouvée par l'orfèvre Puta en présence des deux soldats qui faisait frissonner le lecteur. On n'en finirait pas d'évoquer cette galerie de portraits brossés avec une acuité effrayante et qui du maire de Noirceur-sur-Lys au séduisant professeur Roussy, de la petite Américaine Lola goûteuse de beignets à madame Hérote « cousine de nombreux héros décédés », nous découvre une humanité qui achète sa bonne conscience au prix des « héros » tombés au front. « Pêle-mêle, la rhétorique de Barrès, la Croix-Rouge, les bons sentiments, les tendres infirmières, le Théâtre aux Armées, L’Illustration, la gloire, les belles images de Pays de France, tout y passe, tout le décor patriotique planté par « l'arrière » est présenté dans toute sa misère, vu des coulisses, carton-pâte ».[61] Après la guerre, l'épisode africain faisait l'objet d'une condamnation non moins virulente. Le narrateur mettait en scène de manière peu avantageuse une certaine catégorie de fonctionnaires colons "désormais soudés à [leur] apéritif glacé par l'habitude"[62] et faisant preuve d'une violence inouïe à l'égard des indigènes:

« Sa négresse [au Directeur de la Compagnie Pordurière du Petit Congo], accroupie près de la table, se tripotait les pieds et se les récurait avec un petit bout de bois.

"Va-t'en boudin ! lui lança son maître. Va me chercher le boy ! Et puis de la glace en même temps ! "

Le boy demandé arriva fort lentement. Le Directeur se levant alors, agacé, d’une détente, le reçut le boy, d’une formidable paire de gifles et d'un coup de pied dans le bas ventre et qui sonnèrent. »[63]

A ce racisme insupportable venait s'ajouter une exploitation qui rehaussait encore ce tableau haut en couleurs; l'on songera, par exemple, à cette scène durant laquelle une famille d'autochtones vient vendre son caoutchouc et repart avec pour seul salaire « un grand mouchoir vert » après avoir subi les pires humiliations.[64] Ce tableau exotique n'était guère plus reluisant que le précédent et il ne fallait pas s'attendre à davantage de complaisance dans la suite du roman. Il suffit, en ce qui concerne l'épisode américain, de rappeler l'article que Léon Daudet écrivit pour Candide à la parution du roman : « L'auteur nous prévient que les traversées et voyages de son Bardamu sont imaginaires. Or, je n'ai pas visité les Etats-Unis, mais j'ai bien lu, depuis dix ans, une soixantaine de volumes, graves ou badins, aimables ou féroces, les concernant […]. Tout cela n'est que bergerie à côté de la description, hallucinatoirement véridique, de New-York par le Panurge du Voyage au bout de la nuit. La rumeur perpendiculaire de l'immensité aux ascenseurs innombrables, le stationnement des belles filles dans le vestibule des palaces, le coudoiement, glacé ou bruyant, des milliardaires et des crève-la-faim, des faux milliardaires et des vrais crève-la-faim, le vrombissement continu des métros, les policemen, les automobiles, la hâte pour rien, la charité mécanique, l'idéalisme standardisé, la rage anti-nègre, le pistolet automatique accompagnant le stylo dans la poche, la confusion babélique des langages et dialectes, la verticalité de tous les plans, le cubisme caricatural de la vie, voilà ce que nous peint ce veau tragico-bouffon de Bardamu, avec une verve jamais essoufflée ».[65] En ce qui concerne la dernière partie, celle qui se déroule dans la banlieue parisienne, il convient peut-être tout simplement de laisser la parole à Bardamu lui-même, décrivant ici la Garenne-Rancy telle qu'elle lui apparaît au moment de sa prise de fonction :

« En banlieue, c'est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. Il en passait des pleins paquets avec des pleines bordées d'ahuris brinquebalant, dès le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendait vers le boulot.

Les jeunes semblaient même comme contents de s’y rendre au boulot. Ils accéléraient le trafic, se cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir ça. Mais quand on connaît depuis vingt ans la cabine téléphonique du bistrot, par exemple, si sale qu'on la prend toujours pour les chiottes, l’envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte où qu'on vous a mis. Les maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu’elles sont, plates façades, leur cœur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. Il n'oserait pas se montrer. Il envoie son gérant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu’il est bien aimable le proprio quand on le rencontre. Ça n'engage à rien.

La lumière du ciel à Rancy, c'est la même qu'à Détroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareille de loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans, c'est nous . »[66]

Cet extrait est à lui seul une critique des exploitants en la personne du « proprio », mais aussi des exploités, ces "ahuris" qui "sembl[ent] même comme contents" d'aller se faire exploiter et qui, loin de se révolter, y vont en "rigolant" et trouvent "bien aimable" le propriétaire qui pour tout logement ne leur propose que des taudis. Mais ici la condamnation va plus loin encore en faisant le procès de l'époque qui a pu donner naissance à une ville telle que Rancy; la comparaison avec Détroit permet au narrateur de fustiger, à travers cette description, le capitalisme qui fait ses profits aux dépens de la dignité humaine et qui produit de tels sites. Cette critique est d'une telle véhémence qu'elle aboutit à une réflexion sur la mort à travers le symbolisme du boulevard Minotaure qui entraîne les ouvriers vers un monstre prêt à les happer et celui de la boue, cette liquéfaction du solide, qui est comme l'image d'un lent anéantissement de tout un monde qui s'écoule vers le caniveau. Toutefois, cette condamnation ne devait pas toute sa puissance à la simple description de scènes atroces car elle était renforcée par la position sociale du narrateur. En effet, les premiers lecteurs de Céline, aveuglés par les parallèles établis entre le romancier et son personnage principal, n'ont pas toujours su relever cette différence essentielle qui les séparait, à savoir que le premier appartenait à une couche privilégiée de la société tandis que le Bardamu de Voyage au bout de la nuit était une sorte de paria de cette même société; ainsi, ce que l'un n'avait vu que de l'extérieur, l'autre en faisait réellement l’expérience : c'est pourquoi, la violence de sa protestation s'en trouvait décuplée et passait, aux yeux des contemporains, comme inédite. Enfin, la parole, dans Voyage au bout de la nuit, oscille entre une langue orale, populaire, plus rarement argotique et quelquefois franchement soutenue. Toutefois, au-delà de ces catégories difficiles à délimiter, il semble que le langage évolue en fonction de la situation dans laquelle se trouve le personnage au sein de la société. Ainsi, lorsqu'il s'y sent relativement à l'aise, il retrouve le goût des mondanités et cultive un registre de langue relativement soigné. C'est le cas de Bardamu lorsque, installé depuis un certain temps dans l'Asile de Vigny-sur-Seine, il entreprend sans beaucoup de conviction de persuader Baryton de mesurer les conséquences de son départ:

« - Mais cher monsieur Baryton, ce violent désespoir dont vous me dévoilez soudain les intraitables exigences ne m'était jamais apparu, j’en suis éberlué, à aucun moment dans vos propos ! Bien au contraire vos observations quotidiennes me semblent encore aujourd’hui même parfaitement pertinentes... Toutes vos initiatives toujours allègres et fécondes… Vos interventions médicales parfaitement judicieuses et méthodiques… En vain chercherais-je dans le cours de vos actes quotidiens l'un de ces signes d'abattement, de déroute… En vérité, je n'observe rien de semblable…"[67]

En revanche, dès que le locuteur se sent oppressé ou simplement dégradé par le système social où il évolue, sa langue constitue en quelque sorte l'identité du groupe dans lequel il se reconnaît, généralement celui des exploités - ce mot pouvant aussi bien faire référence au contexte de la guerre qu'au monde du travail. Dès lors, cette langue s'inscrit dans un rapport de force - exploitant-exploité - et a pour fonction principale d'invectiver l'agresseur.[68] Ainsi, jamais peut-être critique de la hiérarchie ne fut plus atrocement virulente que celle proférée par Robinson à l'encontre de son capitaine :

« " […] figure-toi, que j'ai rencontré notre capitaine… Il était appuyé à un arbre, bien amoché le piston !… En train de crever qu'il était ! Il se tenait la culotte à deux mains, à cracher… Il saignait de partout en roulant des yeux… Y avait personne avec lui. Il avait son compte… "Maman ! Maman ! " qu'il pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang aussi…

"Fini ça ! que je lui dit. Maman ! Elle t'emmerde ! " Comme ça, dis donc, en passant !… Sur le coin de la gueule !… Tu parles si ça a dû le faire jouir la vache !… Hein, vieux !… C'est pas souvent, hein, qu'on peut lui dire ce qu'on pense au capitaine… Faut en profiter… C'est rare ! […] »[69]

Au-delà du terrible cynisme du personnage, c'est la langue qui jusque dans sa syntaxe porte autant de coups à l'institution agonisante qu'incarne le capitaine. Les personnages de Voyage au bout de la nuit étant presque constamment dans une position de paria,[70] le langage qu'ils utilisent appartient au registre populaire durant la quasi-totalité du roman et fulmine chaque fois contre cette société qui les exploite. Mais, par-dessus tout, la particularité du livre de Céline est sans doute d'avoir prêté à un narrateur autodiégétique[71] ce même langage qui fait de ce roman une invective permanente. Cette condamnation acerbe était symbolisée, au sein du roman, par le « Tir des Nations », sorte de défoulement compensatoire où il s'agissait d'abattre, l'une après l'autre, toutes les institutions de cette société honnie :

   « Le Tir des Nations » le même, je l'ai revu, celui que Lola avait remarqué, il y avait bien des années passées à présent, dans les allées du Parc Saint-Cloud. […] J'ai reconnu les cibles, mais en plus on tirait à présent sur des aéroplanes. Du nouveau. Le progrès… La mode… La noce y était toujours, les soldats aussi et la Mairie avec son drapeau… Tout en somme. Avec même bien plus de choses à tirer qu’autrefois. »[72]

A cet effet, Voyage au bout de la nuit pouvait passer pour un immense « Tir des Nations » faisant chuter au fil des invectives les nombreuses cibles visées par l'auteur à une époque où il y avait encore "plus de choses à tirer qu'autrefois", la guerre n'ayant pas réussi à faire réagir cette société malade.

   De son côté, Céline n'a pas manqué, au cours de nombreuses interviews, de tenir des discours alarmistes et condamnatoires qui venaient, encore une fois, mettre en cause l'affirmation qui ouvrait le livre selon laquelle un roman n'était « rien qu'une histoire fictive » : après avoir, comme à plaisir, ménagé des rapprochements entre les aventures de Bardamu et sa biographie, il accordait la tonalité de ses discours sur ceux de son narrateur. Ainsi, s'en prenait-il à la misère que le protagoniste avait côtoyée au fil du roman :

« - Qu'importe mon livre ? Ce n'est pas de la littérature. Alors ? C’est de la vie, la vie telle qu'elle se présente. La misère humaine me bouleverse, qu'elle soit physique ou morale. Elle a toujours existé, d’accord; mais dans le temps on l'offrait à un Dieu, n'importe lequel. Aujourd’hui, dans le monde, il y a des millions de miséreux, et leur détresse ne va plus nulle part. Notre époque, d'ailleurs, est une époque de misère sans art, c’est pitoyable. L'homme est nu, dépouillé de tout, même de sa foi en lui. C’est ça mon livre.[73]

On constate, dans cette déclaration, que Céline actualise la misère humaine en situant son paroxysme dans l'époque contemporaine - ici en mettant en valeur la déréliction de l'homme moderne. Il rejoignait ainsi bon nombre d'intellectuels qui, comme nous l'avons vu, interprétaient la crise des années 30 comme la fin d'un monde, la mort d'une civilisation. Si les intellectuels de cette époque voyaient dans la Grande Guerre, élément fondateur, l'origine de ce cancer, le romancier, quant à lui, situait cette origine en 1900, année de l'Exposition, qui symbolisait à ses yeux les débuts du modernisme et, par conséquent, dans l'optique célinienne, du chaos :

"Qu’on nous permette un petit souvenir personnel. A l'Exposition de 1900, nous étions encore bien jeunes, mais nous avons gardé quand même le souvenir bien vivace, que c'était une énorme brutalité. […] Des gens interminables défilant, pilonnant, écrasant l'Exposition, et puis ce trottoir roulant qui grinçait jusqu'à la galerie des machines, pleine, pour la première fois, de métaux en torture, de menaces colossales, de catastrophes en suspens. La vie moderne commençait."[74]

On passait donc, à travers cette lecture expressive de l'Histoire, directement d'un âge d'Or à un âge d'Airain. Aussi, d'après Céline, la prise de conscience de ce bouleversement radical interdisait aux romanciers d'écrire comme ils l'avaient fait jusqu'alors; le monde étant ce qu'il était devenu, l'écrivain se devait de le représenter sans complaisance :

« Les romans modernes sont beaucoup moins vrais, plus faux, fadasses, cosmétiqués. Et puis, quand je passe par le boulevard, les catins viennent s'offrir de toutes parts; quand je vais aux Folies-Bergère, l’on y exhibe des… et des… Cela alors, la pauvre humanité le supporte avec un certain plaisir. Et les pauvres qui gisent près des métros, c'est lamentable. Ah ! si Rabelais écrivait de nos jours… »[75]

On avait souvent rapproché Céline de Rabelais afin de fustiger le pessimisme du premier.[76] Ici, l'auteur de Voyage au bout de la nuit reprenait la comparaison à son compte afin de signifier que le monde tel qu'il était devenu interdisait que l'on utilisât le ton joyeux de Maître Alcofribas. Toutefois, on ne pouvait pas davantage renouer avec la franchise d'un Zola sous peine de bousculer trop brutalement une société nourrie de mensonges:

« Il fallait déjà à Zola quelque héroïsme pour montrer aux hommes de son temps quelques gais tableaux de la réalité. La réalité d«aujourd'hui ne serait permise à personne. […] Nous voici parvenus au bout de vingt siècles de haute civilisation et, cependant, aucun régime ne résisterait à deux mois de vérité. »[77]

Mais Céline ne se contentait pas d'accuser la société de son temps; comme cela arrive souvent chez lui, ces attaques aboutissaient très rapidement à une critique de la nature humaine :

« Les foules sont dangereuses et les folies collectives immenses. L’homme est un singe avec un instinct destructeur formidable. »[78]

Il en venait même, dans son « Hommage à Zola » qui est un véritable plaidoyer contre « les misères de ce temps », à faire passer pour actuelles des qualités qui relevaient plutôt d'une essence :

"Le sadisme unanime actuel procède avant tout d’un désir de néant profondément installé dans l'homme et surtout dans la masse des hommes, une sorte d'impatience amoureuse, à peu près irrésistible, unanime, pour la mort. »[79]

Cette affirmation, qui peut paraître absurde, Céline la justifiait un peu plus loin en invoquant le progrès des sciences humaines - avec l'apparition de la psychanalyse en particulier - qui rendait plus poignantes, dorénavant, certaines réflexions sur l'homme :

Zola croyait à la vertu, il pensait à faire horreur au coupable, mais non à le désespérer. Nous savons aujourd’hui que la victime en redemande toujours du martyr, et davantage. […] Nous avons appris sur les âmes, depuis qu’il est parti, de drôles de choses »[80]

Ainsi, les propos parallèles de Céline rejoignaient, sur le fond, la condamnation qui, tout au long du roman, fustigeait ce début de siècle. En représentant et contestant l'époque contemporaine, l'auteur de Voyage au bout de la nuit offrait à son roman une audience exceptionnelle. Jamais, peut-être, les lecteurs n'avaient été autant sollicités dans l’expérience qu’ils avaient de leur temps; d'une part ils retrouvaient en maint endroit des éléments de la réalité qu'ils côtoyaient quotidiennement, ou qu'ils avaient côtoyés, d'autre part, ils y entendaient l'écho d'une rumeur qui avait commencé à gronder de manière localisée quelques années auparavant et qui, avec la crise, se faisait de plus en plus pressante. Voyage au bout de la nuit parut, en quelque sorte, au moment même où les contemporains, conscients enfin des problèmes alarmants de leur époque, avaient besoin d'exprimer leur refus face au tour que prenaient les événements. Céline leur apporta sa voix, et quelle voix !...

 

          2- Interprétations politico-idéologiques immédiates

 

a-      Des accueils favorables à droite comme à gauche

 

L'accueil immédiat réservé à l'œuvre par les différents partis manifeste également à quel point Voyage au bout de la nuit correspondait à l'attente du public de 1932. Au-delà de la condamnation tapageuse d'une certaine droite de l'époque à la tête de laquelle figurait, par exemple, un André Rousseaux, il convient de mettre en valeur l'unanimité politico-idéolgique obtenue par le livre. Il ne s'agit pas, bien entendu, de faire, après coup, de Voyage au bout de la nuit une bible universelle à laquelle chaque groupement politique se serait référé; il y eut au contraire, d'emblée, des détracteurs à l'intérieur de chaque formation politique. Toutefois, chose plus rare, à l'exception de la droite réactionnaire, aucun mouvement politique n'a su faire bloc contre le livre et les jugements contradictoires prononcés par des hommes appartenant à un même parti furent l'objet de discordes retentissantes. Ainsi, la parution de ce roman eut pour effet, en particulier, de détruire momentanément le clivage droite-gauche à une époque où, avec la montée du communisme, il n'avait jamais été aussi marqué.

A gauche, ce fut chez les communistes que l'accueil fut le plus favorable, Voyage au bout de la nuit fut acclamé pour son anti­capitalisme ostentatoire, son accent "populiste" et sa condamnation d'une société bourgeoise agonisante où persévérait l'injustice sociale. Le Parti voyait en Céline un écrivain capable de prendre la succession de Henri Barbusse, son chantre depuis 1923, qui avait été critiqué à Karkov en 1930 par la R.R.P.P. (association des écrivains politiques soviétiques) pour s'être écarté de la ligne de Moscou en défendant les formes et les techniques de la littérature bourgeoise. Aussi, Elsa Triolet et Aragon intervinrent-ils pour que Voyage au bout de la nuit soit traduit en russe. La préface de cette traduction - signée par Elsa Triolet mais réalisée, en fait, par un traducteur russe - était évidemment politique et faisait du roman "une vraie encyclopédie du capitalisme mourant". De son côté, Léon Daudet, journaliste à l'Action Française et digne adversaire des communistes, surprenait les observateurs en affirmant que cet écrivain, considéré par beaucoup comme un homme de gauche, arrivait à point nommé pour "libérer sa génération".[81] Mais au-delà de cette approbation commune des différents partis qui, lors de l'affaire du prix Goncourt, rassembla autour de Léon Daudet, Lucien Descaves et Jean Ajalbert (tous deux notoirement de gauche) pour la défense de Céline, les contemporains pouvaient observer des dissonances à l'intérieur même des blocs politiques. Ainsi, dans une même revue, les articles se succédaient en se nuançant entre eux, quand ils n’en venaient pas à se contredire purement et simplement. Pierre Audiat mettait en valeur cette confusion générale en ces termes : « Dans les opinions divergentes exprimées par les critiques, ne cherchez nul repère. Je vous dis que ce carabin du diable a brouillé tous les jeux. C'est le chaos; tel critique d'extrême droite se fait l'ardent défenseur d'un livre qui crie la révolte à toutes les pages; par contre un des dirigeants de l'école populiste n'a eu que mépris pour un tableau noir, mais exact, des banlieues parisiennes. Tel critique « démocrate » a fait la petite bouche devant cette image d'un monde démocratisé, tel autre, qui semble écrire avec son stick, a caressé amoureusement les flancs du monstre ».[82] Cette destruction du clivage politique traditionnel contribua pour beaucoup à mettre en valeur l'aspect subversif du livre et lui assura, en partie, le succès de scandale qui devait accompagner sa parution.

Néanmoins, il convient de s'interroger sur les raisons de l'unanimité obtenue par le roman de Céline. Au-delà de l'ambiguïté idéologique de l'œuvre qui, comme nous aurons l'occasion de le voir, devait permettre les interprétations les plus variées, conférant du même coup à la réception des allures protéiformes, il semble que ce soit son aspect révolutionnaire qui permit à des personnalités politiques les plus diverses - en dehors des conservateurs, et pour cause ! - de s'en réclamer. En ce qui concerne les communistes, on ne s'étonnera pas qu'ils aient été séduits par une œuvre qui remettait en cause les fondements de la société bourgeoise en condamnant son système économique ainsi que la guerre et l'impérialisme colon qui, selon Marx, sont les résultats inéluctables du premier. Le pessimisme même de Céline sur la nature humaine pouvait se justifier au regard d'un parti qui prétendait donner naissance à un homme nouveau au sein d'une société nouvelle. Aussi, l'ensemble du livre pouvait, de ce point de vue, être interprété comme l’aspiration à un nouvel Octobre Rouge qui viendrait délivrer cette société agonisante. A droite, l'approbation de ce livre "révolutionnaire" pouvait paraître a priori plus surprenante. Néanmoins, Léon Daudet ne manquait pas d'attirer l'attention sur ce que l'on pouvait tirer de la subversion intégrale mise en œuvre par le roman de Céline : "Nous vivons, comme au XVIème siècle et plus peut-être que sous la Révolution, un temps de trouble général, où tout est remis en question. Mais, pour que les choses reviennent en ordre, il faut qu'elles soient allées au bout du désordre - plus exactement « de la nuit  » - afin que le jour et la hiérarchie les récupèrent, frémissant encore de leur émancipation. Ce qui est fade et moyen, ou médiocre, est stagnant. Ce qui est fort, même s'il est purulent, tend vers l'émancipation et l'air libre. Je ne crains que les zones intermédiaires ».[83] Dans cette perspective, la révolution entamée par le livre devait permettre de réinstaller un ordre ancien sur des bases nouvelles; il ne s'agissait plus de considérer l'état actuel de la société comme une phase transitoire que l'on devait dépasser pour accéder à un monde nouveau. Bien au contraire, du point de vue de la droite réactionnaire, la société de l'époque était à considérer comme une dégradation par rapport à un ordre ancien qu’il s'agissait de retrouver. Toutefois, bien que dans les deux cas les perspectives fussent inversées, on n'en demeurait pas moins d'accord sur deux points : on se devait de refuser la société française telle qu'elle était (n'oublions pas que la crise la rendait de plus en plus suspecte aux yeux des contemporains), et, par conséquent, il fallait s'orienter vers un autre type de société, régi par des valeurs différentes; quelle que fût l'orientation choisie, la révolution, l'anéantissement des fondements de la société de l'époque, s'imposaient comme une étape obligatoire.

