Tout Céline ?
[article paru en novembre 1984 dans Le Bulletin célinien]

" On peut se demander si ce n’est pas pour sauver sa réputation posthume, plutôt que pour préserver la sensibilité de ses lecteurs, que ses œuvres les plus outrageusement antisémites n’ont pas été réimprimées. "
Herbert R. LOTTMAN

Réédition des pamphlets : Pour - Contre

 

    Les pamphlets de Céline — à l’exception de Mea culpa — ne peuvent, comme on le sait, être réédités.
    Contrairement à ce que croit l’opinion générale, l’interdiction n’émane pas d’une quelconque autorité légale. En réalité, c’est Lucie Almansor-Destouches, veuve de Céline et ayant droit en la matière, qui s’oppose de la façon la plus énergique à une réimpression des pamphlets, y compris sous la forme d’extraits. Ainsi a-t-elle intenté un procès à l’éditeur milanais Ugo Guanda qui a publié en traduction italienne Bagatelles pour un massacre, Mea culpa et Les beaux draps, ces deux derniers textes en un volume. En 1975, elle fit retrancher, par autorité de justice, les pages extraites des pamphlets reproduites par Philippe Ganier-Raymond dans un essai anthologique intitulé Une certaine France (éd. Balland).
 
   Sur le plan juridique, elle exerce là un droit dont on ne pourrait sérieusement mettre en doute la légitimité.
    Sur le plan moral, il en va peut-être autrement. On sait qu’en 1952, lors de la réédition de ses œuvres chez Gallimard, Céline en avait volontairement exclu les pamphlets, Mea culpa inclus. D’aucuns ont cru trop rapidement y voir un reniement. En fait, l’écrivain n’a jamais renié ses pamphlets d’avant-guerre, ni Les beaux draps publiés, eux, au début de l’occupation. Les entretiens qu’il accorda sur ce sujet aux journalistes, à la fin de sa vie, sont suffisamment explicites à cet égard : "Je ne renie rien du tout... je ne change pas d’opinion du tout... j’émets simplement un petit doute, mais il faudrait qu’on me prouve que je me suis trompé, et pas moi que j’ai raison". (Entretien avec Albert Zbinden, 1957).
    Plus de trente ans après sa décision de ne pas voir rééditer ses pamphlets, peut-on préjuger de ce qu’eût été sa volonté s’il avait vécu jusqu’ici ?
    A l’instar des Décombres de Rebatet (réédités en 1976 par Jean-Jacques Pauvert dans une édition caviardée), on peut estimer que ces livres constituent aussi des documents historiques qu’il serait vain de vouloir garder indéfiniment sous le boisseau. Leur valeur littéraire conduit également beaucoup de spécialistes de Céline à souhaiter une réimpression.
    Quid de la Justice ? On sait que la loi française du 1er juillet 1972, qui proscrit les textes racistes, s’applique aussi aux livres. Le MRAP et la LICRA y ont eu recours à plusieurs reprises. Mais il ne peut y avoir, dans ce cas, rétroactivité. Les choses étant ce qu’elles sont, on peut imaginer qu’il faudra, avant l’année 2011 (année où l’œuvre célinienne tombera dans le domaine public), cumuler deux autorisations pour qu’il puisse y avoir réédition effective.
    Afin d’éclairer le débat, nous avons souhaité mettre dans la balance des avis favorables à une réédition et des avis opposés à celle-ci. Parmi les "contre", la position de François Gibault, avocat de l’ayant droit ; et parmi les "pour", celle d’Ugo Guanda, éditeur "non autorisé" des pamphlets en version italienne.

M. L.

 

NDLR : À cet article paru en 1984, nous avons ajouté d’autres prises de position prises depuis la publication de celui-ci.

