In memoriam Irina
Radtchenko
(1951 – 2005) |

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Le 10 septembre dernier, vers
sept heures du matin, Irina Vsévolodovna Radtchenko, traductrice littéraire
russe de renom, est morte. Une grande tempête s'élève de la nuit...
C'était une douce et gentille et fidèle amie.
En 1991, cette philologue ayant
obtenu une maîtrise à l'Université de Moscou, propose à la prestigieuse
revue Littérature internationale de traduire Voyage au bout de la
nuit. Cette initiative survient donc bien après la piètre édition
soviétique de 1934 orchestrée par Elsa Triolet, et ces très longues années
durant lesquelles Céline fut complètement boycotté en U.R.S.S. Net refus de
dirigeants dogmatiques. Irina n'acceptera pas ce signe négatif du destin.
Grâce à son beau-père Boris Balter, elle a grandi en compagnie de ses
célèbres confrères littéraires qui s'appelaient Alexandre Galitch, Boulat
Okoudjava, Vladimir Voïnovitch ou encore Naoum Korjavine. Voilà pourquoi le
« contemporain capital » ne fut jamais, pour Irina Radtchenko, un
auteur populiste ou un émigré « dans le nihilisme du désespoir »,
selon le mot de Gorki –, mais un écrivain avant tout, homme au style
poétique par excellence.
Sa compréhension de Céline
était fine et subtile. Elle savait qu'il fondait son écriture sur l’Émotion,
accusant la clarté française de l’avoir tuée. « L’irrationalisme
et l’émotivité de Céline doivent trouver un écho dans la
"mystérieuse" âme russe », disait Irina. Elle voyait
l'œuvre du visionnaire sous la lumière tragique, tel l'héritage de
Shakespeare. En outre, elle appréciait son aspect fantasmagorique qui
épouse la tradition rabelaisienne.
Tout droit sortie du séminaire
des traducteurs littéraires de l'Union des écrivains, Irina Radtchenko mit en
valeur Flaubert, Camus, Giraudoux, Mauriac, Vian, Perec ainsi que, plus
récemment, Jean Rouault, Jean-Philippe Toussaint et Michel Houellebecq –,
chaque fois, pour de grandes maisons d'édition moscovites. Mais elle portait
surtout un vif intérêt à la « petite musique », et c'est le
désir de transposer ce style dans sa langue natale qui l’amena à Céline.
Elle s'attaque à Mort à crédit ayant signé un contrat avec Tekst, la
maison d’édition privée la plus connue de la péréstroïka. Sa
brillante version, terminée en 1994, ne sera hélas pas publiée comme prévu :
entre-temps parut une traduction non autorisée qui ne restituait pas la beauté
de la polyphonie célinienne… mais qui inonda les librairies. Aujourd'hui
heureusement, il s'est trouvé un éditeur intelligent et sérieux,
Ripol-Classique, qui s'apprête à faire connaître au public le remarquable
travail d’Irina.
Dans l’entretien qu’elle nous
avait accordé en janvier 2002 ¹, Irina avait parlé de sa traduction de Guignol’s
band, chez AST-Folio, à Moscou. Elle nous confia sa recherche constante d’expressions
russes équivalentes au langage célinien. La difficulté, selon son expérience
de traductrice, provient du foisonnement des néologismes. Autre problème : le
russe non conventionnel est très riche mais aussi beaucoup plus brutal que le
français parlé. Assurément, Irina Radtchenko a réussi le pari de rendre
présent en Russie, dans toute sa diversité langagière, un auteur qui fut l’un
des plus originaux du XXe siècle.
Nous n’oublierons pas davantage
la profonde émotion qu’elle disait ressentir en traduisant Céline, tâche
exaltante dont elle ne sortait pas indemne.
Arina ISTRATOVA
1. « Céline consacré par
la revue Littérature internationale », Le Bulletin célinien,
n° 237, janvier 2002, pp. 8-14.
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