Cependant, qui dit révolution annonce la construction d'un monde nouveau sur de nouvelles bases. Or, d'emblée, les personnalités de droite ou de gauche qui firent confiance à Céline lui demandèrent de se prononcer : quels seraient les lendemains de sa révolution ? Ainsi, Léon Daudet, présentait comme inéluctable le moment où Céline donnerait « un sens à la vie » : « Mais, par l'excès même de son terrestre et de son charnel, il est plus proche du surnaturel, le docteur "Céline ", qu'il ne le croit, et je l'attends à l'heure - qui sonne pour tous les écrivains d'expressivité - où explosera en lui le besoin, soif et faim, de donner un sens à la vie, laquelle n'est pas seulement, comme dit Macbeth, "un conte dit par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui ne signifie rien". Dans tout blasphémateur veille un moraliste, pareil au vers luisant sur l'engrais de la ferme."[84] Il concluait de la manière suivante : « Il est déplacé et outrecuidant de se permettre de donner un avis à un écrivain de la haute qualité de M. Céline-Destouches. Cependant, je pense que ses dons extraordinaires peuvent et doivent maintenant le mener aux Alpes, c'est-à-dire aux cimes que l'on peut atteindre en partant des marécages nauséabonds. Il n'y a pas dans la nature humaine, que le repoussant et l'ignoble. » Victor Molitor manifestait la même intention bienveillante en proposant à Céline un titre pour son prochain ouvrage : « Ne seriez-vous pas capable d'écrire un autre volume intitulé Voyage à la pointe du jour, par exemple ? »[85] De son côté, Aragon se faisait plus menaçant en pressant Céline de prendre parti : « Le grand problème pour vous, Louis-Ferdinand Céline, sera, quoique vous en croyiez, de sortir de l'agnosticisme... vous qui vous refusez à choisir, vous choisirez. Nous vous verrons dans la bataille. Permettez-moi de souhaiter vous voir du côté des exploités et non pas des exploiteurs. »[86] En 1934, Aragon devait acculer Céline: « Il est temps, Céline, que vous preniez parti. »[87] Une réponse précise à ces mises en instance aurait dû permettre à l'auteur de Voyage au bout de la nuit d'intégrer l'un ou l'autre camp, rétablissant du même coup le clivage politique qu'il avait un temps secoué. Toutefois, il restera muet et nous aurons l'occasion d'observer quelles seront les conséquences de cette indécision.

 

b-     L'accueil des anarchistes et des intellectuels catholiques

 

En dehors des partis traditionnels, il est bon, dans le cas de Voyage au bout de la nuit de s'arrêter un instant sur deux réceptions : celle des anarchistes et celle des intellectuels catholiques.

En ce qui concerne les premiers, on ne s'étonnera pas que l’accueil fût extrêmement favorable. L'anti-militarisme militant de Bardamu, son anti­colonialisme, sa critique de l'ordre et de la hiérarchie amenaient les anarchistes à s'identifier à lui. C'est peut-être dans le récit guerrier, au moment où Bardamu se moque ouvertement de l'idéalisme patriotique qui anime, aux alentours de 1930, à l'époque des « ligues » , bon nombre de mouvements de "redressement national", que son discours semble le plus séduisant de ce point de vue. Aussi, l'auteur de Voyage au bout de la nuit reçut un accueil retentissant au sein du groupe anarchiste[88] et fut admis, sans qu'on le lui demande, comme un compagnon de route. Ce qui est confirmé par le témoignage de Jean-Louis Bory qui déclare qu'à la parution du roman « Céline passait pour un anarchiste de gauche ».[89] Nous aurons l'occasion de voir que cet enthousiasme fit long feu.

 

Si l'accueil des anarchistes n'est pas surprenant, il n'en est pas de même de celui que les intellectuels catholiques réservèrent au livre. En effet, qui aurait pu s'attendre à ce qu'un bon nombre de ces intellectuels, souvent les plus notoires, applaudissent à la parution d'un roman qui présentait un monde sans dieu, où l'amour était tourné en dérision, où toute morale était définitivement bannie où, enfin, il n'y avait aucune chance de salut puisque son seul horizon était la nuit. Pourtant les réceptions favorables ne manquèrent pas : nous n'en voulons pour preuve que l'accueil extrêmement élogieux que Pierre Audiat réserva au livre, associant à son nom ceux d'écrivains fameux : « Mais faites attention à ceci : des écrivains qui ont fortement senti et fortement exprimé la misère de l'homme, son angoisse, et qui pourtant sont tout le contraire des révoltés, ont entendu dans Voyage au bout de la nuit le cri d'une âme en détresse, la plainte d'Anfortas qui porte au flanc l'inguérissable blessure. François Mauriac, Georges Bernanos, bons ou, tout au moins, assez bons catholiques, et grands romanciers, n'ont pas rejeté Louis-Ferdinand Céline dans les ténèbres extérieures; ils ont reconnu en lui un frère, grâce à un signe secret. Ce signe secret c'est l'amour qui s'est mué en désespoir, car le désespoir est l'amour, précédé du signe "moins". Si le titre n'avait été pris par François Mauriac, précisément, on aurait pu appeler Voyage au bout de la nuit, Le Désert de l’amour. »[90] René Schwob tenta, de son côté, de justifier en ces termes son éloge de Voyage au bout de la nuit dans une lettre adressée à Céline: « […] c'est ma foi chrétienne qui me faisait vous défendre et vous approuver. Car si jamais, sauf en quelques lignes et pour le rendre ridicule, si Dieu n'apparaît jamais dans votre œuvre, il y est sous cette forme d'aspiration inavouée à l'Amour - sous cette forme de la souffrance (qui s'exhale de chacune de vos lignes) à vous sentir doué d'un insuffisant amour. Oui c'est par là je crois que, tout en n'aimant que les œuvres où l'amour de dieu et des êtres est exalté, j'ai pu être si sensible à votre œuvre où l'ignominie humaine est seule peinte. Parce que je vous ai senti plus misérable encore de votre incapacité à vous sacrifier totalement, de l'incapacité où est tout homme à se sacrifier pour un compagnon de misère, que souffrant de vos misères mêmes. » Aussi étrange soit-elle, cette approbation des catholiques par l'intermédiaire de leurs personnalités les plus illustres fut réelle et l'on pourrait encore, pour s'en persuader, mettre en avant l'accueil extrêmement élogieux de ce catholique fervent qu'était Elie Faure et qui entretint une correspondance suivie avec le romancier pendant de nombreuses années. Toutefois, on notera que, contrairement aux autres groupes politiques ou idéologiques, les intellectuels catholiques ne cherchèrent pas, en général, à orienter Céline vers une « solution » de Voyage au bout de la nuit qui, par exemple , aurait laissé apparaître un salut possible. Ainsi, pour Pierre Audiat, c'est au sein même du désespoir toujours présent dans le roman que se manifeste l'amour, valeur essentielle pour un catholique. Dans cette perspective, le roman se suffisait à lui-même et si, par la suite, ces catholiques prirent leurs distances, leur réaction ne fut provoquée que par la parution des pamphlets.

Ainsi, si l'on pouvait s'attendre à ce que le roman de Céline choquât plus d'une idéologie - et il ne manqua pas de le faire - il n'obtint pas moins, lors de sa parution, si nous tenons compte des réactions immédiates, l'approbation de personnalités appartenant à des formations politiques ou idéologiques extrêmement diversifiées. Toutefois, exception faite, comme nous l'avons vu, des intellectuels catholiques, aucun de ses défenseurs ne voulut en rester à la table rase mise en œuvre par le roman et tous exigèrent de l'auteur qu'il leur montrât désormais une issue qui donnât un sens aux remises en cause opérées par le livre. Nous aurons l'occasion de constater que le refus que Céline prononça au fil de ses déclarations auprès des journalistes devait avoir pour conséquence, quelques mois plus tard, de bouleverser cette première réception politico-idéologique de son œuvre.

 

B. D'un point de vue littéraire

 

1-     L'homme

 

Si, maintenant, on observe les choses d'un point de vue plus proprement littéraire, force est de constater, là encore, que tant l'homme que l'œuvre répondent, dans une certaine mesure, à l'attente du public de l'époque.

 

a-      Une participation active aux conventions littéraires.

 

L'homme, tout d'abord, dont on ne retient bien souvent que le côté farouche et provocateur, a su imposer l’image d'un écrivain volontiers mondain, cherchant dès le départ à intégrer le cercle de ses semblables et se pliant aux conventions du milieu.

Loin d'être aussi détaché de son œuvre qu'il le prétend,[91] Céline prit d'emblée sa carrière d'écrivain en main et chercha, avec la publication de son premier roman, à obtenir un succès de librairie. C'est, du moins, ce qu'il rapporta à Elisabeth Porquerol qui nota, après s'être entretenue avec lui « Ce qui lui a donné l'idée d'écrire : le succès des populistes, surtout Dabit ».[92] La même référence à Eugène Dabit est faite par Céline en 1960 alors qu'il est interrogé par Jean Guénot : « […] Et alors là, tout d'un coup... J'connaissais Dabit, qu'était au métro des Abbesses... C'était un très gentil garçon... Lui, vous savez qu'il était communiste... Alors, il se met à sortir Hôtel du Nord chez Denoël... Moi, à ce moment-là, j'avais un mal énorme à payer mon loyer, justement... C'était pourtant pas brillant, je vous assure... Alors, comment en sortir... Et je m'suis mis à écrire... Et j'ai pris le nom de ma mère, qui s'appelait Céline... »[93] Malheureusement, cette déclaration est truffée d'inexactitudes : tout d'abord, le "tout d'un coup" employé par Céline ne saurait correspondre à une réalité : nous savons qu'il a composé L’Eglise avant la publication de Voyage au bout de la nuit et que cette pièce a été refusée par les éditeurs auxquels elle a été présentée. D'autre part, comme le révèle Maurice Bardèche,[94] nous savons, par une lettre de Céline lui­-même, qu'il a connu Dabit bien après la publication de Voyage au bout de la nuit. Nous pouvons toutefois, sans trop risquer de nous fourvoyer, retenir deux choses de ce témoignage. Tout d'abord, l'exemple des succès populistes et, celui, énorme, d'Eugène Dabit en particulier, eurent certainement une influence décisive sur Céline. D'autre part, il convient de relever, dans la déclaration de ce dernier, la volonté affirmée de rendre lucrative son entreprise. L'auteur de Voyage au bout de la nuit ne se présente donc pas comme un amateur de littérature qui, à ses heures perdues, écrirait des livres pour se distraire, mais comme un écrivain professionnel comptant tirer un bénéfice de son travail. Aussi, cet aspect lucratif, loin d'être étouffé par une quelconque pudeur - ce qui, bien sûr, ne correspondrait pas au personnage ! - fut à de nombreuses reprises mis en avant par Céline avec plus ou moins de provocation. Ainsi, on le découvre hâbleur dans une lettre datant de 1947 adressée à Milton Hindus « Mes romans me rapportaient 1 million par an jusqu’à 1944 et à mon éditeur, le malheureux Denoël, largement le double - je tombe de haut vous le voyez - j'étais aussi l'auteur le plus cher de France ! Ayant toujours fait de la médecine gratuite je m'étais juré d'être l'écrivain le plus exigeant du marché - et je l'étais ».[95] Ailleurs, il se fait franchement provocateur, ainsi, lorsque Georges Ulysse lui fait remarquer que le public a été choqué par les insultes que Robinson, dans le roman, lance à son colonel mourant, il réplique par une boutade restée célèbre : « cela représente trente mille exemplaires de plus de vendus ! »[96] Bien entendu, il convient, là encore, de faire la part de ce qui, dans ces discours, appartient à la mise en scène provocatrice du personnage et ce qui correspond à une réalité. Qu'en penser lorsque l'on sait que le même Céline, qui s'emportait contre le peu d’intérêt que représentait, pécuniairement parlant, le prix Renaudot,[97] refusa l'équivalent de la somme récompensant le prix Goncourt que lui offrait la municipalité de Clichy.[98]

Toutefois, c'est peut-être justement à travers cet intérêt certain qu'il manifestait pour les prix littéraires que l'auteur de Voyage au bout de la nuit correspondait le mieux à l'image que l'on pouvait se faire d'un homme de lettres. En effet, nous avons vu quelle était l'importance de ces prix littéraires dans les années 30 : obtenir un prix, encore aujourd'hui, est l'indice d'un succès garanti, succès qui à son tour peut inaugurer une carrière d'écrivain. Aussi, Céline ne manqua-t-il pas de s'intéresser aux récompenses qu'était en droit d'attendre son roman : "Le livre a beaucoup de succès en France. J'espère un peu le prix Goncourt pour le 10 décembre mais c'est tout à fait difficile à prédire. La compétition est tout à fait vive" confie-t-il dans une lettre adressée à Erika Irgang.[99] Ailleurs, il écrit à un ami non identifié jusqu'à ce jour : « Je saute comme une puce à travers Paris à la chasse à mes corrections d’imprimerie !… J’espère que tu as bien préparé notre affaire Goncourt pour autant que ces choses soient influençables… »[100] Justement, ces choses sont "influençables" : convoiter un prix littéraire impose que l'on se soumette à certains rituels incontournables. Céline le savait qui demanda à Denoël de lui imprimer des exemplaires nominatifs afin de les envoyer à certains membres du jury.[101] Ainsi, il accompagnait l'exemplaire envoyé à Jean Ajalbert, membre influent du jury, d'une dédicace plutôt mondaine : « A monsieur Jean Ajalbert, qui nous donne le courage. Très respectueux hommage. Louis Céline. »[102] On le découvre franchement flagorneur en tête du volume dédicacé à Gaston Chérau, autre membre du jury Goncourt dont il prétend avoir « essayé de comprendre la leçon » et à qui il présente son « très respectueux hommage ».[103] Céline ne manque pas non plus de rendre visite à ceux qui peuvent le soutenir dans cette compétition, tel Lucien Descaves, qu'il rencontre le 2 novembre, ou Léon Daudet. Enfin, il sacrifie encore aux conventions, après l'obtention du prix Renaudot, en invitant les membres                          à un repas le 16 mars 1933. De même, toujours selon l’usage consacré, il retrouve le jury le 7 décembre 1933 afin de le présider.

Le voilà désormais écrivain à part entière. Il ne lui manque plus, pour offrir l'image parfaite d'un homme de lettres, qu'à entretenir des rapports cordiaux avec ses confrères. Ce qu'il ne manque pas de faire, en envoyant, par exemple, un exemplaire de son livre à François Mauriac (qu'il insultera par la suite), à Elie Faure, à Paul Léautaud, à Jules Romains, à Francis Carco, à André Maurois pour ne citer qu'eux. Chaque fois, figure en tête de volume une dédicace extrêmement courtoise qui, là encore, contraste avec l'idée que l'on a retenue du personnage. Par ailleurs, c'est à cette époque qu'il noue des correspondances régulières avec des écrivains qui ont apprécié son talent; citons Léon Daudet, Albert Thibaudet, Lucien Descaves et surtout Elie Faure. Il est également le proche de Henri Barbusse et d'Eugène Dabit et fréquente des hommes aussi célèbres que jean Ajalbert, Georges Bernanos et l'abbé Mugner. Enfin, il convient à tout écrivain qui désire se ménager une large audience auprès du public de mettre de son côté les journalistes afin qu'ils lui accordent des interviews témoignant de son activité littéraire, ou, tout au moins, qu'ils ne présentent pas de critiques trop sévères à son égard; aussi, Céline ne manquera-t-il pas de courtiser des chroniqueurs notoires tels que Georges Altman, Elisabeth Porquerol ou Max Descaves. Ainsi, l'image d'un marginal provocateur et volontiers grossier a occulté, aux yeux du lecteur d'aujourd'hui, un Céline arriviste, animé par la volonté d'accomplir une carrière d'écrivain et qui, pour parvenir à ses fins, n'hésita pas à se plier aux conventions sur lesquelles doit se régler le parfait homme de lettres. Quoi qu'il ait déclaré par ailleurs - en affirmant, par exemple, qu'il n'accorderait pas d'interviews - Céline offrit à ses contemporains l'illustration de ce que pouvait être une vie d'écrivain, ne rechignant pas, à l'occasion, à prendre le devant de la scène dans des chroniques qui auraient pu porter le titre général de "Vie des artistes de ce temps". En cela, Céline répondait à toutes les attentes du public, peut-être même, comme nous allons le voir, plus encore que ses confrères.

 

b-     Elaboration d'un mythe autour de sa personne.

 

En effet, Céline se refusa à donner de lui l'image d'un écrivain traditionnel. Les journalistes eux-mêmes s'employèrent, selon l'adage « à œuvre exceptionnelle, écrivain d'exception », à construire un mythe autour de sa personne. Les rapports établis d'emblée entre le roman et la vie de l'écrivain n'y furent étrangers. Ainsi, décrire les lieux où se "terrait" Céline consistait bien souvent à revenir sur les paysages désolés de Voyage au bout de la nuit et les journalistes n'hésitèrent pas à en accentuer le côté pathétique par des traits stylistiques qui tenaient plus de l'entreprise littéraire que de l'interview proprement dite : « La rue du dispensaire cherche son âme encore dans les terrains vagues. La masse titanique et désolée de bâtiments à bon marché écrase la clinique populaire construite à ses pieds des mêmes briques glacées. Le plaisir, la douleur, la haine, qui gonflent de vie et de lumière dans la nuit cette armature géante, suppurent jusqu'au bâtiment bas aux vitres dépolies. La grande avenue qui passe tout à côté charrie vers lui comme une large rigole les misères qui suintent éparses dans cette banlieue. Celui qui est là pour les panser est un grand garçon rudement charpenté, la mèche en désordre, aux traits plébéiens, serré dans une blouse blanche. Son nom importe peu. Celui de cette région suburbaine non plus. Je suis venu chercher ici celui qui s'y cache, M. Céline, l'auteur de Voyage au bout de la nuit ».[104] Ce procédé à la Balzac ou à la Zola, qui consiste à décrire un paysage chargé de sens avant d'en venir au personnage qui l'habite dans le but d'établir clairement la relation entre les deux, est repris par Victor Molitor dans les Cahiers Luxembourgeois : « Le vieux quartier où je suis en quête est assez triste avec son pittoresque mourant. On y devine encore le passé. Les bicoques qui reposent fragilement sur les collines de sable sont trop rongées et battues par le temps. Il y a des guinguettes aux devantures peinturlurées où les souvenirs se sont fixés avec une ténacité de patine et tout autour le silence. Quelques moulins à vent se dressent avec un charme de poésie, noirs, décrépits et immobiles. C'est dans ces parages que Roland Dorgelès et Francis Carco rôdèrent jadis parmi les herbes et les buissons. Et c'est dans ces mêmes parages au décor changé que Céline mène maintenant son existence solitaire. Je m'arrête devant une maison portant le numéro que je cherche. Bâtisse qui est sombre de vétusté. Je passe par une porte en fer pour entrer dans une cour serrée entre des murailles qui luisent d'humidité. Quelques moineaux y sautillent, plaintifs. Au fond s'élève un bâtiment à l'aspect neuf. Je m'adresse au concierge. »[105] Ainsi, en choisissant une langue littéraire, en ménageant certains effets, les journalistes en venaient à constituer un mythe autour de la personne de Céline, le mythe de l'écrivain dont la vie ne peut être qu'en accord avec son œuvre qui, du même coup, prend des allures de témoignage : subtile inversion des valeurs où le journaliste devient écrivain et réciproquement. Cette entreprise connut son paroxysme avec un Paul Vialar qui, par une série d'interrogations, parvenait à créer une aura mystérieuse et angoissante, laquelle faisait de l'écrivain un personnage d'exception dont la parole s'apparentait à un oracle: « J'ai gravi la rue Lepic, je me suis arrêté un peu plus haut que le Moulin de la Galette, devant une maison lépreuse comme le soir descendant. J'ai ouvert une grille. Comment suis-je passé devant un concierge aux cheveux blancs et qui sentait le ragoût dominical ? Par quel sortilège ai-je gravi, plutôt qu'un autre, l'escalier d'un bâtiment assez moderne qui fermait la cour ? Pourquoi ai-je demandé le « docteur Destouches » ? Qui m'a ouvert ?... Dans un intérieur simple, mais de bon goût, j'ai vu un homme, un gaillard, grand, sans rien de très remarquable, sinon, seule lumière de ce visage, deux yeux admirables, tantôt cruels et tantôt tendres. Et je crois bien que cet homme, dans la pénombre, s'est mis à parler tout haut. »

La description du personnage était animée de la même intention : tout d'abord, son aspect mystérieux, propre à piquer la curiosité, était mis en valeur par sa discrétion, recette éprouvée pour entretenir un mythe : moins une vedette apparaît, plus elle déchaîne les passions lorsqu'elle le fait. Aussi, les journalistes insitaient-ils sur la difficulté que l'on éprouvait à rencontrer Céline, tel Pierre-jean Launay qui déclare : = « Lorsqu'un auteur se cache aussi soigneusement que Louis-Ferdinand Céline, l'interview devient du sport. Pour arriver d'abord à connaître le vrai nom de cet écrivain, son adresse (à laquelle il n'est d'ailleurs jamais) et pour enfin le surprendre en pleine occupation, il m'a fallu employer des ruses de Sioux. »[106] et de poursuivre un peu plus loin : « Alors j'ai dû engager ma parole de ne rien révéler de la personnalité de Céline, et je le regrette. » La parole donnée et le regret exprimé tiennent, en l'occurrence, de la mise en scène du mystère. En outre, les derniers mots de l'interview mettent en valeur une sensibilité et une pudeur qui, a posteriori, ne laissent pas de sembler douteuses : « Les yeux de Céline expriment une telle tristesse que je n'ai pas voulu en demander plus. Sur le seuil il me recommande à nouveau : "- Laissez- moi dans l'ombre. Ma mère ne sait pas que j'ai écrit ce livre, ça ne se fait pas dans la famille". »[107] Placées en fin d'interview, ces quelques lignes offraient une clausule pathétique qui tenait manifestement, encore une fois, de l'effet littéraire. Cependant, ce fut une constante chez les critiques de l'époque que d'utiliser, dans la même perspective d'élaboration d'un mythe, ce contraste entre une œuvre dure, implacable et un auteur à la sensibilité exacerbée. Souvent, d'ailleurs, le journaliste cherchait dans la physionomie de son interlocuteur les signes de cette sensibilité pudique : « Je ne vois plus maintenant que les yeux de M. Céline […]. Des yeux dont le regard est comme crispé, des yeux douloureux intensément, des yeux à faire pleurer. »[108] Aussi, la modestie semblait-elle devoir être l'apanage d'un écrivain dont on prétendit qu'il avait voulu publier son roman de manière anonyme et dont la reconnaissance n'aurait été due qu'à un événement fortuit.[109] D'après Gaston Picard (qui n'avait pourtant pas voté pour Céline afin de lui attribuer le prix Renaudot), cette modestie était manifestée par son rire qu'il analysait comme « une façon d'écarter tout ce qui serait à la louange et de son œuvre et de lui. » Ailleurs, Max Descaves mettait en valeur ce trait de caractère à la fin de son article par une formule lapidaire qui raisonnait de manière solennelle, définitive et prétendait emporter la sympathie sinon le respect : « Signe particulier : ne porte pas le ruban de la Médaille militaire que lui ont valu, et sa conduite pendant la guerre et la blessure dont il ne parle pas. »[110]

D’autre part, les journalistes furent efficacement secondés par Céline lui-même dans l'édification de ce mythe. En refusant systématiquement les interviews, par exemple, il offrait de lui l'image d'un écrivain marginal et mystérieux - image qui, a posteriori, est démentie par le nombre des entretiens effectivement accordés – « Puisque vous m'avez déniché, je n'ai pas la cruauté de vous renvoyer, tant pis. Mais vous êtes le premier journaliste qui me surprenne et vous serez le dernier, demain je pars. » déclarait-il à Pierre-Jean Launay.[111] Cependant, un mois plus tard il laissait Max Descaves l'entretenir, ce qui ne l'empêchait pas de formuler le même refus : « Je vous vois venir, vous ! Ce n'est pas pour me consulter que vous avez traversé Paris, fringué comme vous l'êtes ! Vous venez m'interviewer… Eh bien ! Mon petit vieux, tout mais pas ça !… Inutile ! C’est pas mon affaire. »[112] Deux ans plus tard, après avoir accordé un nombre impressionnant d'interviews, il en était toujours à faire montre de la même pudeur devant l'insistance d'un Victor Molitor : « Vous êtes une exception, car je ne reçois jamais personne. Je veux être tranquille. »[113] Une fois l'interview entreprise, il ne lui restait plus, pour poursuivre l'élaboration de ce mythe personnel, qu'à se donner en représentation. C'est ainsi qu'après avoir écrit l'histoire de Bardamu, il en vint, à de nombreuses reprises, à composer le roman de sa vie[114] qu'il agrémentait de force détails pittoresques en mettant en avant, par exemple, le mythe bien connu de l'autodidacte de souche plébéienne qui parvient finalement à s'introduire dans les hautes sphères de son époque (en l'occurrence, l'élite culturelle des années 30), presqu’à son corps défendant, sans, bien entendu, renier ses origines. Ces narrations étaient, comme il se doit, marquées du sceau de la vérité par un langage faubourien de circonstance. Céline insistait, de plus, sur son état de santé qu'il présentait comme déplorable depuis la dernière guerre, manifestement pour rendre pathétique le récit de sa vie : « M. Céline - nous ne parlerons que de lui, n'est-ce pas ? - est un malade. Blessé de guerre, réformé. Et puis autre chose aussi. Quand je vous parle en ce moment j’ai un train dans l'oreille gauche, un train en gare de Bezons. Il arrive, il s'arrête, il repart. Ce n'est plus un train maintenant; c'est un orchestre. Cette oreille est perdue. Elle n’entend plus que pour me faire souffrir. Je ne peux presque pas dormir. […] J’ai 40 ans, je suis malade. Un homme fini. » Enfin, il lui arrivait de se mettre personnellement en scène, considérant sa propre vie comme un objet romanesque à offrir en pâture au public. C'est ainsi qu'il proposa à Max Descaves d'assister à une consultation médicale; suit alors une auto-­représentation de Céline où il joue le rôle d'un médecin débonnaire, volontiers familier avec sa clientèle et parvenant ainsi à mettre à l'aise n'importe qui - une ombre au tableau, cependant, un chroniqueur de l'époque ayant voulu vérifier le mythe en se présentant de manière anonyme au cabinet du docteur Destouches reviendra terriblement déçu de n'avoir pu trouver qu'un médecin fort commun et si peu familier...