 

POUR UNE RÉÉDITION

Ce que je n’accepte pas, ce que je refuse de toutes mes forces, c’est la violence odieuse que, sous le couvert de la loi, on veut faire subir à l’histoire de la culture et au libre arbitre de chacun. Il ne s’agit pas d’ "être d’accord" avec les idées exprimées dans ces écrits de Céline ; il s’agit de tout autre chose : défendre avant tout la liberté de diffusion de son œuvre — dont la valeur et l’intérêt ne souffrent aucun doute — et cela dans son intégrité.

Ugo GUANDA

 

Plus l’audience des textes disponibles en librairie s’accroît, plus il devient anormal que les mêmes lecteurs n’aient accès qu’en bibliothèque ou au prix du commerce spécialisé, aux écrits qu’ils trouvent cités, interprétés et jugés dans des travaux critiques.

Henri GODARD

 

D’une part on a bien tort de donner à tout un secteur du corpus célinien l’attrait de l’interdit, d’autre part si cette pensée est aussi "bête", "aberrante", "incohérente" qu’on le dit, pourquoi ne pas l’étaler et la laisser se détruire toute seule ?

Philippe ALMÉRAS

 

Le critère du "danger" invoqué par les apprentis-censeurs est le plus mauvais critère qui soit. Je constate qu’il est employé dans les pays totalitaires où l’on justifie l’interdiction de certains ouvrages en prétextant qu’ils menacent la société ou troublent la population. On doit pouvoir tout publier.

Jean-François KAHN

 

Aucun bouquin ne doit être interdit. Ceux qui ne connaissent que Voyage au bout de la nuit ou Mort à crédit sont dupés par omission.

Christian LE VRAUX

 

Quand serons-nous suffisamment adultes pour avoir le droit de lire les pamphlets de Céline — dont l’un au moins, Bagatelles, est un chef-d’œuvre, au même titre que le Voyage ?"

Robert MASSIN

 

Le meilleur moyen de dédiaboliser ces textes, c’est encore de les rééditer librement. Sans leur odeur de soufre, ils perdent l’essentiel de leur impact "politique". Comment faire ? Il est hors de question d’édulcorer les pamphlets. Ce serait contraire à l’esprit de l’auteur, qui avait horreur qu’on lui retranche ne fût-ce qu’une virgule. Ce serait malhonnête par rapport au lecteur. De toute façon, ce serait techniquement irréalisable, eu égard à la particularité de l’écriture célinienne. Pourquoi ne pas les rééditer avec une préface destinée à calmer les esprits ? Après tout, le Mein Kampf des Nouvelles Editions Latines est en vente on ne peut plus libre dans les librairies de France. Il s’en écoule 1500 exemplaires par an : seule édition française complète, traduction de 1934, 688 pages, 195 francs... Ce qui le distingue de ses précédentes éditions, c’est la préface : huit pages, rédigées à la suite d’un procès en 1980, avec le concours d’un avocat de la LICRA, sous la tutelle du président de la cour d’appel, rappelant ce que fut cet ouvrage et ce qu’il a engendré avant de devenir ce qu’il est : une œuvre de référence historique. Qui oserait soutenir que, dans la France de 1989, on a le droit de lire Hitler mais pas celui de lire Céline ? Faudra-t-il attendre pour les acheter en toute liberté que les pamphlets de cet écrivain exceptionnel tombent dans le domaine public en 2011 ?

Pierre ASSOULINE

 

... Revenons à nos Bagatelles, dont certains réclament la réédition. Je trouve leur prosélytisme suspect, et leur désinvolture sans excuse. Je dis que Lucette Destouches a parfaitement raison d’interdire, de son vivant, toute réédition des pamphlets de Céline. La "villa Maïtou" a déjà flambé une fois, cela suffit.
D’aucuns ironisent sur la volonté de Lucette Destouches de respecter la volonté de son mari, d’autant qu’à la fin de sa vie, assurent-ils, Céline n’avait rien renié de son œuvre polémique. Je préfère rappeler qu’il n’a même pas permis de laisser figurer Bagatelles, L’Ecole, Mea culpa et Les beaux draps à la page de garde de ses romans d’après-guerre. Rebatet, lui, rappelait crânement : "Les Décombres (Editions Denoël). Epuisé."
Qu’on laisse aux ayants droit de Mme Destouches le soin de l’opportunité d’une réédition. Et de trouver un éditeur. Voyez-vous ressortir ces pamphlets chez Brottin, où officient les successeurs de Norbert Loukoum, staliniens en diable et grands châtreurs de textes "non conformes" ? Séebold proposait qu’une vingtaine d’éditeurs, "tous co-éditeurs déclarés" rééditent ces livres, pour décourager les mal intentionnés. C’était déjà l’idée de Paraz en 1950 : une coopérative, "pour qu’il soit plus difficile de faire assassiner l’éditeur." C’est vrai que si Denoël avait moins "incarné" ses auteurs, il n’aurait peut-être pas récolté une balle de 11mm dans le dos."