Ainsi, par le truchement de l'écriture et de la représentation, les journalistes et Céline lui-même parvinrent à élaborer un véritable mythe autour de l'auteur de Voyage au bout de la nuit. Ce mythe, au même titre que celui des poètes maudits, par exemple, eut pour effet d'accaparer la sympathie des lecteurs ou, tout au moins, de piquer leur curiosité mieux que ne l'aurait fait un écrivain qui se serait contenté de se plier aux conventions et mondanités imposées par son milieu. Subtilement, en prétendant fuir le succès et le public, Céline parvenait ainsi à gagner toute son attention et s'offrait le luxe de défrayer la chronique pendant plusieurs mois.

 

            2- L'œuvre

 

Si l'on observe, à présent, la réception de l'œuvre proprement dite, on est étonné de constater que, pas plus que l'homme, elle ne fut l'objet du rejet unanime que l'on retient parfois.

 

a-      Elle s'inscrit dans les tendances de l'époque.

 

Nous avons vu quels furent les efforts mis en œuvre par Céline afin d'obtenir une place parmi les écrivains de son temps. Or, le milieu le lui a bien rendu. Si son œuvre s'intègre dans l'horizon d'attente de son époque, c'est, tout d'abord, parce qu'elle est acceptée et même louée par les écrivains contemporains; en cela, elle s'inscrit donc parfaitement dans sa « série littéraire » : l'accueil d'écrivains aussi différents que Malraux, Maurois, Valéry ou Bernanos relève plus de la conformité que de la marginalité. C'est ainsi qu'en 1932, Lucien Descaves affirmait : « ce romancier là est notre Dostoïevsky ».[115] Ailleurs, André Maurois voyait en Céline un « nouveau venu de grand talent ».[116] Valéry, de son côté, soulignait le côté paradoxal du roman en parlant d' « un chef-d'œuvre criminel ».[117] On notera encore les accueils favorables des Marcel Schwob,[118] Bernanos,[119] François Mauriac,[120] Paul Nizan,[121] Claude Lévi-Strauss[122] et autre Marcel Arland[123]. La liste serait longue s'il fallait être exhaustif car on serait contrait d'ajouter encore des noms aussi illustres que ceux d'Eugène Dabit, Charles Plisnier, André Chamson et d'autres non moins connus. Nous nous contenterons de rappeler celui, des défenseurs de la première heure tels que Malraux à la NRF, Léon Daudet à L’Action française et Lucien Descaves dont nous avons déjà parlé. Enfin, il convient d'ajouter à cette liste déjà imposante, un nom qui restera attaché à l'œuvre de Céline, celui d'Henri Miller qui confia au photographe Brassaï : "Aucun écrivain ne me donna un tel choc.[124] Ces différents éloges on l'intérêt de manifester à quel point Voyage au bout de la nuit était en phase avec la production littéraire de son temps. En l'accueillant de cette manière, les écrivains firent de Céline leur pair, intégrant du même coup son œuvre à la série littéraire qui vit sa parution. En outre, force est de constater qu'en exploitant des thèmes chers à son époque, Céline répondait précisément aux attentes du public contemporain. Le thème le plus en vue, au moment où Céline se mit à écrire Voyage au bout de la nuit était évidemment la guerre. On n'en finirait pas d'établir la liste des romans, mémoires et témoignages qui, depuis la Grande Guerre, avaient fait une peinture plus ou moins réaliste du front et de ses « arrières ».[125] Par ailleurs, le succès obtenu par A l’Ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque ne put que l'encourager dans cette voie en prouvant que la veine était loin d'être épuisée. Là encore, la prise en compte du succès n'est pas à négliger s'agissant d'un Céline qui n'a cessé, tout au long de sa vie, de tenter de pulvériser les records de vente - à ce titre, l'amertume que l'on rencontre dans les pamphlets, lorsqu'ils visent les hommes de lettres en particulier, est sans doute en grande partie redevable à l'échec de Mort à crédit. D'ailleurs, il n'hésitait pas à l'avouer dans une lettre à Joseph Garçin où il prétendait, avec le cynisme qu'on lui connaît, avoir choisi « le charnier des Flandres » parce qu'il « faisait recette » et d'ajouter : « il faut suivre la mode comme les midinettes. Ainsi, la guerre depuis Barbusse. »[126] Or, Barbusse avait publié Le Feu en 1916, ce qui, à en croire Céline, aurait fait durer la "mode » pendant plus de quinze ans ! En fait, il faut distinguer deux étapes dans cette production du roman de guerre des années 20. Tout d'abord, des œuvres d'anciens combattants parurent immédiatement après, voire pendant la guerre, pour en témoigner à chaud auprès d'un public qui n'avait pas oublié. La parution du Feu de Barbusse fit date par le scandale qu'elle provoqua : en effet, à travers un langage volontiers ordurier, le roman pulvérisait l'imagerie ancienne à laquelle l'arrière restait fidèle par mauvaise conscience et dénonçait ce qu’il montrait. C'est dans cette lignée que s'inscrivent, avec plus de timidité cependant, le Dorgelès des Croix de Bois (1919) et le Duhamel de Civilisation (l918). Ces œuvres avaient en commun d'être davantage des témoignages que des romans, bien que Duhamel ait obtenu le prix Goncourt de 1918 et Barbusse celui de 1919. Néanmoins, Le Songe de Montherlant, paru en 1923, vint clore cette ère des romans-témoignages en mettant en scène un protagoniste beaucoup plus détaché des événements guerriers que ne l'étaient ceux des œuvres précédemment citées. De plus, l'euphorie des années 20 eut raison de ces productions qui venaient rappeler aux contemporains un souvenir douloureux. Cependant, à partir de 1929-30, la présence de plus en plus pressante de la guerre, que ce soit en Chine, en Ethiopie ou en Espagne, et la montée d'un nationalisme belliqueux dans plusieurs pays d'Europe devaient provoquer une prise de conscience du tragique de la condition humaine avec des oeuvres comme Capitaine Conan de Vercel, Le Sang Noir de Louis Guilloux, La Comédie de Charleroi de Drieu la Rochelle et, bien entendu, La Condition humaine d'André Malraux. C'est dans cette lignée que s'inscrit le roman de Céline. Toutefois, on notera que l'on retrouve dans Voyage au bout de la nuit les tendances confondues des deux mouvements. Notamment, il avait en commun avec les romans d'après-guerre la verve de Barbusse, la place du narrateur du côté des exploités et l'aspect témoignage que confère l'emploi du discours. Mais, d'autre part, on remarque également que Voyage au bout de la nuit avait en commun avec la nouvelle génération de romanciers de porter le débat au-delà de la guerre proprement dite pour entamer une réflexion sur la condition humaine dans un monde absurde qui semblait devoir mener à sa fin la société occidentale. Ainsi, le livre de Céline s'intégrait parfaitement au sein de la production littéraire des quinze années précédant sa parution, tout en annonçant l'évolution qu'allait subir l'exploitation du thème qu'il avait choisi d'illustrer. On retrouve cette même adéquation à sa série littéraire lorsque l'on prend en considération un autre thème cher à l'époque : celui de la relation de voyage avec, plus particulièrement, l'évocation du Congo et la critique des pratiques coloniales qui étaient devenues à la mode depuis la parution du Voyage du Congo d'André Gide en 1926. De même, les Etats-Unis avaient été décrits dans de nombreux ouvrages parmi lesquels il faut retenir les Scènes de la vie future de Georges Duhamel (1930) qui obtint alors un beau succès.[127]

Mais, au-delà de cette reprise thématique, il faut voir dans Voyage au bout de la nuit une poétique romanesque de la quête spirituelle qu'on retrouverait chez des romanciers tels que Fitzgerald, Musil et, surtout, Kafka. En effet, Bardamu est condamné à parcourir le labyrinthe social sans espoir de découvrir aucune vérité et en se heurtant sans cesse à l'absurdité du monde moderne. Cette prise de conscience de la disparité de la réalité objective, de l'extrême complexité du monde l’apparente aux personnages de Proust, de Mann, de Dos Passos ou de Joyce, à cette différence près que dans Voyage au bout de la nuit, comme dans les romans de Kafka, cette disparité est irrémédiable, absurde, et ne laisse pas envisager, par exemple, un "temps retrouvé". Toutefois, en mettant en avant cette quête spirituelle, Céline s'inscrivait décidément dans le contexte littéraire de l’après-guerre.

Enfin, notons que Voyage au bout de la nuit fut interprété d'emblée comme appartenant au mouvement littéraire le plus représentatif de l'époque, à savoir le populisme. La montée des problèmes sociaux dans les années 30, qui avait autorisé le succès de cette « école », assura, pour une large part, celui du roman de Céline. On trouve, en particulier, dans la dernière partie du livre, un certain nombre d'ingrédients couramment exploités par les écrivains populistes : le décor, l'aspect sinistre de la banlieue, la boue, l'ennui, la tension des rapports de classes et même le pathétique de certaines situations (que 1’on songe, par exemple, à l'épisode concernant le petit Bébert). Les personnages, quant à eux, sont miteux, sournois, comédiens, à l'instar de ceux qui hantent les romans d'un Louis Guilloux ou d’un Henry Poulaille. Il faut donc voir dans les déclarations de Céline revendiquant la filiation des populistes autre chose qu'une boutade : cet antécédent ne doit en aucune manière être négligé pour la compréhension de l'œuvre. Si aujourd'hui nous sommes convaincus de la supériorité de Voyage au bout de la nuit qui a su nous faire oublier ses prédécesseurs, retenons que, pour bon nombre des contemporains, il s'inscrivait dans la droite ligne des André Chamson, Tristan Rémy, Jean Guéhénno et autre Eugène Dabit; en cela, une fois encore, il était en totale adéquation avec le contexte littéraire de son époque et ne semblait pas devoir, de ce point de vue, du moins, défrayer la chronique.

 

b-     Un roman qui s'inscrit dans la continuité de l'histoire littéraire

 

S'il semble, comme nous venons de le voir, que Voyage au bout de la nuit s'intègre parfaitement dans sa série littéraire, il convient d'ajouter qu'il réalise cette intégration également dans le cadre plus général de la tradition littéraire.

Tout d'abord, par l'exploitation d'un genre, le roman. Le paratexte, en effet, oriente la réception vers cette interprétation générique, d'une part, en faisant apparaître le mot sur la couverture, d'autre part, au moyen de l'annonce liminaire qui met en valeur l'aspect fictionnel du livre :

« Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.

Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C'est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais [ ...]. »

Ces deux indices manifestent chez Céline une revendication de littérarité dans la mesure où, en mettant en avant son appartenance à un genre, l'œuvre affirme du même coup son inscription au sein de la littérature - nous serions tentés de dire au sein de l'histoire littéraire car le mot roman à lui seul renvoie à toute une production passée dans la lignée de laquelle se situe le livre. Aussi, l'éclat de la réception est, chaque fois, proportionnel aux écarts réalisés par la nouvelle œuvre avec l'expérience que le public a du genre concerné. De même, mettre en valeur l'aspect imaginaire de l'ouvrage consiste à refuser une interprétation mimétique qui n'y verrait qu'un témoignage, simple reflet de la réalité, pour se réclamer de l'alchimie littéraire. Ainsi, Léon Daudet, insistait, dans son éloge de Voyage au bout de la nuit sur le fait qu'il s'agit d'une fiction et non d'un simple récit de vie, où il fallait comprendre : nous avons affaire à une oeuvre littéraire et non à un témoignage : « Ce Bardamu est une fiction tirée du réel, qui n'a point d'autre rapport avec l'auteur, M. Céline-Destouches, que l'imagination de celui-ci. Les assimiler l'un à l'autre, comme le font quelques critiques imbéciles, c'est assimiler Shakespeare à Falstaff, c'est le rendre responsable du crime de Macbeth, c'est accuser Sophocle d'inceste à cause d’OEdipe roi c'est identifier Molière à Tartuffe ».[128]

Cette revendication de littérarité peut encore être perçue, dans Voyage au bout de la nuit à travers l'exploitation des sous-genres qui, eux aussi, renvoient à une expérience de lecture et à une tradition littéraire. Le récit de voyage, tout d'abord, était annoncé par le paratexte : le titre, l'avertissement liminaire cité plus haut ainsi que la chanson apocryphe des Gardes suisses:

« Notre vie est un voyage

Dans l’Hiver et dans la Nuit,

                        Nous cherchons notre passage

                        Dans le Ciel où rien ne luit. »

Comme dans le récit de voyage traditionnel, le mot est investi à la fois d'un sens physique et d'un sens moral : voyager, pour le romancier, consiste à se déplacer pour visiter d'autres contrées, mais également, et surtout, à découvrir des choses nouvelles qui, bien souvent, amènent à réfléchir sur sa propre façon de vivre ou, plus généralement, sur la condition humaine. D'autre part, dans toute une veine du récit de voyage, le déplacement n'est qu'un artifice qui permet de transposer l'analyse de sa propre société dans une région imaginaire; les îles, et autres "monts inaccessibles", dans cette perspective, deviennent des laboratoires politiques ou satiriques selon les intentions de l'auteur. Ainsi, dans Voyage ou bout de la nuit l'épisode africain, conformément à ce langage oblique des récits de voyages, montre un ailleurs qui n'est autre qu'un ici transfiguré par la signification critique, et le monde colonial s'apparente à une longue métaphore où Céline, par la voix du narrateur, exprime un jugement idéologique sur la France contemporaine :

« Dans cette colonie de la Bambola-Bragamance, au-dessus de tout le monde, triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient à peine respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu'à leurs personnes.

Bien au-dessous encore de ces notables les commerçants installés semblaient voler et prospérer plus facilement qu'en Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahuète, sur le territoire, qui échappât à leur rapine. […] Tout le monde devenait, ça se comprend bien, à force d’attendre que le thermomètre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilités particulières et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et l'administration, et puis entre cette dernière et les commerçants, et puis encore entre ceux-ci alliés temporaires contre ceux-là, et puis de tous contre le nègre et enfin des nègres entre eux. Ainsi, les rares énergies qui échappaient au paludisme, à la soif, au soleil, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever sur place, empoisonnés d’eux-mêmes, comme des scorpions. »[129] Dans ce passage, Bambola-Bragamance est une sorte de laboratoire où la chaleur amplifie les comportements de l'homme en société. Dans l'optique de Céline, cette expressivité doit permettre une analyse plus aisée de ce qui, dans la métropole, est voilé par les conventions et l'hypocrisie. On reconnaît encore, ici, le procédé utilisé dans les fables politiques ou philosophiques d'un Voltaire ou d'un Restif de La Bretonne, par exemple. On notera que, par l'intermédiaire du vieil adage selon lequel les voyages nous forment, le récit de voyage est souvent très proche du roman d'initiation auquel Voyage au bout de la nuit ne manque pas d'emprunter quelques ingrédients d'une recette éprouvée. Ainsi, pour Marc Hanrez, la structure du roman de Céline serait très proche de celle du roman picaresque : « De Don Quijote à Moll Flanders en passant par Gil Blas la veine du roman picaresque […] présente à peu près les mêmes caractéristiques […] : on nous montre un à un des personnages, des scènes, des choses, qui ne sont pas destinés à former un tableau harmonieux, mais une suite comparable à la vie même. La morale de l'histoire - si histoire il y a - demeure implicite, comme l'est la signification dans les procès­ verbaux du nouveau roman, à moins qu'elle ne soit illustrée par l'épisode final ou simplement énoncée par le narrateur sous forme de conclusion. A quelques détails près, le Voyage au bout de la nuit offre cette structure; il se rattache même au type le plus ouvert du roman picaresque, puisqu'aussi bien il n'a ni commencement ni fin, au contraire, par exemple, de Tom Jones. »[130] Au-delà de cette similitude formelle, on notera que Bardamu assume tour à tour, au cours du récit, tous les rôles dévolus au picaro classique : étudiant en rupture de ban, soldat tantôt peureux, tantôt vantard, bouc émissaire, parasite, etc.. Comme pour Gil Blas, les moments d'accalmie sont rares et vite écourtés par un événement inopportun qui vient relancer la course du personnage ; pour l'un comme pour l'autre, la vie s'apparente au mouvement, elle est un voyage qu'il faut mener à son terme, même si ce terme, pour Bardamu, est le bout de la nuit. Ainsi, lorsqu'aux Etats-Unis, il a enfin trouvé un havre de paix auprès de Molly, au lieu d'y cultiver son jardin, il préfère reprendre sa folle poursuite du néant. Voyage au bout de la nuit emprunte encore des éléments au roman exotique dans sa partie africaine par l'évocation de la flore, de la faune ou encore des mœurs indigènes. Il est remarquable que, pour cette évocation, Céline a recours à des procédés d'amplification qui mettent parfois en scène un décor surnaturel à la Pline l'Ancien ; ainsi, cette description du jardin du prêtre qui l'a recueilli :

« Je croyais bien que c'en était fini, j'essayai de regarder encore un peu ce qu’on pouvait apercevoir de ce monde par la fenêtre du curé. Je n'oserais pas affirmer que je puisse aujourd'hui décrire ces jardins sans commettre de grossières et fantastiques erreurs. Du soleil, cela c'est sûr, il y en avait, toujours le même, comme si on ouvrait une large chaudière toujours en pleine figure et puis, en dessous, encore du soleil et de ces arbres insensés, et des allées encore, ces façons de laitues épanouies comme des chênes et ces sortes de pissenlits dont il suffirait de trois ou quatre pour faire un beau marronnier ordinaire chez nous. Ajoutez un crapaud ou deux dans le tas, lourds comme des épagneuls et qui trottent aux abois d'un massif à l'autre. »[131]

Une fois encore, il ne s'agit pas de la description objective d'un pays, mais plutôt d'une fantasmagorie qui manifeste une entreprise délibérément littéraire. Enfin, Voyage au bout de la nuit  tient encore par certains aspects du roman à thèse, genre dans lequel s'était illustré un Paul Bourget, par exemple, dans la mesure où l'ensemble du livre est porté par une idée sous-jacente qui peut être résumée par la célèbre formule déjà présente dans La Vie et l’OEuvre de Philippe-Ignace Semmelweis : « Dans l'histoire des Temps, la vie n'est qu’une ivresse, la vérité c'est la mort. » Cette thèse est au long du roman illustrée par des situations qui entraînent commentaires et aphorismes. Ainsi, après avoir peint son désespoir face à l'ennui américain, Bardamu-Céline en vient à élargir cette détresse au plan métaphysique :

  "C'est l'âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu'on a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c’est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir.  Je n’ai jamais pu me tuer moi. »[132]

Toutefois, ce thème privilégié n'est pas le seul à faire l'objet de discours généraux. Ailleurs, c'est l'inconscient, autre centre d'intérêt privilégié de l'auteur, qui provoque une réflexion; ainsi, après avoir évoqué le mystérieux professeur Princhard, le narrateur explique : « Tout ce qui est intéressant se passe dans l'ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes. »[133] Cette découverte est confirmée à plusieurs reprises, notamment au moment où Bardamu tente de définir le caractère de Robinson: « De nos jours, faire le "La Bruyère" c'est pas commode. Tout l'inconscient se débine devant vous dès qu'on s'approche. »[134] Enfin, ce sont parfois les partis pris politiques de l'auteur qui font l'objet de tels commentaires; c'est le cas, par exemple, après que le narrateur a évoqué l'atmosphère décadente des colonies : ce constat l'amène à conclure par un « voilà comment on perd ses colonies » qui sent l'amertume. Cette fonction de commentaire est parfois si présente que les situations décrites semblent devoir leur présence à la seule volonté d'illustrer une idée de l'auteur. Aussi, Céline est-il parfois à la limite de choir dans le travers des auteurs de romans à thèse qui, animés par le désir d'exprimer leurs idées, relèguent au second plan une narration qui devient vite ennuyeuse. Heureusement, l'auteur de Voyage au bout de la nuit, en attribuant ces commentaires à la voix narratrice, a su donner une unité de ton au roman qui lui a permis d'échapper au destin de l'œuvre d'un Paul Bourget, par exemple. Notons encore que les discours assumés par Bardamu ont parfois l'éclat d'un aphorisme qui leur confère une réelle valeur littéraire - que l'on se réfère, à cet égard, aux extraits cités précédemment.

Cette exploitation de genres et de sous-genres, comme nous l'avons vu, inscrivait l'œuvre de Céline dans une continuité littéraire qui permettait au public d'établir des relations avec des oeuvres antérieures. L'attribution d'antécédents littéraires à l'auteur de Voyage au bout de la nuit devait produire le même effet auprès des lecteurs de l'époque. En effet, dès la parution, les critiques crurent pouvoir mettre en valeur des parallèles entre Céline et des auteurs disparus. L'écrivain le plus évoqué fut Rabelais pour sa truculence et ses gauloiseries, ainsi, René Trintzius pouvait écrire : « Je vois bien qu'à quatre siècles de distance, c'est une sorte de Rabelais qui vient de pousser là, sous nos yeux ébahis, dans le jardin des lettres françaises "si bien entretenu". »[135] Léon Daudet, de son côté, abondait dans ce sens en rattachant plus généralement Voyage au bout de la nuit à la veine du seizième siècle dès l'ouverture de son article : « Voici un livre étonnant, appartenant beaucoup plus, par sa facture, sa liberté, sa hardiesse truculente, au XVIème siècle qu'au XXème […]. »[136] Un peu plus loin, c'est du Satyricon qu'il rapproche le livre : « On connaît, dans l'antiquité, un ouvrage analogue : le Satyricon de Pétrone. » On n'en finirait pas de citer les nombreux auteurs, parfois très différents, auxquels les lecteurs de l'époque ont eu recours pour retrouver une trace de Céline dans l'histoire littéraire.[137] Ce qui importe, ici, ce n'est pas l'exhaustivité d'une liste, mais plutôt de mettre en valeur l'inscription immédiate de l'œuvre de Céline dans la tradition littéraire par ce type de parallèles. Ces rapprochements, même lorsqu'ils étaient négatifs - tel celui opéré par Paul Bourniquel parlant d'un « Rabelais hypocondre »[138] - eurent pour mérite d'affirmer la littérarité de Voyage au bout de la nuit en l'impliquant dans une filiation reconnue par l'ensemble du monde littéraire. Céline lui-même, bien que partagé entre le désir de se faire passer pour un novateur absolu et celui d'intégrer le cercle fermé du monde littéraire, admit à plusieurs reprises avoir lu des œuvres d'auteurs antérieurs : « Les morts ? J'ai mâché leurs livres en mastiquant la vache classique » avoue-t-il à Merry Bromberger.[139] C'est encore ce qui ressort de son entretien avec Elisabeth Porquerol qui note après son départ : « Il a lu énormément, très cultivé. »[140] Parfois, devant l'insistance de son interlocuteur, il va jusqu'à citer des noms. Ainsi, à Victor Molitor qui lui demande « qui vous a inspiré, Monsieur Céline », ce dernier jette trois noms en pâture sans développer davantage : « Eh ! bien, c'est Balzac, Freud et Breughel. »[141] On retrouve la même mention de Freud dans une interview accordée à Charles Chassé : « Le délire, il n’y a que cela et notre grand maître actuellement à tous, c'est Freud. Peut-être, si vous tenez absolument à me trouver d’autres influences plus littéraires, peut-être que vous pourriez indiquer les livres de Barbusse. »[142] L'allusion à un auteur contemporain contribuait à inscrire l'inspiration de Céline dans la série littéraire à laquelle appartenait son œuvre. Là encore, il serait fastidieux de noter l'ensemble des écrivains cités par Céline au gré des interviews et de ses humeurs. Retenons simplement que ces influences existent et que les lecteurs de 1932 ont pu, par exemple, déceler une réminiscence du Candide de Voltaire dans tel épisode de Voyage au bout de la nuit où le narrateur utilisait la symétrie pour mettre en valeur l'absurdité de la guerre:

« […] il y avait la guerre entre nous, cette foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimante ou non, à envoyer l'autre moitié à l'abattoir. »[143]

Il apparaît donc, à la lumière de ces observations, que Voyage au bout de la nuit correspondait sur de nombreux points à l'attente du public de 1932 : son ambiguïté idéologique lui permit une large audience au même titre que son inscription au sein du monde littéraire. On s'étonnera, alors, que la parution du livre ait donné lieu au scandale bruyant qu'on en a retenu. Soulever cette question revient à s'interroger sur "l'écart esthétique" réalisé par le livre; Céline s'est-il contenté, comme notre étude le laissait entendre jusqu'à présent, d'utiliser les codes éprouvés par les productions précédentes ou a-t-il, au contraire, modifié voire transgressé ces codes ? La dernière partie de notre travail consistera, justement, à tenter de répondre à cette question primordiale dans le cadre d'une étude de la réception.

 


 

 

L’ECART DE

 

VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT

 


 

L'étude de l’écart esthétique réalisé par une oeuvre consiste à relever les différentes transgressions qu'elle effectue par rapport aux codes idéologiques ou littéraires en place. Ces codes peuvent appartenir à une tradition - c'est le cas lorsque, par exemple, on considère les subversions génériques opérées par un roman - ou être plus ponctuels comme dans le cas d'un écart réalisé par rapport à une thématique propre à une série littéraire. Cet examen a donc pour but de mettre en valeur les différentes modalités selon lesquelles un écrivain dépasse les lois qui régissent l'univers culturel dans lequel il s'inscrit et, par conséquent, d'isoler les vecteurs novateurs qu'il propose. Il n'est pas question d'affirmer que la valeur esthétique d'une oeuvre (ses chances de devenir "classique") est proportionnelle à l’écart qu'elle réalise au moment de sa parution, car bouleverser un contexte codifié n'est pas nécessairement un critère de réussite : on pourrait imaginer une œuvre "révolutionnaire" qui n'en serait pas moins un échec à cet égard. A l'inverse, ce n'est pas parce qu'une œuvre répondrait entièrement à l'attente du public contemporain de sa publication qu'elle serait à considérer comme un échec littéraire. Ainsi, La Princesse de Clèves, qui obtint un succès retentissant au XVIIème siècle, continue, de nos jours, à susciter l'enthousiasme des lecteurs. Simplement, dans ce dernier cas, l'étude de la réception au cours des siècles montrerait que le roman a satisfait l'attente de son public pour des raisons chaque fois différentes. Ainsi, on pourrait imaginer une oeuvre qui, ayant obtenu un grand succès lors de sa parution, sombrerait dans l'oubli pendant plusieurs siècles, pour être finalement reconnue à une époque où elle répondrait de nouveau aux attentes d'un public.[144] Toutefois, l'étude de l'écart esthétique réalisé par une œuvre peut permettre de révéler l'importance des innovations qu'elle propose et, du même coup, d'inscrire son influence au sein de l'histoire littéraire voire de l'Histoire si l'on considère, comme n'hésite pas à le faire H. R. Jauss, que la littérature peut avoir une influence décisive sur la société dans laquelle elle apparaît; nous tenterons donc, dans cette dernière partie de notre travail, de voir, d'un point de vue politico-­idéologique puis littéraire, quelles furent les transgressions opérées par Voyage au bout de la nuit qui furent mises en valeur par la réception qu'il obtint en 1932.

 

A-  D'un point de vue politico-idéologique

 

« On est écrivain de gauche ou de droite, moins-de-trente-ans ou académique, populiste ou salonnard, "maison de la culture" ou "action française", idéaliste, irréaliste, régionaliste, polyphonique, ou tout ce que l’on voudra. Mais on ne se tient pas à l’écart, on suit la règle du jeu. Ou alors, il faut s’attendre à tout et, par exemple, à être le seul auteur éreinté en France depuis quarante ans ».[145]

 

          1 - Une critique moralisante.

 

« Une œuvre littéraire peut rompre avec l’attente de ses lecteurs en usant d’une forme esthétique inédite, et les confronter à des questions dont la morale cautionnée par l’Etat ou la religion ne leur a pas donné la réponse. »[146]

 

a- Une critique de l'amoralisme de Voyage au bout de la nuit

 

Ce qui retient l'attention de l'historien de la littérature se penchant sur la réception de Voyage au bout de la nuit c'est, d'abord, l'importance des considérations morales au sein des critiques adressées au livre. En effet, l'utilisation d'un vocabulaire volontiers grossier, la mise en avant de situations souvent sordides, la récurrence des thèmes sexuels et scatologiques firent réagir vivement une bonne part de la critique soucieuse de faire respecter les lois rigides de la décence et de la bienséance. On vit donc s'indigner bon nombre de personnalités contemporaines tel François Le Grix qui déclara à propos du roman de Céline : « Sa salacité, son obscénité, ou, plus simplement, sa saleté, sont le seul stimulant qu'il nous offre pour avancer dans ce fastidieux marécage. »[147] C'est ce même reproche de saleté que l'on retrouve sous le plume d'un Paul Bourniquel, par exemple : « […] non seulement le personnage principal, en effet, mais les gens qu'il rencontre sont victimes d'une navrante déformation dont l'origine paraît pathologique. Il voit de la fiente partout et ils en parlent, et ils l'invoquent, et ils s’y intéressent. C'est une sorte d'obsession. Obsession qui trouve son plus bel épanouissement dans la remarquable description de W.-C. publics à New York. »[148] Ces détracteurs, plus acrimonieux les uns que les autres, n'hésitèrent pas, quittant du même coup le domaine littéraire, à étendre leur condamnation à la personne même de l'auteur en des termes qui, chez un François Le Grix, dans l'article cité précédemment, font frémir : « M. Céline me donne nettement l'impression, erronée, je l'espère, que son esthétique et sa vision du monde seraient toutes différentes s'il s'était baigné plus souvent et avait pris jeune l'habitude du linge frais, ce qui, à vrai dire, n'est plus un luxe, même pour de modestes travailleurs. » En outre, loin de se cantonner dans les articles d'auteurs passionnés, ces jugements, bien qu'exprimés de façon plus modérée, trouvèrent leur écho dans la justice officielle de l'époque lors du procès qui opposa, à propos du scandale de l'affaire Goncourt, Dorgelès et Rosny aîné à Galtier-Boissière et Sicard : « Attendu qu'ils [Sicard et le gérant du Huron] n'ont pas compris que cette Académie, consciente de ses responsabilités à l'égard de l'art, de la langue et de toute la civilisation française, avait pu hésiter puis refuser ses suffrages à l'ouvrage de Céline qui pouvait se présenter comme un beau livre mais dont l'esprit de tendance et surtout le vocabulaire, rempli d'expressions outrageusement triviales, grossières et intolérables, devaient nuire à l'auteur dans l'esprit de ses juges [...].[149] On notera que ce jugement ressemble étrangement - en dehors de la référence au langage utilisé dans le roman - à celui qui fut appliqué à Madame Bovary lors du procès dont ce livre fit l'objet presque quatre-vingts ans plus tôt.[150]

Ailleurs, c'était, au-delà du point de vue éthique, la transgression des codes sociaux qui faisait l'objet d'un tollé non moins sévère. Le comportement anti-héroïque du narrateur pendant l'épisode guerrier, son mépris de la hiérarchie, son accusation du patriotisme hypocrite, sa manière de tourner en dérision des institutions aussi imposantes que l'Institut Pasteur devaient lui attirer les griefs de nombreux lecteurs. Un François Le Grix, par exemple, voyait en Bardamu un « goujat » qui, dans l'épisode de « l'arrière » profitait lamentablement de la compréhension des psychologues qui étaient chargés de le renvoyer au front dès les premiers signes d'amélioration : « Héroïque, blessé, décoré malgré lui, notre homme s’offre le luxe […] d'une convalescence interminable et d'expériences savoureuses aux dépens de ses infirmières et des médecins qui le prennent au sérieux dans un centre de rééducation des réflexes. Nous sommes ici à l'école de la goujaterie. Dans tous les sens du mot, notre homme apprend à nager. »[151]

 

b- Une critique du parti pris négatif adopté par le livre.

 

Cependant, il est frappant de constater que c'est l'aspect noir et pessimiste du livre qui provoqua les protestations les plus violentes. Ainsi, André Rousseaux pouvait déclarer : « Cette valeur [celle du livre] tient à ce que ce livre affreux a de plus affreux, à son nihilisme total, à une anarchie qui ne laisse rien subsister de l'espoir d'ordre qui est l'espoir de toute vie d’homme […] ».[152] D'autres s'emportaient contre le parti pris négatif adopté par Céline. Ce parti pris consistait, à leurs yeux, en une scandaleuse déformation de la réalité qui refusait à l'homme toute possibilité de régler ses actes sur la morale dans un monde où le mal régnait en souverain. Cette déformation systématique était soulignée par François Le Grix qui tentait de réintroduire un équilibre des valeurs: « Le bien et le mal sont mêlés à la guerre comme dans la vie, comme le beau et le laid parmi les visages. Ne voir que le laid est aussi absurde que de voir seulement le beau. […] M. Céline regarde tout cela avec l’appareil optique déformant d'un gros insecte méchant. »[153] Aussi, s'étonnait-il que certains intellectuels catholiques croyant « à l'esprit et à l'âme » eussent pu « revendiquer un livre qui, non seulement macule tout ce qu'il touche, ravale les sentiments les plus nobles comme l'amour maternel, au rang des plus sales instincts, mais encore blasphème la vie, l'idée même de création, entre l'ange et la bête opte pour la charogne. » De son côté, Paul Bourniquel, se souvenant de l'auteur de Gargantua, pensait devoir condamner la profonde tristesse de ce "Rabelais hypocondre" : "Car ce Voyage au bout de la nuit n'est pas gai, il s'en faut bien, il est même assez sinistre, ce que nous lui pardonnerions encore s'il n'était de surcroît si long. […] On sait bien que Rabelais est volontiers intestinal, mais il l'est joyeusement, avec une grande et forte et naturelle simplicité. M. Céline l'est tristement et avec une préméditation de mauvais aloi que l'intérêt de la... chose ne justifie manifestement pas. »[154]

Cette critique du nihilisme de Céline devait logiquement aboutir à une accusation de misanthropie de la part de personnalités qui adoptaient, pour ce faire, le point de vue d'un humanisme de bon aloi où l'homme devenait la valeur suprême. On pouvait ainsi voir un André Rousseaux s'indigner devant telle page de Voyage au bout de la nuit qui ravalait l'acte de parler à un simple processus physiologique qu'une description à la fois clinique et marquée de négativité rendait écœurant : « M. Céline s'arrête devant un autre des privilèges de la créature humaine : la parole. Et voici ses réflexions: "Quand on s’arrête à la façon dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux... Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu'on nous adjure de transporter en idéal. C'est difficile. Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et quasi pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment." Ne nous indignons pas. N'attachons pas plus d'importance qu'elle ne le mérite à une vision de l'être humain qui a probablement pour défaut d'être celle d'un carabin jeté dans les horreurs de la vie médicale avec une formation générale insuffisante. Ce qui me paraît à retenir ici, c'est que l'anarchie poussée jusqu'au bout n'omet pas de découronner l'homme de tous les honneurs. Sur l'art, sur l'amour, on peut discuter[…]. Mais la parole, cette manifestation concrète de la mémoire, cet élément préliminaire à toute science et à tout art, cela pouvait sembler un des caractères les plus visibles de l'être humain, un de ceux dont il est le plus difficile de le priver. […] la page quasi blasphématoire de M. Céline sur la parole humaine est une de celles qui donnent à son livre son véritable aspect, celui de suicide manqué. »[155] Au-delà de la crudité du langage et des scènes décrites, il apparaît donc que ce fut le nihilisme provocateur de Céline qui fit réagir le plus vivement la critique. Si les obscénités et les insultes gratuites pouvaient déranger les règles de la bienséance, la remise en cause des codes sociaux voire de la dignité même de l'homme opérait un bouleversement bien plus alarmant. Ces attaques n'étaient donc pas de vaines récriminations, mais cherchaient à parer au plus pressé contre un danger qui menaçait la société tout entière.

 

c-      Connotations politico-idéologiques de telles critiques.

 

Aussi, convient-il de remarquer que ce type de critique n'était pas, beaucoup s'en faut, dépourvu d'a priori idéologiques. En effet, décrire négativement le monde, c'est ne pas se satisfaire de lui tel qu'il est. C'est sans doute pour cela que le roman a pu être interprété par certains comme révolutionnaire. Toutefois, le livre allait plus loin encore. En refusant d'accorder une valeur quelconque à la nature humaine, il rendait caduque la possibilité de vivre dans une société policée et remettait en cause, particulièrement, la notion d'ordre. En cela, il s'attirait les critiques d'un André Rousseaux qui voyait dans l'ordre « le but de toute vie humaine ».[156] Aussi, n'est-il pas étonnant de constater que cette critique à connotation idéologique s'en prenait, par exemple, au côté révolté de Bardamu chez un François Le Grix qui lui conseillait d'accepter silencieusement sa condition d'homme : « Il reste que, privé de sens et de voix, glacé d'épouvante devant l'évidence fallacieuse du néant, on peut encore prononcer : « je ne me révolterai point ! ». Qu'est-ce que la révolte stupide, abêtie, consentante de ce voyageur ? Cette révolte qui se dédommage et se satisfait dans la nausée ? »[157] Ne nous y trompons pas, en situant son discours sur un plan métaphysique, le chroniqueur de La Revue Hebdomadaire n'en véhiculait pas moins un message valable dans l'ordre du social et, par conséquent, politiquement marqué. De la même façon, le souci qu'il manifestait à propos de l'influence possible d'un tel livre sur le public révélait les mêmes préoccupations idéologiques, de même que son désir affiché de voir le livre censuré : « Il y a des époques prospères et heureuses, où l'art, on le prétend du moins, peut se permettre tout. Il y en a d'autres où la liberté de l'écrivain doit le céder au souci du salut public. Quelle époque vivons-­nous ? Un gouvernement soucieux de ses devoirs et du tragique de l'heure aurait interdit le livre de M. Céline. »[158] Ainsi, loin d'établir des jugements littéraires mettant en valeur les qualités et les défauts de Voyage au bout de la nuit ces détracteurs n'hésitèrent pas, à l'intérieur de cadres qui étaient censés rendre compte de la vie littéraire du temps, à sortir de ce domaine pour intenter un procès moral à l'individu Céline, coupable, à leurs yeux, d'avoir tenté de saper les codes éthiques sur lesquels reposait la société. C'est une des caractéristiques de la réception de Voyage au bout de la nuit en 1932 que cette confusion des domaines qui aboutit à des assimilations erronées telles que celle établie entre l'auteur et le narrateur. Toutefois, on notera que, si ce type de réception fut marquant en 1932 par le scandale qu'il provoqua, il n'est pas pour autant circonscrit dans cette période puisque nombre de nos contemporains continuent d'instruire des procès d'intentions à Céline à partir de son oeuvre. Pour d'autres, plus nombreux encore, c'est le Céline des pamphlets qui interdirait la lecture de Voyage au bout de la nuit ou de Mort à Crédit. Cette confusion des domaines n'a pas fini d'étonner les observateurs qui peuvent remarquer, soixante ans après la parution du premier roman de Céline, que l'on hésite encore à introduire dans le corpus universitaire (à l'exception, il est vrai, de Voyage au bout de la nuit ) une oeuvre qui, par ailleurs, est éditée dans la très prestigieuse édition La Pléïade et dont l'auteur est reconnu comme l'un des plus grands romanciers de ce siècle...

 

          2- Un message politique ambigu.

 

a- Reçu généralement comme un livre de gauche

 

D'un point de vue plus spécifiquement politique, ce n'est pas tant la position de l'auteur (celle que l'on pourra observer dans les pamphlets, par exemple) que l'ambiguïté même de cette position qui provoqua l'écart que nous allons analyser.[159] En effet, non seulement, comme nous l'avons vu, Voyage au bout de la nuit fut accueilli avec enthousiasme par bon nombre d'hommes de gauche, mais il fut interprété d'emblée comme un livre de gauche par l'ensemble du public. En choisissant de représenter le monde ouvrier et, notamment, celui de la banlieue parisienne, véritable laboratoire du communisme militant de l'époque, Céline semblait vouloir traiter un thème social, celui de la misère du peuple confronté à l'inégalité des rapports de classes. Il prenait par conséquent, aux yeux des observateurs, le relais des Zola et des Barbusse, chéris par les communistes. En outre, Céline plaçait son narrateur du côté des exploités et lui donnait leur langue, ce qui l'empêchait de passer pour un intellectuel détaché de son sujet : il semblait épouser la cause de ceux qu'il décrivait avec le langage de la révolte.

Du reste, les critiques qu'il exerçait dans son roman faisaient échos à celles que l'on pouvait lire dans l’Humanité et visaient les mêmes cibles privilégiées. L'épisode de la guerre, par exemple, permettait d'exprimer un anti-militarisme qui n'avait rien à envier à l'âpreté des discours tenus par les militants communistes. Si cet anti-militarisme était, le plus souvent, présenté de manière oblique à travers le filtre de l'ironie ou celui du symbolisme (que l'on songe à l'image du « Tir des Nations », par exemple) il ne laissait pas de paraître parfois dans toute sa brutalité par la bouche de Bardamu :

« […] je refuse la guerre et tout ce qu'il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu'elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle… Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. […] Vous souvenez-vous d'un seul nom par exemple, Lola, d'un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans ?… Avez­-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?… Non. n'est-ce pas ?…Vous n'avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant nous, que votre crotte du matin… Voyez donc bien qu'ils sont morts pour rien. Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l'affirme ! La preuve est faite ! Il n'y a que la vie qui compte. »[160]

Dans l'épisode suivant, c'est l'impérialisme européen, autre cible chère aux communistes, qui se voyait condamné en des termes non moins acerbes. L'aspect dérisoire et vain de la hiérarchie qui opposait des intérêts mesquins, l'attitude larvaire des colons abrutis par l'alcool et qui ne sortaient de leur marasme que pour humilier la population locale en faisant preuve d'un racisme scandaleux ou pour se livrer à des actes animés par la seule cupidité, l'inutilité même de ce lourd et pompeux système administratif, théâtre de la plus complète anarchie, venaient s'opposer à la doxa officielle, véhiculée par tous les journaux bien-pensants de l'époque, selon laquelle les Européens s'acquittaient au mieux de leur noble mission civilisatrice auprès de peuples qui, sans eux, ne parviendraient pas à sortir de leur état primitif. Et en effet, la parodie de procès mise en scène dans le roman au moment où le lieutenant Grappa prétend rendre la justice, par exemple, n'est pas, il s'en faut de beaucoup, à considérer comme un fleuron de la sagesse et de l'équité de la civilisation occidentale :

« Il s'agissait peut-être d'un mouton borgne que certains parents se refusaient à restituer alors que leur fille, valablement vendue, n'avait jamais été livrée au mari, en raison d'un meurtre que son frère à elle avait trouvé le moyen de commettre entre temps sur la personne de la sœur de celui-ci qui gardait le mouton. Et bien d'autres et de plus compliquées doléances.

"[…] je vais tous les mettre d’accord tout de suite moi ! décida finalement Grappa, que la température et les palabres poussaient aux résolutions. Où est-il le père de la mariée ?… Qu'on l'amène !

- Il est là ! répondirent vingt compères, poussant devant eux un vieux nègre assez flasque enveloppé dans un pagne jaune qui le drapait fort dignement, à la romaine[…].

         Allons ! commanda Grappa. Vingt coups ! qu’on en finisse ! Vingt coups de chicote pour ce vieux maquereau !… Ça l'apprendra à venir m'emmerder ici tous les jeudis depuis deux mois avec son histoire de mouton à la noix !" »[161]

L'épisode américain permettait, quant à lui, de faire le procès du capitalisme comme l'avaient fait tant d'auteurs de gauche avant la parution de Voyage au bout de la nuit. On remarquera que Céline prit pour cible, plus spécialement, l'usine Ford de Détroit qui était justement, à l'époque, le symbole même d'un système inhumain qui ravalait l'homme au rang de la machine. De fait, l'auteur de Voyage au bout de la nuit reprenait à son compte une critique qui tenait du poncif dans les publications gauchistes ou autres. Néanmoins, il la réactivait par une langue et un point de vue nouveau. C'est pourquoi, si aujourd'hui nous avons oublié bon nombre des différentes oeuvres des années 30 qui s'en prirent au « fordisme », nous avons toujours à l'esprit cette page de Voyage au bout de la nuit où le narrateur, après avoir été humilié au cours d'une visite médicale durant laquelle on l’informe qu'il n'est « pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu'on [lui] commandera d’exécuter », décrit les conditions de travail au sein de l'usine d'automobiles :

« Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d'où nous arrivaient les fracas énormes de la mécanique. Tout tremblait dans l'immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. A mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons… On leur faisait un petit sourire à ceux­-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s'entendre. »[162]

Ailleurs, c'était le patronat qui faisait l'objet de sarcasmes au moment où Bardamu prenait ses fonctions dans la clinique du Docteur Baryton :

           « Un radin d’ailleurs, ce compère, qui m’agréa pour un tout petit salaire, mais avec un contrat et des clauses longues comme ça, toutes à son avantage évidemment. Un patron en somme. »[163]

 

a-                           Voyage au bout de la nuit véhiculait également une certaine pensée de droite

 

Toutefois, si, comme nous l'avons vu, Voyage au bout de la nuit obtint un accueil favorable auprès de certaines personnalités notoirement de droite, c'est que nécessairement il laissait place à une interprétation différente de celle des hommes de gauche et a fortiori des communistes. Tout d'abord, il convient de relever que la critique que nous avons qualifiée de "gauchiste" était reprise, dans des perspectives différentes, par des groupes idéologiques qui s'opposaient traditionnellement aux partis de gauche. Ainsi, la critique du bellicisme et du capitalisme pouvait se retrouver chez les spiritualistes chrétiens ou dans les programmes de la jeune droite qui était d'inspiration anti-démocratique. Nous n'en voulons pour preuve que l'analogie thématique que cette critique partageait avec la revue Esprit dont l'inspiration idéologique était très éloignée des idées de gauche sur de nombreux points. Du reste, un Léon Daudet qui, par ses relations étroites avec l'Action Française, s'affichait comme un homme de droite voire d'extrême-droite, n'en accusait pas moins, dans ses articles, le taylorisme et, plus généralement, le capitalisme de retirer toute dignité à l'homme et de détruire les structures sociales par un libéralisme laxiste. Il convient donc de mettre en valeur l'ambiguïté inhérente à de telles critiques.

D'autre part, en reprenant, par endroits, les griefs traditionnels de l'extrême-droite, Céline se démarquait du camp dans lequel le public avait cru bon de le situer et renforçait du même coup l'ambiguïté idéologique du livre. C'est ainsi que l'on surprenait Bardamu à entamer une critique du modernisme à travers la description d'une cafétéria américaine :

« Je tenais mon plateau bien sagement, silencieux. Quand ce fut à mon tour de passer devant les creux de faïence remplis de boudins et de haricots je pris tout ce qu'on me donnait. Ce réfectoire était si net, si bien éclairé, qu'on se sentait comme porté à la surface de sa mosaïque tel qu'une mouche sur du lait.

Des serveuses, genre infirmières. se tenaient derrière les nouilles, le riz, la compote. A chacun sa spécialité. […] Dès que servi il fallait aller s'asseoir en douce et laisser la place à un autre. On marche à petits pas avec son plateau en équilibre comme à travers une salle d'opération. »[164]

Toutefois, ces sarcasmes amusés étaient sans commune mesure avec les discours outrageusement réactionnaires du psychiatre Baryton qui voyait dans l'évolution du monde depuis la Grande Exposition une dégradation terrifiante : « D'abord Ferdinand tout n'arrive-t-il pas à se valoir en présence d'une intelligence réellement moderne ? Plus de blanc ! Plus de noir non plus ! Tout s'effiloche !… C'est le nouveau genre ! C’est la mode ! Pourquoi dès lors ne pas devenir fous nous-mêmes ?… Tout de suite ! Pour commencer ! Et nous en vanter encore ! Proclamer la grande pagaïe spirituelle ! »[165]

On pourrait objecter que ce discours était tenu par un personnage au demeurant ridicule et qu'à ce titre ses longues diatribes ne purent pas être prises au sérieux. Néanmoins, il convient de faire remarquer que si, ni les discours du narrateur ni ceux des autres personnages ne peuvent prétendre reproduire la pensée de l'auteur, il n'en demeure pas moins qu'ils véhiculent une certaine idéologie à laquelle le style confère une grande force de persuasion. D'autre part, en plaçant la Grande Exposition à l'origine du modernisme, Baryton rejoignait Céline qui, dans son «Hommage à Zola » devait tenir les mêmes propos.[166] Il est, par conséquent, difficile de déterminer à quel moment l'idéologie de tel personnage coïncide ou non avec l'idéologie célinienne. Le problème reste le même si l'on considère la présence des accents xénophobes voire racistes au sein du livre. Comme beaucoup de critiques l'ont fait remarquer, au nombre desquels il faut compter Henri Godard, Voyage au bout de la nuit très peu d'indices qui laissent présumer les tendances discriminatoires qui se manifestèrent plus tard dans les pamphlets. Toutefois, il est possible de relever certains accents qui ne laissent pas de poser problème à ce sujet; ainsi, cette description d'un dancing parisien durant la guerre:

« En bas dans la longue cave-dancing louchante aux cent glaces, elle ["la paix hargneuse"] trépignait dans la poussière et le grand désespoir en musique négro-judéo-saxonne. Britanniques et Noirs mêlés. Levantins et Russes, on en trouvait partout, fumants, braillants, mélancoliques et militaires, tout du long des sofas Cramoisis. »[167]

Dans l'épisode africain, c'était au tour des indigènes de faire l'objet de ce type de discours. Si, encore une fois, les propos éminemment racistes et humiliants de l'acheteur de caoutchouc[168] laissent planer l'ambiguïté (sont­-ils là pour condamner le racisme des colons ou pour faire rire des indigènes à leurs dépens ? ) les réflexions du narrateur, qui semblent s'adresser directement au lecteur, manifestent plus nettement une intention idéologique :

« Quant aux nègres on se fait vite à eux, à leur lenteur hilare, à leurs gestes trop longs, aux ventres débordants de leurs femmes. La nègrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes; en somme tout comme les pauvres de chez nous mais avec plus d'enfants encore et moins de linge sale et moins de vin rouge autour. »[169]

On notera le parallèle établi entre les indigènes et « les pauvres de chez nous », tous deux faisant l'objet d'un mépris ostentatoire. Loin d'imputer à l'impérialisme européen ou à la cupidité des classes dirigeantes le malheur de ces défavorisés, le narrateur - qui sur ce point s'entendait avec le Céline des interviews - invoquait le fatalisme et le manque de combativité. Ce type de discours, on s'en doute, dut gêner plus d'un homme de gauche à la lecture de l'ouvrage. Enfin, on percevait, par endroit, des accents anti­démocratiques qui n'étaient pas non plus sans rappeler les programmes d'une certaine droite dont l'audience ne cessait de croître dans les années 30 à l'instar des modèles allemands et italiens. C'était, en effet, l'acte même de voter qui était soumis aux traits de la satire lorsque le narrateur, enrôlé contre son gré sur une galère, décrivait les occupations de ses compagnons de disgrâce :

« Sur L’Infanta Combitta on bouffait pas mal, on les triquait un peu les copains, mais pas trop, et en somme ça pouvait aller. C'était du boulot moyen. Et puis sublime avantage, on les renvoyait jamais de la galère et même que le Roi leur avait promis pour quand ils auraient soixante et deux ans d'âge une espèce de petite retraite. Cette perspective les rendait heureux, ça leur donnait de quoi rêver et le dimanche pour se sentir libres, au surplus, ils jouaient à voter. »[170]

La satire du régime démocratique, manifestée par la dérision du vote - comparé ici à un jeu - et des compensations qu'un tel régime apporte aux citoyens (la sécurité de l'emploi ( !) et la retraite) faisait écho au début du livre où le narrateur, afin de convaincre Arthur Ganate, utilisait la même image pour servir une intention similaire.[171] Ailleurs, ces idées étaient développées par des personnages aussi excessifs que l'historien Princhard et le psychiatre Baryton. Toutefois, là encore, on pouvait s'apercevoir que les développements du premier étaient repris mots pour mots dans un commentaire du narrateur, récurrence pour le moins significative :

« Qu'on ne vienne plus nous vanter l’Egypte et les Tyrans tartares ! Ce n’étaient ces antiques amateurs que petits margoulins prétentieux dans 1’art suprême de faire rendre à la bête verticale son plus bel effort au boulot. Ils ne savaient pas, ces primitifs, l'appeler «  Monsieur » l’esclave, et le faire voter de temps à autre, ni lui payer le journal, ni surtout l'emmener à la guerre, pour lui faire passer ses passions. »[172]

Par delà les discours des personnages et les nombreux commentaires du narrateur, le public de 1932 pouvait encore faire une lecture au second degré de certains épisodes du livre qui s'y prêtaient particulièrement bien et qui faisaient état, de manière plus ou moins affirmée, des mêmes connotations idéologiques. A cet égard, l'anti-colonialisme affiché par le narrateur pouvait paraître suspect. Si, sur le plan historique, Voyage au bout de la nuit apparaît, comme nous l'avons vu, au moment de nombreuses mises en question du colonialisme - ce qui, au moment de la réception, pouvait laisser induire des intentions idéologiques analogues pour le roman[173] - la critique qu'il exerce, quant à elle, pouvait être interprétée comme une nostalgie de l'âge d'or des colonies. En effet, en caricaturant l'image du colon fonctionnaire, Céline semblait vouloir amener le public à prendre conscience d'une dégradation qui risquait, à plus ou moins long terme, de remettre en cause l'empire colonial français. Ainsi, cette critique acerbe ne s'en serait pas prise aux principes colonialistes pour condamner, d'un point de vue humaniste, l'asservissement scandaleux des peuples d'Afrique, mais aurait tenté, au contraire, d'opposer à une situation nouvelle jugée négative le mythe nostalgique d'un passé de grandeur morale et de prestige; d'où le très amer constat du narrateur après une évocation satirique des occupations des fonctionnaires colons : « Voilà comment on perd ses Colonies ».[174]

Ailleurs, c'est l’anti-conformisme même du livre qui semblait équivoque. En effet, il fut apprécié par certains groupes idéologiques ou politiques qui y voyaient une remise en cause des structures de la société bourgeoise à travers le refus ostentatoire de ses codes. Toutefois, le roman allait-il aussi loin que le prétendait la critique moralisante que nous avons eu l'occasion d'observer ? Par exemple, si nous reprenons la scène où Robinson raconte à Bardamu comment il a insulté son capitaine mourant, on s'aperçoit que l'anti-conformisme apparent, qui prétend balayer des valeurs aussi installées que le patriotisme, le sens du devoir, de l'ordre, etc., est plus que douteux. En effet, cette revanche de Robinson demeure sur le mode verbal et trahit, par delà l'invective, un hyper-conformisme en se désignant comme exceptionnelle : « C'est pas souvent, hein, qu’on peut lui dire ce qu’on pense au capitaine ! Faut en profiter… C’est rare ! » Robinson, ici, se révèle incapable de se libérer de l'emprise sociale qui lui dicte une soumission à l'idéologie dominante. Aussi, extériorise-t-il son désir de rébellion sur le mode fantasmagorique de la parole. Cependant, en demeurant uniquement verbale, sa révolte révèle un complexe d'infériorité sociale qui ne manque pas de valoriser le modèle sur lequel il s'est greffé.

 

b-     L'isolement de Voyage au bout de la nuit

 

Voyage au bout de la nuit s'avéra, par conséquent, d'interprétation difficile. Ceux qui, dès la parution du roman, avaient cru pouvoir se l'approprier d'un point de vue idéologique, s'aperçurent très vite que l'ambiguïté même du livre à cet égard risquait de les fourvoyer. Aussi, demandèrent-ils à Céline, comme nous avons pu le voir, de prendre parti clairement pour un camp, s'agissant d'un domaine où tout syncrétisme est banni. Toutefois, celui-ci refusa : « Moi, je suis bien renseigné… Alors j'adhère jamais à rien… J'adhère à moi-même tant que je peux. »[175] Dès lors, l'isolement de Voyage au bout de la nuit fut de plus en plus manifeste : « loin de devenir un écrivain politique, porte-parole d'une action, Céline avait choisi sans retour sa nuit et ses cauchemars dans l'univers de la parole. »[176]

A droite, le roman n'avait pas obtenu, beaucoup s'en faut, l'unanimité. S'il avait bénéficié du soutien de quelques personnalités, à la longue, ce compagnonnage s'émoussa pour ne conserver que ceux qui étaient devenus les intimes de Céline, tel Léon Daudet. A gauche, cependant, la déception fut beaucoup plus forte. En effet, le roman, nous l'avons vu, avait été interprété comme un livre de gauche. Cet a priori ayant exercé une forte influence sur la réception, il ne manquait plus que le consentement de l'auteur pour que Voyage au bout de la nuit  devienne définitivement "un livre de gauche". Aussi, le refus de Céline était d'autant plus navrant qu'il obligeait un corps extrêmement rigide à faire machine arrière. De fait, dès « l’Hommage à Zola » qui consacrait Céline comme écrivain de gauche dans la lignée d'Anatole France, Romain Rolland ou Jean Guéhenno, l'auteur de Voyage au bout de la nuit  se distingua de ses prédécesseurs par la tonalité de son discours; là où il se devait de chanter la confiance au progrès des sciences et de proclamer un certain optimisme au sujet de l'avenir, il brossa un tableau particulièrement noir d'une société qu'il plaçait sous le signe d'une dégradation inéluctable. Le tour que prenaient les choses amena certaines personnalités communistes à réagir rapidement tels Anissimov, Trotsky et Jean Fréville de l’Humanité qui admirent que si, effectivement, ce roman condamnait sans appel l'ordre établi de la société bourgeoise, il ne lui manquait pas moins une conclusion révolutionnaire qui ouvrît des portes vers l'avenir. Ainsi, Nizan faisait très bien le point sur la situation en affirmant: « Céline n'est pas parmi nous : impossible d'accepter sa profonde anarchie, son mépris, sa répulsion générale qui n'acceptent point le prolétariat. Cette révolte pure peu le mener n'importe où : parmi nous, contre nous ou nulle part. Il lui manque la révolution.»[177] Gorki était plus sévère encore et croyait bon de placer le narrateur dans un camp diamétralement opposé : « Bardamu a perdu sa patrie, méprise les gens, appelle sa mère une « chienne » et ses maîtresses des « prostituées », est indifférent à tous les crimes et, ne possédant aucune donnée pour adhérer au prolétariat révolutionnaire, il est parfaitement mûr pour accepter le fascisme. »[178] Enfin, Céline, de son côté, manifestait peu d'enthousiasme à l'idée de rejoindre les rangs communistes : « Je n’ai rien de commun avec tous ces châtrés qui vocifèrent leurs suppositions balourdes et ne comprennent rien. Vous voyez-vous travailler et penser sous la férule du supercon Aragon par exemple ? Celui qu'on me presse de chérir, c'est Aragon ! Pouah ! »[179] C'est lors de son voyage à Moscou, qui entraîna la parution de Mea Culpa pamphlet qui condamnait en des termes féroces le système communiste, que la rupture fut définitivement consommée.

 

De leur côté, les anarchistes, à l’instar des autres formations politiques, avaient demandé à Céline de se prononcer en leur faveur. Toutefois, devant son refus, ils durent à leur tour s'en démarquer. La correspondance que Pierre Châtelain-Tailhade échangea avec l'auteur de Voyage au bout de la nuit retrace bien cette évolution. Dans un premier temps, le journaliste du Canard enchaîné avait rendu compte de l'hommage à Zola en ces termes : « Oh ! nous avons frémi de votre cri, Céline : "La rue des Hommes est à sens unique, la mort tient tous les cafés, c'est la belote au sang qui nous attire et nous garde !" Qu'on ait de ces cris-là, c'est d'un talent confinant au génie. Seulement, fanfaron des douleurs, gavroche neurasthénique, prenez-y garde : vous, qui pourriez être notre Vallès, vous allez répéter Corbières ! [...] Descendez dans la "rue des hommes"; allez serrer de ces mains jeunes, Céline, de ces mains qui, lorsqu'elles battront la générale pour le rassemblement des espoirs, ne la battront pas sur des tambours voilés ! »[180] Comme on le voit, cet éloge avait son revers car il invitait fermement Céline à prendre position. Or, celui-ci, comme à son habitude, se déroba dans une réponse à la lettre de Châtelain-Tailharde : « Tout est à refaire, cher confrère, on ne peut rien bâtir avec du carton et des morts. »[181] Son interlocuteur pouvait commenter ainsi : « Félicitons-nous, du moins, de cet incident épistolaire, qui nous vaut la trop éphémère collaboration de Bardamu. »[182] Du reste, le pessimisme que le roman affichait à l'égard de l'individualité remettait nécessairement en question une lecture anarchiste. Aussi, Henri Lefèbvre devait-il prononcer définitivement l'excommunication de Céline en le reléguant dans le passé : « Oui, Voyage au bout de la nuit a été un beau succès. Mais le temps va vite aujourd'hui. Ne peut-il arriver que ce livre, qui nous a tant plu, devienne illisible, écœurant - et cela très vite parce que nous aurons changé ? […] Tu m'as plu, Céline, un moment, un mauvais moment, cet hiver, ce sale hiver, dans la boue. Mais ça va finir, on va faire quelque chose, tôt ou tard. […] Le désespoir et la colère sont des choses vivantes, tandis que l'avachissement et les vieux râleurs impuissants, c'est encore une variété de la merde, mon vieux Céline. »[183]

 

BILAN

Si Céline avait pu bénéficier, lors de la parution de Voyage au bout de la nuit d'une sorte d'unanimité du point de vue de la réception idéologique, l'examen de cette même réception quelques mois plus tard révélait, au contraire, les palinodies des différents groupes politiques. Le roman de Céline qui avait opéré, aux yeux des contemporains, le grand bouleversement qui précède toute révolution, ne répondait pas aux promesses qu'il avait faites en se cantonnant dans un nihilisme absolu. Tant les intellectuels de la revue Esprit que les communistes ne pouvaient se compromettre avec une telle œuvre sans prendre le risque de s'exclure des mouvements de pensée qui entendaient agir sur le monde en proposant des voies nouvelles à la société de leur temps. Peut-être convient-il, ici, pour finir, de laisser la parole à Giano Accame dont les propos sont très éclairants à ce propos. «  [Céline] a toujours protesté de sa solitude et de son indépendance. Il faut donc lui donner acte de ceci : qu'il n'y a pas eu au monde de plus mauvais propagandiste. Il est difficile de trouver une oeuvre qui, comme la sienne, montre une indifférence aussi totale aux exigences contingentes et pratiques d'un parti quelconque. Son pessimisme et sa tendance à l'exagération font de lui un écrivain qu'aucun mouvement politique ne pourra jamais raisonnablement utiliser. Céline a écrit pour soi et pour les hommes, sans rechercher d'intermédiaires : son cri d'alarme ne peut servir à personne comme règle d'action organisée, parce qu'il ne peut être pris à la lettre et parce qu'il n'y a aucun parti qui soit disposé à donner sa carte à Cassandre. »[184]

 

B- D'un point de vue littéraire : l'écart esthétique de Voyage au bout de la nuit

 

1 - Une subversion de la machine littéraire

 

Si, d'un point de vue politique et idéologique, Voyage du bout de la nuit a pu défrayer la chronique au point de fragiliser un moment les formations les plus rigides, l'étude de la réception esthétique proprement dite révèle un écart plus grand encore par rapport aux attentes du public de l'époque.

 

a-      La remise en cause des conventions

Nous avons vu que Céline, lors de la parution du roman, avait tenté d'intégrer le cercle de ses semblables. Toutefois, on notera que, jusque dans sa participation aux prix littéraires, qui le montrait plutôt soucieux de se plier aux exigences codifiées du milieu, l'auteur de Voyage au bout de la nuit ne sut être conventionnel. Ainsi, ce que nous retenons aujourd'hui de cette compétition, c'est moins l'attribution du Renaudot à Céline après son échec au Goncourt, que le scandale que provoqua le désistement des membres du jury Goncourt devant une œuvre qui, pour le moins, les embarrassait. En effet, alors que l'on pouvait, à bon droit, penser que le prix serait attribué à Céline,[185] certains membres du jury refusèrent au moment des délibérations de lui donner leur voix. Aussi, Lucien Descaves, qui, pour incompatibilité d'humeur, n'était pas venu voter depuis 1917 et qui s'était déplacé spécialement pour faire honneur à Voyage au bout de la nuit qu'il jugeait digne d'avoir le prix, déclara : « Je ne puis admettre que l'on revienne sur un engagement... Je ne remettrai plus les pieds dans une académie qui est une foire, et où, à quelques exceptions près, tout est à vendre ». Galtier-Boissière dans Le Crapouillot renchérissait en accusant Rosny aîné, président du jury, de vendre sa voix chaque année. De son côté, Léon Daudet était taxé d'hypocrisie par une presse de gauche qui l'accusait de défendre un livre qui, selon elle, correspondait si mal à ses idées. On peut facilement imaginer que de tels propos émurent considérablement le public et, bien entendu, les membres du jury. Le procès qui suivit ne fut pas pour étouffer l'affaire. Cependant, on remarquera qu'à aucun moment Céline n'intervint pour envenimer les choses. Bien au contraire, c'est au moment même où il prétendait se fondre le plus étroitement aux conventions du milieu, qu'il vint, par le seul contenu de son oeuvre, remettre en cause une des institutions littéraires les plus affirmées en ces années trente.

D'autre part, si, comme nous l'avons vu, en jouant un rôle Céline avait su canaliser l'attention de son public, il est remarquable que les excès mêmes du rôle qu'il se prêtait l'amenaient à sortir du domaine dans lequel il comptait s'installer. C'est ainsi que, tout en se pliant aux mondanités qui règlent la vie de l'homme de lettres, il se comportait d'une manière qui tranchait avec la dignité requise en telle situation. Aussi, un échotier anonyme de Je suis partout put-il rendre compte, peu après la parution de Voyage au bout de la nuit en des termes peu élogieux, d'une ébriété de Céline qui aurait provoqué une "excentricité supplémentaire" de sa part et de le citer : « C'était bien la peine. Moi qu'avais mis une chemise propre et pis une cravate blanche… Eh ben, m…, messieurs, ça vous prouve comment je suis c… comme la lune. Et puis je reste avec le peuple, quoi. »[186] Par conséquent, on notera que si Céline n'hésita pas à se plier aux conventions du milieu, c'était pour mieux les miner de l'intérieur par un comportement en complet décalage avec la retenue exigée. Ailleurs, ce sont ses pairs qui firent l'objet de cette dégradation en une occasion où, devant Merry Bromberger, il prétendit ne s'être jamais intéressé à une autre convention du milieu - ce que nous savons être faux : les prix littéraires : « On dit que je briguais les prix littéraires; laissez-moi rire ; je suis candidat à la tranquillité. Il ne peut pas y avoir un homme raisonnable d'ailleurs pour s'intéresser au délire des "miens". »[187]

La position de Céline était donc particulièrement ambiguë : d'une part, il manifestait la volonté incontestable de s'immiscer parmi les hommes de lettres de son temps, participant aux conventions les plus officielles, mais, d'un autre côté, il le faisait bien souvent au prix de scandales retentissants qui venaient remettre en cause l'institution concernée bien plus radicalement que ne l'aurait fait une critique exprimée de l'extérieur.

 

b- Une remise en cause des notions d'auteur et de littérature.

Toutefois, au-delà de la remise en cause de cette codification du monde littéraire de son époque, Céline, entamant une subversion beaucoup plus radicale, s'en prit aux notions mêmes d'auteur et de littérature, c'est­-à-dire que, loin de se contenter de mettre en question le paysage littéraire contemporain, il entreprenait de saper les bases du domaine même dans lequel il s'inscrivait.

Tout d'abord, il refusa d'être assimilé aux écrivains de son époque en préférant à cette dénomination celle d'ouvrier qui lui permettait de passer d'une couche sociale à l’autre. En outre, par ce terme d'ouvrier, il mettait en valeur la notion de travail qu'il opposait à la simple occupation de dilettante attribuée aux écrivains tels qu'il les concevait. Cette conception l'amenait, par exemple, à "chiffrer" l'intérêt de son livre lorsque Max Descaves lui demandait d'en parler : « Eh bien, je l'ai écrit, voilà tout. Ça représente six années de boulot, à raison de quatre heures par jour. Cinquante mille pages manuscrites, dix mille francs de dactylographie… Le reste, mon brave monsieur, boniment ! »[188] Cette conception du métier d'écrivain n'allait pas, on s'en doute, sans un profond mépris pour ses confrères, mépris qu'il affichait devant Elisabeth Porquerol : « […] bien compris que Dabit n'avait pas osé aller jusqu'au bout, jusqu'à la révolte, qu'il était resté "plaintif", et son tort, dès la réussite, de passer de l'autre côté, d'être devenu écrivain. Lui, ne sera jamais le monsieur qui écrit; s'y refuse, entend garder son métier : je suis médecin. Là, pas de ruse, c'est vrai et juste, le seul moyen de garder son indépendance d'esprit. Pas "d'ambitions littéraires", mais d'ambition, oui. D'où la force de ses écrits. »[189] Ailleurs, c'était, prétendait-il, par modestie qu'il entendait rejeter la notion d'écrivain : « […] j’ai pris un pseudonyme parce que je me moque de moi-même comme des prix et du métier littéraire. »[190] Quel que soit le prétexte avancé, il est remarquable que Céline s'est toujours employé, au fil des interviews, à dévaloriser le métier d'écrivain comme si la mise en valeur de son écriture devait nécessairement passer par la condamnation de cette notion incarnée par ceux qui étaient perçus comme ses pairs. D'emblée, l'auteur de Voyage au bout de la nuit voulut s'imposer comme un « non-écrivain », dans le sens où il aurait écrit non pour faire de la littérature mais par nécessité : à ses yeux, son œuvre devait s'en trouver grandie puisqu'elle apparaîtrait comme un témoignage sur le vif dont la vérité ferait la force. A cette conception, il opposait les littérateurs qui, d'après lui, n'écrivaient que par jeu des œuvres factices sans aucune force vive ni « rendu émotif ».

Cette critique de la notion d'auteur devait nécessairement aboutir à une condamnation de la littérature comme jeu de langage gratuit et éthéré sans rapport avec la force brute de la vérité des choses. « Ces gens de la littérature s'excitent fort rien qu'avec des mots. Ce sont des créatures de vent. J'ai un grand mépris pour la littérature Cillie. »[191] Ces propos, qui semblent étonnants dans la bouche d'un écrivain qui vient de faire paraître son premier roman, représentent, en fait, une constante que l'on retrouve dans les différentes interviews. Là encore, c'est au regard du vrai, valeur suprême, que la littérature est dépréciée. Ainsi, Céline peut-il déclarer à Pierre-jean Launay : « Qu’importe mon livre ? Ce n'est pas de la littérature. Alors ? C'est la vie, la vie telle qu'elle se présente. […] La littérature importe peu à côté, de la misère dont on étouffe. »[192] Chaque fois, par conséquent, la littérature est présentée par Céline comme un moyen de détourner du réel par un artifice. Aussi, en démarquant son oeuvre de la littérature, il prétend revenir à la gravité des problèmes qui concernent l'homme - ici, comme bien souvent, la misère. Il oppose donc à une activité essentiellement ludique, détachée, du monde, une écriture qui aurait prise sur le réel. Là encore, cette écriture ne saurait être artificielle : face au même Pierre-Jean Launay qui lui demandait pourquoi il avait écrit Voyage au bout de la nuit dans « une langue si volontairement faubourienne », Céline réagissait très vivement :

« -Volontairement ! Vous aussi ? C'est faux, j'ai écrit comme je parle. Cette langue est mon instrument. Vous n'empêcheriez pas un grand musicien de jouer du cornet à piston. Eh bien ! je joue du cornet à piston. Et puis je suis du peuple, du vrai… »[193]

Or, nous savons combien la langue de Céline est éloignée du langage parlé et combien elle est, au contraire, littéraire dans le sens que le comprenait Céline, c'est-à-dire artificielle - c'est justement ce qui fait son intérêt.

Faut-il pour autant considérer cette dénégation affichée par Céline comme un caprice n'ayant pour but que de le démarquer de ses confrères au moment de la parution de son livre ? Cette hypothèse aurait pu être recevable s'il n'y avait pas eu trace de la condamnation de la littérature au sein même du roman. Or, elle y est bien présente. On surprend fréquemment, en effet, Céline à parodier le style d'un écrivain. Ailleurs, il utilise de manière visiblement ludique certains stéréotypes littéraires. Plus loin, il se moque d'un auteur classique. Prenons, par exemple, cette page surprenante où le narrateur réécrit au XX ème siècle et de manière humoristique telle lettre de Montaigne :

«" Ah ! qu'il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T'en fais pas va, ma chère femme ! Il faut bien te consoler !… Ça s'arrangera !… Tout s'arrange dans la vie… Et puis d'ailleurs, qu’il lui disait encore, j'ai justement retrouvé hier dans des vieux papiers d'un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa femme dans des circonstances tout à fait pareilles aux nôtres... Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l'envoie sa lettre !_ C'est une belle lettre ! D'ailleurs je ne veux pas t'en priver plus longtemps, tu m'en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin […] Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu'elle va vous remettre d'aplomb !... Votre bon mari. Michel. " Voilà que je me dis moi, ce qu'on peut appeler du beau travail. Sa femme devait être fière d'avoir un bon mari qui s'en fasse pas comme son Michel. »

Dans la bouche de Bardamu, soumise à l'épreuve d'un langage pour le moins relâché, cette lettre était, bien entendu, dépouillée de tout son prestige culturel. On remarquera que le narrateur n'omettait pas de souligner de son ironie mordante l'indifférence de fauteur - qui d'ailleurs n'apparaît pas dans la lettre de Montaigne - ce qui lui permet indirectement d'accuser une fois encore le détachement et l'impuissance de la littérature face aux malheurs de ce monde. Relevons encore cet extrait de Voyage au bout de la nuit où les personnages rivalisent d'imagination pour inventer des fictions capables de masquer leur lâcheté réelle :

« Il se mit dès lors [Branledore] à me disputer sauvagement la palme de l'héroïsme. Il inventait de nouvelles histoires, il se surpassait, on ne pouvait plus l’arrêter, ses exploits tenaient du délire.

Il m'était difficile de trouver plus fort, d'ajouter quelque chose encore à de telles outrances, et cependant, personne à l‘hôpital ne se résignait, c’était à qui parmi nous, saisi d’émulation, inventerait à qui mieux mieux d'autres "belles histoires guerrières" où figurer sublimement. Nous vivions un grand roman de gestes, dans la peau de personnages fantastiques, au fond desquels, dérisoires, nous tremblions de tout le contenu de nos viandes et de nos âmes. On en aurait bavé si on nous avait surpris au vrai. La guerre était mûre. »[194]

Une fois encore, Céline procédait à une dévalorisation radicale de la littérature en en faisant une activité en complet décalage avec la vérité des choses. Dans ce monde ou la fiction devenait un moyen, pour quelques pauvres diables, de tromper ceux qui cherchaient à déceler leur manque d'ardeur patriotique, le prestige de l'activité littéraire se trouvait fort déprécié. On comprend mieux alors les revendications de Céline refusant d'accorder à son oeuvre une quelconque littérarité.

 

c- Un style reçu comme non littéraire.

Ce refus était partagé par une partie du public, mais pour des raisons inverses : posant la littérature comme valeur suprême, certains s'opposèrent au style célinien qui rompait de manière évidente avec les normes implicites de toute langue littéraire.

En effet, beaucoup de lecteurs contemporains mirent en cause le caractère littéraire de Voyage au bout de la nuit au nom d'une évidente incongruité culturelle. Tout d'abord, en faisant le choix de rendre les accents de l'oral, Céline s'opposait, en effet, à toute une tradition littéraire qui faisait de la langue écrite - à définir comme une langue qui utilise des tournures syntaxiques, verbales et modales bannies de la langue parlée - la seule langue valable. A ce titre, le livre de Céline devait nécessairement déranger les défenseurs d'une conception traditionnelle de la littérature. Il les dérangeait d'autant plus que cette oralité était rendue par des incorrections propres à la langue orale.[195] Or, la référence à la tradition - tradition comprise comme étant issue des Racine et des Voltaire et non, par exemple, d'un Saint-Simon - immanente à toute réception revenait à assimiler la littérature à "l'art de bien écrire" c'est-à-dire selon les règles strictes de la grammaire et de la syntaxe. De même que la rime fut longtemps considérée comme un critère permettant à coup sûr de déterminer le caractère poétique d'un texte, la correction de la langue apparaissait encore en 1932 comme l'indice minimal susceptible de manifester la littérarité d'une oeuvre. Aussi, les différentes "fautes de syntaxe" et autres "pataquès" que les lecteurs se faisaient un devoir de relever[196] devaient nécessairement les amener à refuser au livre le statut d’œuvre littéraire. Paul Bourniquel, par exemple, refusant de voir dans ce parti pris de Voyage au bout de la nuit une nouveauté constructive, préférait rattacher cette tentative à des précédents qu'il jugeait peu reluisants : « […] le Mirbeau, le Zola, le Goncourt, paraissent aujourd'hui un peu bien défraîchis. Ce romantisme réaliste de l'excrément et de l'odeur d'évier n'est pas d'hier. Sans doute dans la pieuse intention de le rajeunir, le lauréat du Renaudot l'a-t-il corsé d'un style nouveau. Il nomme un chat un chat, tout comme lady Chatterley, mais il s'est avisé, en outre, d'écrire en "français moyen". C'est-à-dire qu'il brutalise la syntaxe et le dictionnaire pour truffer ces six cents pages de pataquès, de cuirs et des façons disgracieuses de s'exprimer qu'ont les pipelets. Par là, il prétend reconstituer dans son intégrale naïveté le parler, savoureux en effet, quand il coule de source, de l'homme de la rue. Le malheur veut que monsieur Céline ne manque ni d'éducation classique, ni d'une vieille habitude d'écrire correctement. »[197] La démarche critique de Bourniquel, dans cet extrait, suit un mouvement commun à bon nombre de ses contemporains : le caractère radicalement nouveau de la langue célinienne ne pouvant être occulté sous peine de manifester les limites d'un jugement, il n'est pris en compte que pour être taxé de facticité : Céline, animé par l'intention de rajeunir une veine rendue caduque aurait tenté vainement d'adopter sa langue à son sujet, sans y parvenir toutefois, gêné par sa trop bonne éducation...

Aussi, sur le procès de l'incongruité culturelle de Voyage au bout de la nuit venait se greffer la condamnation d'une incongruité rationnelle. On reprochait à Céline de ne pas s'en tenir à un registre verbal précis et de laisser, par exemple, transparaître une culture scolaire ou des réminiscences littéraires au moment même où il prétendait rendre le parler populaire. On lui reprochait encore de prêter au personnage de Bardamu des registres de langue incompatibles; ce que relevait un François Le Grix qui comparait le discours tenu par le narrateur au début du roman dans un français pour le moins populaire avec un autre prononcé plus loin par le même narrateur où celui-ci utilisait une langue extrêmement correcte et soignée pour conclure : « Appréciez-vous beaucoup cette douche écossaise que nous administre à chaque page ce voyou déclassé qui s'amuse parfois à prendre de grands airs ? »[198] Cette condamnation partait de l'idée qu'une oeuvre littéraire digne de ce nom se doit d'obéir aux lois de la raison en manifestant une cohérence sans faille. On voit ici se profiler la doctrine classique de la vraisemblance qui laisse à penser que ladite incongruité rationnelle s'avérait en partie culturelle et, à cet égard, le jugement portée par les critiques de 1932 à Voyage au bout de la nuit s'apparentait à celui prononcé par les tenants du "classicisme" à l'encontre de la littérature baroque.

Toutefois, il convient de remarquer qu'encore une fois cette condamnation de l'écriture célinienne qui aboutissait à refuser à l’œuvre son statut littéraire n'était pas dépourvue de présupposés idéologiques. Il semble, en effet, qu'au-delà des références littéraires que nous avons mises en avant, le "style populaire" ne pouvait s'imposer comme littéraire avant tout parce qu'il était étranger ou plutôt méprisé par la classe à qui, de fait, s'adressait le roman. Cette langue, qui à chaque instant choquait le "bon goût" et la pudeur, ne pouvait en aucun cas se réclamer d'un domaine que la bourgeoisie s'était approprié à part entière en en déterminant les limites. Par ailleurs, parce qu'il refusait de souscrire aux normes éthiques de la classe bourgeoise, le roman, par une confusion courante entre l'esthétique et la morale, pouvait être considéré comme un échec littéraire : aux yeux d'une idéologie qui assimilait la beauté aux "bons sentiments", la valeur littéraire de Voyage au bout de la nuit devait nécessairement se trouver fort dégradée.

Le mépris ostentatoire du monde littéraire affiché par l'homme n'avait, par conséquent, d'égal en force de provocation qu'un style qui prétendait se démarquer en tout point de celui qu'on s'accordait à reconnaître comme littéraire. Toutefois, à cette subversion voyante qui produisit certainement l’impact le plus fort sur le public, venait s'ajouter une subversion générique qui, si elle était effectivement plus discrète, ne devait pas moins produire un effet non négligeable dans l'histoire de la littérature.

 

2- Une subversion des codes génériques.

a- Une remise en cause du genre romanesque.

En effet, Céline revendiquait sur la couverture et la page de titre l'appartenance de Voyage au bout de la nuit au genre romanesque. En cela, il s'inscrivait dans une forme littéraire qui depuis le XIX ème siècle obtenait de beaux succès. Il prenait également le relais d'auteurs qui, au cours des siècles avaient contribué à fixer et modifier les lois du genre. Aussi, par cette revendication, créait-il une attente dans le public qui s'attendait à retrouver dans Voyage au bout de la nuit des modèles familiers. Toutefois, les réactions des lecteurs concernant le genre du livre révélèrent rapidement un trouble qui n'était pas près de s'estomper. On relèvera, à titre d'exemple, le jugement exprimé par René Schwob en mars 1933 : « Sous une forme de journal très simple vous avez si bien réussi à faire l’épopée de la misère humaine que toute intelligence critique et trop bien ordonnée semble, auprès de votre puissance, minable et ridicule. »[199] Un peu plus loin, René Schwob parlait encore de « journal intime ». De son Côté, Yanette Délétang-Tardif faisait preuve de beaucoup d'intuition en révélant d'emblée les aspects biographiques de l’œuvre, question qui n'a pas encore fini de susciter l'intérêt des critiques. Pourquoi était-il si difficile, en 1932, de concéder à Voyage au bout de la nuit  ses revendications génériques ?

 

Le principal reproche que l'on fit à Voyage au bout de la nuit en tant que roman concernait le rejet de la composition en intrigue. Ainsi, Paul Bourniquel condamnait un manque d'unité là où le lecteur attendait, selon les lois du genre, une progression qui devait le mener progressivement du début à la fin d'une histoire : « Il y a en fait, dans ce volume, quatre romans : un roman de guerre, un roman colonial, un américain et un médical. »[200] De son côté, Georges Altman était plus catégorique : « En ces six cents pages haletantes, il n'y a pas, si l’on veut, d'intrigue. »[201] Citons encore Henri de Régnier dont le constat était lourd de reproches : « Je n'y ai trouvé, en effet, ni sujet, ni composition, et la structure en est d'une assez grossière simplicité. C'est ce que l'on pourrait appeler un "récit à tiroirs", sans intrigue, sans action. »[202] En effet, si Voyage au bout de la nuit n'est pas dépourvu d'unité thématique, symbolique ou autre (le discours de Bardamu suffirait à lui seul à concéder cette unité), il ne contient pas à proprement parler d'intrigue : le meurtre de Robinson qui clôt le livre, s'il constitue un aboutissement conventionnel de roman, n'est pas préparé par une suite logique de cause à effet comme c’est le cas dans Madame Bovary. Le voyage, symbolique et réel, entrepris par le protagoniste dès le début du livre n'est pas orienté vers un but précis qui correspondrait à l'aboutissement du roman; il ressemble plus à un vagabondage dont la seule motivation résiderait dans le mouvement même. A cet égard, Voyage au bout de la nuit s'apparente à la représentation d'une plage de temps durant laquelle un personnage se démène dans une réalité qui lui soumet, dans le plus grand désordre, des incidences à affronter. En cela, il se démarquait radicalement de la tradition balzacienne où le roman racontait le bouleversement qui expliquait le passage d'une situation initiale à une situation finale; à la fin du livre, Bardamu, après plusieurs années d'errance dont le lecteur avait été témoin, se retrouvait dans une position analogue à celle du départ, simplement, il avait perdu un compagnon en cours de route, compagnon dont, de toute façon, il commençait à se lasser.

Pourtant, si ce refus de l'intrigue put impressionner considérablement le public de l'époque, son impact fut sans aucune mesure avec la confusion concédée par l'invraisemblance des événements qui constituaient la fiction. Or, nous savons que la conviction des grands romanciers du XIX ème siècle résidait dans le postulat selon lequel le monde est commandé par des lois rationnelles que l'écrivain, au cours d'une histoire, ne fait que rendre plus apparente à travers les relations de cause à effet qui constituent son intrigue. En outre, du point de vue du lecteur, l'adhésion totale à une histoire exigée par la lecture d'un roman n'est pas envisageable sans un minimum de vraisemblance. Sur ce chapitre, Céline refusait encore de faire des concessions à l'histoire littéraire et conduisait Voyage au bout de la nuit avec une désinvolture qui devait scandaliser plus d'un lecteur.

Tout d'abord, le tour constamment négatif que prenaient les événements n'était pas sans remettre en cause cette vraisemblance : loin de chercher à reproduire la diversité qui caractérise la réalité quotidienne, Céline orientait la narration selon un parti pris de noirceur. En effet, non seulement la réalité se retournait sans cesse contre Bardamu qui se voyait toujours bousculé par des incidents imprévisibles, mais le cadre lui-même - qu'il s'agisse du contexte guerrier, de la jungle africaine, des mégalopoles américaines ou de la banlieue parisienne - tenait du cauchemar avec ses armées d'individus ignobles à l'envie parmi lesquels seuls les personnages de Molly et d'Alcide faisaient figure de saints. Aussi, les lecteurs pouvaient-­ils éprouver des difficultés à se reconnaître dans ce monde qui ressemblait si peu au leur. Il y avait là un danger pour la fiction que n'ont pas manqué de relever certains critiques tel François Le Grix qui déclarait: « Ne voir que le laid est aussi absurde que de voir seulement le beau. Il y a la guerre des braves et la guerre des lâches; la guerre des imbéciles et la guerre des grands hommes ! La guerre d'aujourd'hui n'est certes pas la chanson de Roland, mais ce n'est pas non plus celle de M. Barbusse, ni celle de M. Céline. »[203] De fait, ces jugements ne tenaient, semble-t-il, pas compte des particularités narratologiques du roman dans la mesure où le lecteur est en présence d'un narrateur homodiégétique, il ne doit pas s'étonner d'être soumis à la subjectivité de celui-ci qui ne retient du monde que ce qui l'impressionne profondément. Par ailleurs, des épisodes aussi surprenants que celui où Bardamu est enrôlé dans une galère en partance d'Afrique en ce début de XX ème siècle n'étaient pas non plus sans manifester l'aspect arbitraire d'une fiction qui pouvait se jouer du temps avec désinvolture et faisait réagir des lecteurs peu habitués à ce genre de liberté : « Voilà donc notre Bardamu embarqué sur une galère. Vous m'avez entendu, sur une galère. Il y rame comme un galérien avec d'autres galériens. Qu'est-ce que cette autre extravagance ? Qu'est-ce aussi que ce métier de statisticien des puces, que notre galérien, à peine débarqué à New-York, invente à la grande satisfaction de l'administration de la Quarantaine. »[204] De même, l'onomastique symbolique du roman marquait une frontière infranchissable entre le monde de la fiction et celui de la réalité. Ainsi, Bestombes et le général des Entrayes, tous deux agents de la mort, selon l'adage "nomen omen", portaient un nom en accord avec leur fonction. Un toponyme tel que Noirceur-sur-Lys, ne pouvait. lui non plus, dans le contexte de la guerre, passer inaperçu. Il faudrait encore citer les Puta, Hérote, Bragueton, Bambola-Bragamance, San Tapéta et d'autres encore pour faire l'inventaire complet de ces noms chargés de sens qui, au sein même de la fiction, venaient manifester une intention humoristique de l'écrivain aux dépens de la vraisemblance de l'histoire racontée.

 

Cette désinvolture vis à vis de l'intrigue devait amener Céline à rompre le pacte traditionnel qui liait le lecteur au romancier. En effet, dans la tradition littéraire, il est entendu que l'histoire racontée doit s'imposer au lecteur au point qu'il ait l'impression de la vivre. Aussi, pour parvenir à ce minimum de vraisemblance exigé par l'intrigue, le romancier se devait donc d'utiliser certains procédés permettant de donner à voir sans se faire voir. Or, Céline allait à l'encontre de cette convention sur plusieurs points. Ainsi, dès le texte liminaire placé immédiatement avant l'incipit, il jouait avec la définition du mot roman en se référant ironiquement à une autorité établie en matière de définition :

« Voyager, c'est bien utile, ça fait travailler l’imagination­. Tout le reste n'est que déceptions et fatigues- Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force.

Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C'est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit qui ne se trompe jamais. »[205]

D'emblée, on relève combien l'auteur insistait sur l’opposition entre réalité et fiction par des formules comme « ça fait travailler l'imagination » ou encore « tout est imaginé ». Loin d'aider à l'élaboration de l'illusion romanesque, un tel préambule risquait de maintenir une distance considérable entre l'histoire racontée et un lecteur rendu peu crédule. Or, un roman ne réalise son contrat que dans la mesure où précisément il occulte son caractère fictif ou le déguise en vraisemblance pour le lecteur. Dans le même ordre d'idées, au lieu de plonger immédiatement ce lecteur dans le monde de la fiction à la manière des grands romanciers du XIXème siècle,[206] Céline utilisait une ouverture volontairement maladroite qui venait imposer au lecteur la présence d'un narrateur extrêmement « voyant » : «Ça a débuté comme ça. » Cette présence était encore sentie au cœur du roman à travers des formules qui obligeaient le lecteur à prendre conscience de son acte de lecture. Ainsi, après avoir longuement raconté ses déboires, le narrateur résumait :

« Récapitulons : les aviateurs m'avaient ravi Lola, les Argentins pris Musyne et cet harmonieux inverti, enfin, venait de me souffler ma superbe comédienne. »

Le « récapitulons » qui ouvrait le paragraphe manifestait de manière évidente la présence d'un narrateur qui résumait le récit en en faisant artificiellement et non sans dérision apparaître la structure narrative. Ce procédé touchait à son comble lorsqu'un peu plus loin Bardamu laissait envisager au lecteur une oeuvre postérieure : « Je dirai tout un jour, si je peux vivre assez longtemps pour tout raconter. »[207]

 

b- Une contamination des genres.

On s'en doute, si ces interventions constantes du narrateur risquaient de rappeler au lecteur l'aspect artificiel et inventé de la fiction, elles pouvaient également avoir l'effet inverse - non moins dommageable pour le genre romanesque - d'attirer l'attention du lecteur sur les aspects autobiographiques du livre. Ce narrateur qui promettait de futures oeuvres, n'était-ce pas le romancier lui-même ? Ne fallait-il pas voir un clin d’œil de Céline lorsque ce même narrateur, non sans humour, entendait récapituler à un moment donné de son récit ? Les nombreux commentaires qui émaillaient le roman devaient-ils être attribués à cet être de fiction qu'était Bardamu ou à ce nouveau romancier qui, nous l'avons vu, tenait des propos similaires dans les interviews qu'il accordait aux journalistes ? Même si aucune de ces questions ne pouvaient être définitivement tranchées - le postulat de tout lecteur devant être qu’auteur et narrateur constituent deux notions qu'il est imprudent de rapprocher[208] - certains signes ne laissaient pas de semer un doute à ce sujet, doute qui s'est avéré prémonitoire lors de la publication des oeuvres postérieures de Céline.

Par ailleurs, les nombreuses allusions à la réalité historique et sociale de l'époque n'étaient pas sans aller à l'encontre de l'imaginaire qui caractérise le monde romanesque. Bien entendu, le critère de vraisemblance oblige le romancier à situer l'action de son livre dans un lieu et une époque qui ont réellement existé. Que l'on prenne le parti de mettre en scène une période et des repères géographiques communs avec ceux du lecteur à qui s'adresse le livre, manifeste un choix qui en soit n'est pas innocent. Mais, en se permettant par divers moyens que nous avons vus, d'impliquer sans cesse le lecteur au cours de sa lecture en accumulant les commentaires sur son pays à l'époque contemporaine, Céline tendait à s'éloigner du genre romanesque pour se tourner vers la chronique voire, parfois, la satire. De nombreux lecteurs ne manquèrent pas de relever ce déroutant flottement générique qui, une fois encore, remettait en cause leur conception du genre.

 

c- Une subversion des sous-genres

Toutefois, Voyage au bout de la nuit, dans le choix de sa thématique, paraissait, comme nous l'avons vu, suivre l'orientation de certains sous-­genres. Si Céline prenait des libertés avec le genre romanesque tel qu'il avait été codifié jusqu'alors, du moins semblait-il renouer avec la tradition littéraire en exploitant certaines formes dans lesquelles s'étaient exercés ses prédécesseurs. Qu'en était-il exactement?

 

Si, comme nous l'avons dit, Voyage au bout de la nuit sacrifiait à la mode du roman de guerre en vogue depuis le conflit qui avait marqué le début du siècle, il ne laissa pas pour autant de surprendre son public. En effet, le roman de guerre avait coutume, jusqu'alors, de remettre de l'ordre dans le chaos qui succédait à la bataille; en particulier, le romancier s'employait à réintroduire au sein du conflit des valeurs édifiantes inspirées d'un humanisme de bon aloi. C'est justement parce qu’il avait été trop fidèle à la réalité de la bataille que Le Feu de Barbusse avait déchaîné les passions. Céline allait plus loin encore. Loin de se contenter de refuser l'héroïsme de circonstance, il le tournait en ridicule dans l'épisode du colonel. Dès lors, toute tentative de prendre part au conflit était frappée d'absurdité. Pire encore, au moment même où la bravoure devenait une anti-valeur, la lâcheté affichée par le héros, grâce à une alchimie diabolique, le rendait sympathique aux yeux du lecteur. Dans ce monde inversé, que restait-il du traditionnel roman de guerre ? Autre nouveauté, la plus grande partie de l'épisode guerrier se déroulait à l'arrière, lieu de toutes les lâchetés et de toutes les perfidies. Le roman de guerre qui, d'ordinaire était assimilé à un roman d'action où les héros se démenaient pour vaincre l'ennemi au nom d'idéaux patriotiques, était réduit à un simple reflet de l'action, reflet qui, loin d'être innocent, mettait à nu tous les rouages d'un patriotisme plus que douteux où seuls comptaient les intérêts individuels.

L'épisode africain n'était guère plus proche du roman exotique que la première partie ne l'était du roman de guerre. En effet, le roman exotique mis à la mode par les Romantiques et prolongé par un écrivain tel que Pierre Loti jouait la carte du dépaysement à une époque où voyager demandait encore beaucoup de temps et d'argent. Aussi, les auteurs qui s'exercèrent à ce type de littérature usèrent-ils de descriptions de paysages extraordinaires et d'un lexique qui, par sa rareté, connotait à lui seul l'exotisme. Céline ne manqua pas d'utiliser ces recettes. Ainsi retrouve-t-on des accents de Chateaubriand ou de Mérimée – l’aspect moral mis à part -  dans ce passage de Voyage au bout de la nuit  :

« Nous voguions vers I’Afrique, la vraie, la grande; celle des insondables forêts, des miasmes délétères, des solitudes inviolées, vers les grands tyrans nègres vautrés au croisement de fleuves qui n‘en finissent plus. Pour un paquet de lames « Pilett » j'allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures. »[209]

Visiblement, les recettes étaient trop bien assimilées pour que l'on ne soupçonne pas une volonté parodique de la part de Céline. Et en effet, le narrateur nous livrait là ses pensées alors qu'il sortait du cauchemar de la guerre et qu'il n'avait pas encore mis le pied sur le sol africain qui devait l'obliger à revenir de ses illusions. Ainsi, Céline, à la suite du Flaubert de Madame Bovary, se moquait des ravages causés par certaines lectures dans un esprit idéaliste et pour cela, il en venait à parodier lesdites lectures. De même, aucun lecteur averti ne se laisserait prendre à cette traditionnelle description du coucher de soleil sur la jungle :

« Les crépuscules dans cet enfer africain se révélaient fameux. On n'y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d'énormes assassinats du soleil. Un immense chiqué. Seulement c'était beaucoup d'admiration pour un seul homme. Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d'un bout à l’autre d’écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu'aux premières étoiles. Après ça le gris reprenait tout l'horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ca se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. Chaque jour sur les six heures exactement que ça se passait. »[210]

Le niveau de langue, l'utilisation d'un vocabulaire dépréciatif, la réduction du soleil à un personnage de théâtre qui de sait réprimer ses propensions à parader étaient autant de signes qui au sein même de cette description attendue rompaient définitivement avec la tradition littéraire.

Toutefois, c'est peut-être des romans d'initiation que Voyage au bout de la nuit a le plus souvent été rapproché, sans doute à cause de sa structure en quatre épisodes distincts qui pouvaient être assimilés à quatre épreuves. En effet, au cours du roman, le héros, sorte de Candide moderne, était confronté à des événements qui, chaque fois, lui faisaient découvrir un aspect du monde moderne. L'assimilation de Voyage au bout de la nuit aux traditionnels romans d'initiation n'était-elle pas pour autant un peu rapide ? Tout d'abord, il convient d'observer que le voyage, chez les prédécesseurs de Céline, détruisait le réseau des habitudes en faisant basculer le connu dans l’inconnu, l'absolu dans le relatif. Il permettait une mise en question du monde et de soi par l'épreuve de la relativité critique. Si Voyage au bout de la nuit  s'inscrit dans cette tradition, il le fait de manière ironique par son parti pris de négation. Loin d'aboutir à une initiation aux réalités du monde, le cheminement entrepris par Bardamu suit un parcours régressif vers la non-valeur. Le titre ne signifie d'ailleurs pas autre chose et s'il fallait encore s'en convaincre, on pourrait laisser la parole à Bardamu qui déclare dans le roman : « Le voyage c'est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons »[211] De même, si dans les traditionnels récits de voyage la découverte d'autres contrées est formatrice, il est frappant que, dans Voyage au bout de la nuit, ailleurs est un autre ici : par delà l'exotisme de l'Afrique ou la modernité tapageuse des Etats-Unis, le narrateur ne rencontre qu'une nuit toujours plus sombre qui frappe de vanité toute prétention à la connaissance du monde.

Lors de la parution du roman en 1932, de nombreux lecteurs, soit pour l'accabler, soit pour faire son éloge, firent remarquer que Céline, derrière ses allures faubouriennes cachait une solide culture classique. Les emprunts qu'il fit aux différents genres littéraires sont là pour prouver si besoin était, qu’il n'a pas écrit Voyage au bout de la nuit ex nihilo. Toutefois, moins nombreux furent ceux qui prirent clairement conscience que ces emprunts faisaient chaque fois éclater le cadre étroit du genre concerné et que l'ironie et la parodie étaient les deux modalités privilégiées de cet auteur nouveau venu. Cependant, se substituait à cette prise de conscience une intuition qui révoltait les uns et confortait les autres dans 1 leurs éloges.

 


 

 

CONCLUSION

 

 

L'étude de la réception de Voyage au bout de la nuit révèle à l'historien de la littérature une oeuvre pour le moins surprenante. En accord parfait avec son époque sur de nombreux points, le roman de Céline n'en a pas moins provoqué, au moment de sa parution, un scandale retentissant qui le place au premier rang des « affaires littéraires » du siècle et des siècles passés. Non content de semer le trouble, par des attitudes provocatrices, au sein du monde extrêmement codifié des « littérateurs », l'auteur de Voyage au bout de la nuit bouleversa par son oeuvre même un ensemble de règles qui avaient régi la production littéraire durant plusieurs générations d'écrivains, allant jusqu'à remettre en cause la notion même de littérature telle qu’on la concevait à l’époque.

Toutefois, l’étude de la réception a, par-dessus tout, l’intérêt de mettre en valeur l'aspect formidablement novateur de l’œuvre célinienne. En effet, loin d'être gratuite, cette remise en cause systématique opérée par Voyage au bout de la nuit venait ressourcer la création romanesque. Refusant de s'en tenir à la conception traditionnelle de l'écriture littéraire, Céline offrait une nouvelle langue aux écrivains, une langue beaucoup mieux adaptée au tragique de l'heure que ne l'était celle de la plupart de ses contemporains. Cette écriture « anti-littéraire » refusait de se limiter à une fonction communicative : la parole célinienne est avant de raconter ou de commenter. Ainsi, cette langue, sans cesse mise en valeur par des trouvailles toujours plus surprenantes, devenait, par delà une narration pour le moins désinvolte, le sujet même du livre et inaugurait une nouvelle conception de l'écriture romanesque et de la lecture.

A cette entreprise quasi mallarméenne venait s'ajouter le désir de placer la littérature au centre des préoccupations du livre. Les parodies, citations et autres allusions à des oeuvres antérieures laissaient se profiler en arrière fond une histoire parallèle à celle du livre où étaient évoqués les problèmes essentiels de la littérature. De cette manière, Céline obligeait le lecteur à prendre ses distances avec la narration – « c'est un roman rien qu'une histoire fictive » - afin qu’il se livre à un plaisir plus subtil - et moins passif - d'ordre méta littéraire. Cette conception éminemment moderne de la création littéraire[212] qui, par un retournement sur soi, fait de l'acte créateur le sujet même de l’œuvre devait ouvrir des perspectives ignorées à un genre qui tendait à se scléroser et plaçait Céline auprès des Proust et des Queneau, c'est-à-dire dans les rangs de ceux qui tracèrent la voie du roman contemporain.[213]

Toutefois, on ne l'a pas assez fait remarquer, la parution en 1932 de Voyage au bout de la nuit eut également le mérite de poser le problème des rapports entre morale et littérature. A-t-on le droit de condamner une oeuvre parce qu'elle met en scène des comportements récusés par la société de l'époque ? Doit-on, dans un tel cas, assimiler l'auteur et le narrateur en prêtant à celui-là les propos de celui-ci ? Doit-on enfin conclure que le lecteur qui accueille ladite oeuvre assume obligatoirement son message idéologique ? Jamais, peut-être, une oeuvre n'a su, comme celle-là, imposer la nécessité de séparer le domaine littéraire du domaine quotidien. Si la littérature ne parle que de la vie, on apprend, en lisant Céline, que les principes qui prévalent pour régir cette dernière sont inadaptés pour rendre compte d'une oeuvre.

Ainsi, lire Céline en 1932, c'était prendre conscience des limites du genre romanesque, des limites du style littéraire tel qu'il était compris jusque là, des limites des poncifs véhiculés par toute une tradition littéraire, des limites d'une morale des bons sentiments en littérature, en un mot, des limites de la littérature telle qu'on la pratiquait alors. Cette expérience des limites rendait caduque toute une ancienne façon d'écrire et ouvrait de nouveaux espaces à l'expérience littéraire. C'est en cela que la parution de Voyage au bout de la nuit doit être considérée comme un événement majeur dans l'histoire de la littérature.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

A- Bibliographie :

 

< DAUPHIN, Jean-Pierre, Essai de bibliographie des études en langue française consacrées à Louis-Ferdinand Céline, Minard, 1977 (Calepin de bibliographie N°6).

 

B- Edition des œuvres de Céline :

 

(Données par ordre chronologique dans l’édition originale)

 

< Voyage au bout de la nuit, Paris, Denoël et Steele, (oct.)1932, 624 pages.

< L’Eglise, Paris, Denoël et Steele, (sept.) 1933, 250 pages.

< Mort à crédit, Paris, Denoël et Steele, (mai) 1936, 700 pages.

< Mea Culpa suivi de La Vie et l’œuvre de Semmelweis Paris Denoël et Steele, (dec.) 1936, 128 pages.

< Bagatelles pour un massacre Paris, Denoël, (dec.) 1937, 384 pages.

< L’Ecole des cadavres Paris, Denoël, (nov.) 1938, 308 pages.

< Les Beaux draps, Paris, Nouvelles Editons françaises, (fev.) 1941, 224 pages.

< Guignol’s Band I, Paris, Denoël, (mars) 1944, 352 pages.

< Scandale aux Abysses, Paris, Denoël, 1944.

< Foudres et Flèches, Paris, Charles de Jonquières, (dec.) 1948, 88 pages.

< A l’agité du bocal, Paris, P. Lanauve de Tartas, 1948, 32 pages.

< Casse-pipe, Paris, Frédéric Chambriand, (dec.) 1949,152 pages.

< Féerie pour une autre fois, Paris, Gallimard, (juin) 1952, 322 pages.

< Féerie pour une autre fois II, Normance, Paris, Gallimard, 1954, 376 pages.

< Entretien avec le professeur Y, Paris, Gallimard, (mars) 1955, 160 pages.

< D’un château l’autre, Paris, Gallimard, (juin) 1957, 316 pages.

< Ballets sans musique, sans personne, sans rien, Paris, Gallimard, (mai) 1959, 204 pages.

< Nord, Paris, Gallimard, (mai) 1960. 464 pages.

< Le Pont de Londres. Guignol’s Band II,  Paris, Gallimard, (mars) 1964, 412 pages.

< Rigodon, Paris, Gallimard, (fev.) 1969, 324 pages.

<Progrès, Paris, Mercure de France, (fev.) 1978, 128 pages.

 

C- Ouvrages consacrés à L. F. Céline et son œuvre :

 

< BARDECHE Maurice, Louis-Ferdinand Céline, La Table ronde, 1986.

< DAUPHIN Jean-Pierre, Les Critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976.

< DENOEL Robert, Apologie de Mort à Crédit, Denoël et Steele,1936.

< GODARD Henri, Poétique de Céline, Paris, Gallimard, 1985.

< GIBAULT François, Céline 1932-1944 : Délires et persécutions, Mercure de France, 1985.

< HANREZ Marc, Le Français dans le monde, janv.-fév. 1966, N° 38.

 

-         Revues et magazines

 

< Cahiers de l’Herne, Céline, Editions de l'Herne, 1963-1965-1972.

< Le Magazine Littéraire, N° 116.

 

D- La réception :

 

-         Revues et magazines

 

< Avant-poste, 02/08/1933, (p. 87 et pp. 143-144)

< Les Annales politiques et littéraires, 9/12/1932.

<Beauté magazine, 05/1933.

< Les Cahiers luxembourgeois, N° 3, 1933 (p. 336-42)

< Commune, 11/1933, 1/1934, 2/1934.

< Esprit, 10/1933, 03/1933.

< L’Etudiant socialiste, 01/1933.

< Europe, 15/12/1932

<La N.R.F., 12/1932, 3/1933

<La Revue de France, 15/01/1933.

<Revue hebdomadaire, 04/02/1933.

 

-          Articles de journaux

 

<Allô-Paris, N°8 01/1934.

<Le Canard enchaîné, 25/10/1933.

< Candide, 15/12/1932, 22/12/1932.

< La Dépêche de Toulouse, 27/12/1932.

< Le cri du jour, 26/11/1932.

<L’Echos de Paris, 31/12/1932.

< Le Figaro, 10/12/1932.

<Les Hommes du jour, 10/11/1932.

< L’Humanité, 09/12/1932.

< L’Intransigeant, 08/12/1932, 09/01/1933.

< Je suis partout, 10/12/1932, 18/02/1933.

< Marianne, 14/10/1933.

< Monde, 29/10/1932, 10/12/1932.

< New York Times, 20/11/1932.

< Paris-Midi, 07/12/1932.

< Paris-soir, 10/11/1932.

 

E- Bibliographie générale :

 

< BENVENISTE Emile, Problèmes de linguistique générale, Gallimard,1966.

< GENETTE Gérard, Figures III, Le Seuil, 1972.

< JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, "TEL" Gallimard, 1978.

< LOUBET DEL BAYLE, Les non-conformistes des années 30. Une tentation de renouvellement de la pensée    politique française, Le Seuil, 1969.

< PICON Gaétan, Introduction à une esthétique de la littérature, Paris, 1953.

< PREVOST jean, Les Problèmes du roman, Le Carrefour, 1945.

< REMOND René, Notre siècle, 1918-1988, Paris, Fayard, 1988.

 

 

 



[1] H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978, p.49.

[2] Idem, P.58.

[3] On rappellera cette affirmation de Jauss selon laquelle "même au moment où elle paraît, une oeuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'information; par tout un jeu d'annonces, de signaux -manifestes ou latents -, de références implicites, de caractéristiques déjà familières., son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la « suite », du « milieu »  et de la « fin » du récit." Idem, p.50.

[4] Il publia en 1932 un livre intitulé Les années tournantes

[5] Loubet del Bayle, Les non conformistes des années 30. Une tentation de renouvellement de la pensée politique française. Le Seuil, 1969.

[6] N.R.F., décembre 1932, p. 801.

[7] Thierry Maulnier, Demain la France, 1934.

[8] Emmanuel Mounier, Esprit N° 1, octobre 1932

[9] Cité par Loubet del Beyle dans Les non conformistes des années 30. Une tentation de renouvellement de la pensée politique française. Le Seuil, 1969.

[10] Paul Nizan, Aden Arabie, 1932, p. 55.

[11] Notons que la revue partage ce point de vue avec bon nombre des intellectuels de l'époque et c'est en cela qu'elle est très représentative de son temps. Ainsi, julien Benda, pour ne retenir que lui, dans La Trahison des cIercs affirmait dès la courte préface qui ouvrait son livre : "[…] il me semble important qu'il existe des hommes, même si on les bafoue, qui convient leurs semblables à d'autres religions qu'à celle du temporel. Or. ceux qui avaient la charge de ce rôle, et que j'appelle les clercs, non seulement ne le tiennent plus, mais tiennent le rôle contraire. La plupart des moralistes écoutés en Europe depuis cinquante ans, singulièrement les gens de lettres en France, invitent les hommes à se moquer de l'évangile et à lire les règlements militaires. Et il poursuivait son ouvrage en accusant, dès le premier chapitre, le «perfectionnement moderne des passions politiques ». Julien Benda, La Trahison des cIercs, J.J. Pauvert, 1965, p. 10.

[12] En ce qui concerne la date précise de la rédaction de Voyage au bout de la nuit, voir Pierre Lainé, "Deux modèles biographiques de l’œuvre célinienne", Acte du Colloque international de Paris, juillet 1979, p. 13.

[13] Henri Godard, Céline, Romans, Bibl.. de la Pleiade,1981,p, 1153.

[14] H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Tel Gallimard, 1972, p. 63.

[15] Jean Prévost, Les Problèmes du roman, Le Carrefour, 1945.

[16] Le choix de cette revue n'est pas innocent. La N. R. F. est une revue littéraire spécialisée qui opère par conséquent des choix selon des critères strictes. Elle a donc l’intérêt de présenter des ouvrages perçus comme littéraires à l'époque de la publication de ses articles et de mettre de côté toute une production "para-littéraire" qui n'entre pas dans notre champ d'observation.

[17] Pour plus de précisions concernant les lectures réelles de l'époque, on pourra, afin de compléter ce tableau de la production romanesque de l'entre-deux-guerres, consulter Le Roman depuis la Révolution de Michel Raimond, Armand Colin, 1981, p.p. 177-178.

[18] On notera que H. R. Jauss reste discret sur ce point dans l'ouvrage qui nous a guidé jusqu'ici. Toutefois, si le public non lettré risque effectivement d'ignorer les lignes novatrices du champ concerné, il n'en n'est pas de même des critiques contemporains qui participent eux aussi (et combien activement !) à la réception de l’œuvre (nous n'en voulons pour témoins que les nombreux articles de la N.R.F. consacrés à des écrivains tels que Faulkner, Joyce, et autres écrivains qui contestent les conceptions contemporaines du genre romanesque). En outre, le roman a traversé au cours des siècles une série de "crises" qui vinrent remettre en cause chaque fois de

manière pressante l'écriture romanesque; en faisant le choix de tenir compte ou non des leçons de cette évolution, l'écrivain, consciemment ou non, provoque indéniablement une réception différente dans les deux cas. S'agissant de Voyage au bout de la nuit, nous auront l’occasion de constater que la prise en compte de ce facteur s'avère précieuse à plus d'un titre.

[19] Michel Raimond, La Crise du Roman, librairie José Corti, 1966, p. 14.

[20] Revue de France, 15 octobre 1924.

[21] Revue Hebdomadaire, 14 février 1925.

[22] L’Opinion, 7 mars 1925.

[23] La Grande revue, août 1928.

[24] Derniers jours, 10 avril 1927 (articles cités par M. Raimond, ibid.).

[25] Ibid., p. 19.

[26]  Que l'on songe à l’Esquisse d’un traité du roman de Léon Bopp paru chez Gallimard en 1935 ou au Romancier et ses Personnages de François Mauriac paru en 1933 chez Corréa ou encore à l'article de Marcello Fabri dans L’Age nouveau de décembre 1938 intitulé "Fatalité d'une évolution du roman moderne".

[27] Il déclara encore dans sa sixième conférence sur Dostoïevski: "à ne contempler que sa propre image, l'image de son passé, la France court un mortel danger" .

[28] La Métamorphose publié chez Gallimard en 1928, puis, Le Procès paru dans Bifur 1930.

[29] Elie Faure, « Cahier de l'Herne ». 1963-1965-1972, p. 254.

[30] Au sens ici de "reproduction fidèle de la réalité".

[31] C'est nous qui soulignons. Album Céline, p. 99.

[32] Nous aurons l'occasion d'analyser les conséquences de cette réception d'un point de vue générique.

[33] A cet égard, le travail établi par Henri Godard dans les notes de l'édition La Pléiade afin d'élucider les énigmes posées par ces realia est extrêmement précieux.

[34] Voyage au bout de la nuit, édition La Pléiade, p. 1115-1116.

[35] P. 19.

[36] P. 176; cf. aussi: note 1.

[37] P. 38; l'orthographe usuelle était « Pont-Rouge ».

[38] P. 85.

[39] P. 59.

[40] P. 366.

[41] P. 72.

[42] PP. 7-8.

[43] P. 1.

[44] Emile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, p. 238 et sqq.

[45] Georges Altman, Monde, 10 décembre 1932.

[46] René Trintzius, Europe,  15 décembre 1931.

[47] Il convient, ici, de rappeler le fameux article que Léon Daudet écrivit pour Candide à la date du 22 décembre 1932. Celui qui devait devenir le défenseur de Céline dans les querelles à venir affirmait entre autres : "N'oublions pas que, comme Pantagruel ce livre est celui d'un médecin et d'un médecin de la banlieue de Paris, où passe et souffre toute la clinique de la rue, de l'atelier, du taudis, de l'usine, du ruisseau. Ceux qui n'ont pas fréquenté les hôpitaux, étudiants, surveillantes, infirmières, infirmiers ne connaissent pas les abîmes, physiques et moraux, de la misère, de la gène, de la prostitution, et aussi de l'honneur, de la dignité, assaillis par le manque d'argent, le froid, la gésine, le chômage, tous les malheurs, tous les désordres des gens « pauvres et nus », comme dit Baudelaire. […] Il faut avoir mariné là-dedans, comme l'a fait le Dr «Céline » - Destouches, pour concevoir à la fois tant d'horreur, de désolation et de pitié".

[48] On relèvera, dans l'article de Trintzius, le mot "témoignage" qui est fort significatif de ce point de vue.

[49] Pierre-jean Launay, Paris-Soir, 10 novembre 1932.

[50] Georges Altman, Monde, 10 décembre 1932.

[51] Georges Ulysse, Beauté Magazine, mai 1933; c'est nous qui soulignons. Notons que, dans ce témoignage, Céline s'éloigne de son personnage sur deux points que l'auteur de l'article ne manque pas de mettre en valeur: il n'affiche pas le pessimisme que Bardamu se complaisait à étaler (« Il ne s'arrêtera de sourire, sans amertume ni mélancolie ») et s'en distingue par le langage (« un langage fort correct et choisi »).

[52] Paul Vialar, Les Annales politiques et littéraires, 9 décembre 1932.

[53] Victor Molitor, Les Cahiers luxembourgeois, N°3,1933, pp. 336-342.

[54] Idem.

[55] Merry Bromberger, L’Intransigeant, 8 décembre 1932.

[56] Georges Altman, Monde, 10 décembre 1932. On peut s'interroger sur le sens que donne ici Céline à l'adjectif "vrai" : veut-il dire que la scène a réellement existé - ce qui annoncerait la fin de sa réponse : "Ça ne collait pas entre eux et moi" – ou tient-il simplement, comme il l'a souvent fait ailleurs, à souligner la permanence de la haine parmi les hommes ?

 

[57] Pierre Audiat, « L'actualité littéraire », La Revue de France, 15 janvier 1933.

[58] Idem.

[59] P. 10.

[60] P. 10.

[61] Maurice Bardèche, Louis-Ferdinand Céline, La Table ronde, 1986, p. 79.

[62] P. 12.

[63] P. 129.

[64] P. 138.

[65] Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932.

[66] P. 238.

[67] P. 439.

[68] On peut, à cet égard, citer ce que Céline déclarait à propos de l'argot, même si cette dernière notion n'entre pas tout à fait dans le cadre de notre propos, car la fonction sociale qu'il lui attribue est, quant à elle, très éclairante: « C'est la haine qui fait l'argot. L’argot est fait pour exprimer les sentiments vrais de la misère […]. L’argot est fait pour permettre à l'ouvrier de dire à son patron qu'il déteste : tu vis bien et moi mal, tu m’exploites et tu roules dans une grosse voiture… je vais te crever… »; Cahiers Céline, I, p. 172.

[69] P. 42.

[70] Ainsi, au moment même où Bardamu obtient une "étiquette sociale" par le biais de sa profession de médecin, il est immédiatement marginalisé en étant perçu comme le médecin des pauvres, celui qu'on ne paie pas, qu'on ne respecte pas, à qui l'on n’accorde aucun crédit.

[71] Ce mot désigne, selon la terminologie de Gérard Genette, un narrateur protagoniste de l'histoire qu'il raconte. Gérard Genette, Figures111, Le Seuil. 1972.

[72] P. 310-311.

[73] Pierre-Jean Launay, Paris-Soir, 10 novembre 1932.

[74] « Hommage à Zola » prononcé à Médan et reproduit dans Marianne le l4 octobre 1933.

[75] Victor Molitor, Les Cahiers luxembourgeois, N°3,1933, pp. 336-342.

[76] Voir notamment l'article de Paul Bouniquel intitulé « Rabelais Hypocondre » in La Dépêche de Toulouse, 27 décembre 1932.

[77] « Hommage à Zola », op. cit..

[78] Victor Molitor, Les Cahiers luxembourgeois, N°3,1933, pp. 336-342.

[79] « Hommage à Zola », op. cit..

[80] « Hommage à Zola », op. cit.. C'est nous qui soulignons.

[81] Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932.

[82] Pierre Audiat, La Revue Française, 15 janvier 1933.

[83] Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932.

[84] Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932.

[85] Victor Molitor, Les Cahiers luxembourgeois, N°3,1933, pp. 336-342.

[86] Aragon, Commune, novembre 1933.

[87] Aragon, Commune, janv. -février 1934.

[88] Voir l'article qui lui est consacré dans Le Cri du jour du 26 novembre 1932.

[89] Cahier de l’Herne p. 80.

[90] Pierre Audiat, La Revue de France, 15 janvier 1933.

[91] Voir infra III, B, 1, b.

[92] Elisabeth Porquerol, Allo-Paris, janvier 1934.

[93] Cahier de l’Herne p. 124.

[94] Maurice Bardèche, Louis-Ferdinand Céline, La Table ronde, 1986.

[95] Cahier de l’Herne p. 379.

[96] Georges Ulysse, Beauté Magazine, mai 1933.

[97] « Le pèze ? y en a juste de quoi me faire une retraite de garde-barrière […]. Au prix Renaudot, ils ne donnent rien, ce n’est pas comme le Goncourt. » Propos recueillis par Elisabeth Porquerol, Allô-Paris, 1934.

[98] Annoncé par Les Nouvelles Littéraires du 24 décembre 1932.

[99] Album Céline p. 96.

[100] Album Céline p. 96.

[101] Dans cette intention, il écrivait à Denoël : « Dites-moi combien je peux vous demander de Imprimé pour M.*** dont vous m’avez aimablement parlé. J’ai grande envie d'amadouer quelques patrons par cet hommage

traditionnel. On n'est jamais assez plat »; lettre à Robert Denoël du 2 septembre1932, Magazine Littéraire, N° 116, p. 19.

[102] Edition La Pléïade, T1, p.1256.

[103] Album Céline p. 100.

[104] Merry Bromberger, L’Intransigeant, 8 décembre 1932.

[105] Victor Molitor, Cahiers Luxembourgeois, N°3, 1933, pp.336-342.

[106] Pierre-Jean Launay, Paris-Soir, 10 novembre 1932.

 

[107] Paul Vialar, Les Annales politiques et littéraires, 9 décembre 1932.

[108] Merry Bromberger, L’Intransigeant, 8 décembre 1932.

[109] Céline nous éclaire sur ce point dans l' interview qu'il accorda à Paul Vialar

publiée dans Les Annales politiques et littéraires du 9 décembre 1932 :  « Comment j‘ai été édité ? J’ai déposé mon manuscrit sans nom d'auteur ni adresse. Le paquet, par hasard, était fait dans un papier qui avait servi à ma femme de ménage pour envelopper ses chaussons; il y avait une étiquette. C'est par elle qu'on a su mon non et c'est pour ça que j'ai pris un pseudonyme parce que je me moque de moi-même comme des prix et du métier littéraire. » L'anecdote fut confirmée par Denoël lui-même; il est vrai qu'elle servait particulièrement bien sa politique éditoriale. Il n'a d'ailleurs pas peu participé à l'élaboration d'un mythe autour de la personne de Céline.

[110] Max Descaves, Paris-Midi, 7 décembre 1932. Il est peut-être intéressant de confronter à ce discours pour le moins ampoulé les propres propos que Céline prononça deux jours plus tard devant Paul Vialar et où on le surprend à faire étalage sans fausse pudeur de ses titres de gloire : « A douze ans je suis entré dans une fabrique de rubans. Ça n'a mené jusqu'à la guerre. Blessé en 1914, trépané, réformé, médaillé militaire ».

[111] Pierre-Jean Launay, Paris-Soir, 10 novembre 1932.

[112] Max Descaves, Paris-Midi, 7 décembre 1932.

[113] Victor Molitor, Cahiers Luxembourgeois, N°3, 1933, pp.336-342.

[114] On se référera, par exemple, aux Annales politiques et littéraires du 9 décembre 1932, au Monde du 10 décembre 1932, aux Cahiers Luxembourgeois, N°3 de 1933, à Allo-Paris, de janvier 1934, etc.

[115] Lucien Descaves, Les Hommes du jour, 10 novembre 1932. On pouvait encore lire un article élogieux du même Descaves dans Le journal du 5 décembre 1932.

[116] André Maurois, New-York times, 20 novembre 1932.

[117] Paul Valéry, L’intransigeant 9 janvier 1933. François Le Grix se souviendra, dans la Revue Hebdomadaire de février 1933, de ce jugement pour n'en retenir que la seconde partie : « Un livre de génie, mais criminel » a dit, je crois, quelque part, M. Paul Valéry, en parlant du Voyage au bout de la nuit.  Je conteste de toute ma force le génie, mais je retiens le crime ».

[118] Esprit, mars 1933.

[119] Figaro, 13 décembre 1932.

[120] L’Echos de Paris, 31 décembre 1933

[121] Humanité, 9 décembre 1932.

[122] L’Etudiant socialiste, janvier 1933.

[123] N.R.F. mars 1933.

[124] Brassaï, Henri Miller grandeur nature, Gallimard, 1975, p. 80.

[125] Pour plus de précision, on se reportera à la minutieuse étude composée par Jean Norton Cru dans Témoins, paru en 1929 et qui tente de faire la part entre vérité et exagération parmi les œuvres d'écrivains qui prétendirent rendre compte de leur expérience du conflit.

[126] Il s'agit de la correspondance entre Céline et Joseph Garçin (« Modèle biographique » de Robinson) révélée par Pierre Lainé lors du Colloque International de 1979.

[127] On se souviendra également de ce que disait Léon Daudet à ce sujet: « L'auteur nous prévient que les traversées et voyages de son Bardamu sont imaginaires. Or, je n'ai pas visité les Etats-Unis, mais j'ai bien lu depuis dix ans, une soixantaine de volumes, graves ou badins, aimables ou féroces, les concernant [...]. Tout cela n'est que bergerie à côté de la description, hallucinatoirement véridique, de New-York par le Panurge du Voyage au bout de la nuit, Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932.

[128] Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932.

[129] P. 125-126.

[130] Marc Hanrez, Le Français dans le monde, janvier-février 1966,N°38.

[131] P. 180.

[132] P. 200.

[133] P. 64.

[134] P. 397.

[135] René Trintzius, Europe, 15 décembre 1932.

[136] Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932.

[137] Pour plus de précision à ce sujet, on se reportera, par exemple, à la liste très complète établie par Henri Godard dans le tome 1 de l'édition La Pléiade.

[138] Paul Bourniquel, La Dépêche de Toulouse, 27 décembre 1932.

[139] Merry Bromberger, L’Intransigeant, 8 décembre 1932.

[140] Elisabeth Porquerol, Allo-Paris, janvier 1934.

[141] Victor Molitor, Cahiers Luxembourgeois, N°3, 1933, pp.336-342.

[142] Charles Chassé, La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 11 octobre 1933.

[143] P. 50.

[144] La réception d'un Ronsard correspondrait assez bien à ce modèle.

[145] Robert Denoël, Apologie de Mort à Crédit, Denoël et Steele, 1936.

[146] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, p. 79.

[147] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933, p. 114.

[148] Paul Bourniquel, La Dépêche de Toulouse, 27 décembre 1932.

[149] Extrait des attendus du premier jugement, Tribunal de première instance du département de la Seine, douzième chambre correctionnelle, cité par Henri Godard, La Pléïade, T.1, p. 1281.

[150] Nous donnons ici un extrait de ce procès afin que l'on puisse comparer avec celui qui précède : "Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractères ou de couleur locale, de reproduire dans leur écart les faits, dits et gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un pareil système, appliqué aux œuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts, conduit à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs." Cité par H. R, Jauss, op. cit., p.77.

[151] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933.

[152] André Rousseaux, Figaro, 10 décembre 1932.

[153] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933.

[154] Paul Bourniquel, La Dépêche de Toulouse, 27 décembre 1932.

[155] André Rousseaux, Figaro, 10 décembre 1932.

[156] André Rousseaux, Figaro, 10 décembre 1932.

[157] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933.

[158] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933.

[159] D'un point de vue politique ou idéologique, on peut considérer qu'il y a écart lorsque les idées développées par l'auteur contrastent avec le contexte idéologique de l'époque étudiée; ainsi, la réception d'une oeuvre mettant en avant des thèses libérales à une époque où la tendance officielle se situe plutôt du côté de la réaction.

[160] PP. 65-66.

[161] P. 153.

[162] P. 225.

[163] P. 415.

[164] P. 206-207.

[165] P. 424.

[166] Nous rappelons ici l'extrait concerné : « A l'exposition de 1900, nous étions encore bien jeunes, mais nous avons gardé le souvenir quand même bien vivace, que c'était une énorme brutalité. […] La vie moderne commençait. » Marianne, 14 octobre 1933.

[167] P. 72.

[168] P. 137.

[169] P. 142.

[170] P. 185-186.

[171] P. 9.

[172] P. 139, De son côté, Princhard déclarait : « Voilà au moins des gars [les philosophes du XVIII ème siècle] qui ne le laissent pas crever dans l'ignorance et le fétichisme le bon peuple. lls lui montrent eux les routes de la Liberté ! Ils 1’émancipent ! Ça n’a pas traîné ! Que tout le monde d'abord sache lire les journaux ! C'est le salut ! Nom de Dieu ! Et en vitesse ! Plus d'illettrés ! Il en faut plus ! Rien que des soldats citoyens 1 Qui votent 1 Qui lisent 1 Et qui se battent 1 [ - 1 Et ce fut le premier départ des premiers bataillons d'émancipés frénétiques ! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu'emmena Dumouriez se faire trouer dans les Flandres ! » P. 69.

[173] Nous rappellerons, en particulier, les deux ouvrages de Gide : Voyage au Congo (l 927) et Le retour du Tchad (1928).

[174] P. 127.

[175] Cité par Pierre-Henri Simon, Cahier de l’Herne, p. 222.

[176] Michel Beaujour, Cahier de l’Herne, p. 32.

[177] Paul Nizan, l’Humanité, 9 décembre 1932

[178] Cité par Maurice Bardèche, Louis-Ferdinand Céline, La Table ronde, 1986

[179] Lettre adressée à Elie Faure et citée dans le Cahier de l’Herne, 1972.

[180] Pierre Châtelain-Tailharde, Le 11 octobre 1933.

[181] Pierre Châtelain-Tailharde, Le 25 octobre 1933.

[182] Pierre Châtelain-Tailharde, Le 25 octobre 1933.

[183] Henri Lefèbvre, Avant-poste, N°2, août 1933, pp. 143-144.

[184] Giano Accame, Cahier de l’Herne, p.29.

[185] Non seulement une majorité des membres du jury avait fait des promesses dans ce sens, mais, de plus, il est remarquable que le roman de Céline correspondait particulièrement bien aux exigences mises en avant par Edmond de Goncourt dans son testament. Nous rappelons un extrait dudit testament: « Mon vœu suprême, vœu que je prie les jeunes académiciens d'avoir présent à la mémoire, c'est que le prix soit donné à la jeunesse, à l'originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme. »

[186] Je suis partout, 10 décembre 1932.

[187] Merry Bromberger, L’Intransigeant, 8 décembre 1932.

[188] Max Descaves, Paris-Midi, 7 décembre 1932.

[189] Elisabeth Porquerol, Allo-Paris, janvier 1934.

[190] Paul Vialar, Les Annales politiques et littéraires, 9 décembre 1932.

[191] Lettre à Cillie Pam, 12 novembre 1932, citée par François Gibault, Céline 1932-1944, ­Mercure de France, 1985.

[192] Pierre-Jean Launay, Paris-Soir, 10 novembre 1932.

[193] Idem

[194] P. 99.

[195] On sait qu'en fait les "incorrections" de la langue célinienne ne correspondent, bien souvent, à aucun registre de langue et qu'elles font partie d'un "outil", pour reprendre le mot de Céline, que le romancier s'est façonné pour rendre une certaine oralité : ni écrite ni parlée, la parole qui constitue Voyage au bout de la nuit fonctionne en système clôt.

[196] François Le Grix va jusqu'à imputer à Céline des fautes d'orthographe ! François Le Grix op. cit.

[197] Paul Bourniquel, La Dépêche de Toulouse, 27 décembre 1932.

[198] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933.

[199] René Schwob, « Lettre ouverte à Céline », Esprit N°6, mars 1933. C'est nous qui soulignons.

[200] Paul Bourniquel, La Dépêche de Toulouse, 27 décembre 1932.

[201] Georges Altman, Monde, 10 décembre 1932.

[202] Henri de Régnier, Figaro, 3 janvier 1933. On pourrait aussi citer cette analyse de Claude Lévi-Strauss dans L’Etudiantt socialiste de janvier 1933 : "Les épisodes se succèdent sans se totaliser."

[203] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933.

[204] François Le Grix, La Revue Hebdomadaire, février 1933.

[205] P. 5.

[206] On se souvient du fameux incipit de L’Education sentimentale : « Le 13 septembre 1840, vers les six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros bouillon devant le quai Saint-Bernard. »

[207] P. 244.

[208] Il s'agit ici du postulat des narratologues qui, avec Gérard Genette, ne cessent de chercher à préciser ces notions extrêmement délicates à manipuler; il serait erroné d'attribuer un tel postulat aux "lecteurs moyens" de 1932.

[209] P. 112.

[210] P. 168.

[211] P. 214.

[212] On notera que la création artistique (picturale, sculpturale, musicale, etc.) a suivi parallèlement en ce début de siècle une évolution analogue.

[213] Cette tendance s'est affirmée dans les romans postérieurs de Céline où l'écrivain-­narrateur ne cesse de se mettre en scène ramenant continuellement son lecteur au moment de l'écriture.