Henri THYSSENS

 

Pour verser mon grain de sel, ou de poivre, ou de sulfure, à propos des pamphlets qu’on devrait BIEN ENTENDU réimprimer officiellement, je pense que Bagatelles pour un massacre — indépendamment de toute question juive à la clé — est un des meilleurs ouvrages de Céline : peut-être le plus formidable quant à la démonstration de son génie littéraire ! En revanche, L’Ecole des cadavres — je persiste et signe — en vaut moins la peine : ce livre n’ajoute, n’apporte pas grand’chose. Les beaux draps, plusieurs degrés au-dessous, mais indispensable (un peu moins que Mea culpa toutefois). Voilà mon avis.

Marc HANREZ

 

... L’argument du respect de la volonté du défunt n’est guère convaincant. De son vivant, Céline s’était, il est vrai, opposé à la réédition de ses pamphlets, les retirant même de la page "Ouvrages du même auteur" de ses livres d’après-guerre. Mais cette opposition concernait aussi le pamphlet anticommuniste Mea culpa. Or, l’ayant droit en a autorisé la publication à plusieurs reprises. Deux poids, deux mesures ? Et si les autres pamphlets n’ont effectivement pas bénéficié de cette autorisation, il est piquant de constater que la préface de la réédition de l’un d’entre eux l’a, elle, reçue. Et que dire d’autres textes sulfureux commes les lettres aux journaux de l’occupation publiées également dans les Cahiers Céline ? Pense-t-on respecter la volonté de Céline en rééditant ceux-ci mais non pas ceux-là ?

Marc LAUDELOUT

 

Je suis tout à fait favorable à une réédition. Ce sont des textes violents, choquants, mais intéressants quant à la littérature de Céline. On ne peut pas faire un saut par-dessus les pamphlets qui l’éclairent en amont et en aval. Ces textes que l’on a trop tendance à isoler devraient être publiés dans un cinquième tome de la Pléiade pour bien montrer qu’ils font partie de l’œuvre. Ils devraient être préfacés par Alice Yaeger Kaplan dont on possède déjà une préface à Bagatelles pour un massacre qui ne montre aucune complicité avec l’antisémitisme de Céline, ni aucun acharnement contre sa littérature.

Stéphane ZAGDANSKI

 

Sur le principe, je suis catégorique : je suis contre les mesures d’exception et les mises à l’index, quelles qu’elles soient. Si on publie Sade, Les versets sataniques de Rushdie et toutes sortes de pamphlets comme Les décombres de Rebatet, qui est d’une violence incroyable, alors on doit aussi publier les pamphlets de Céline qui apportent quelque chose de décisif à la connaissance de l’œuvre. Sinon, où doit-on s’arrêter ? Est-ce qu’on va aussi s’en prendre à Voltaire qui a écrit des pages d’une extrême violence sur le christianisme ?

Jean-Louis KUFFER

 

" La censure ne peut pas, ne doit pas exister. L'infect parternalisme qui consiste à décider ce qui est bon ou pas pour les autres récèle au moins deux erreurs : qui peut s'estimer apte à juger ce qui est "bon" ou ce qui ne l'est pas ? La notion même du "bon" n'est-elle déjà pas un subjectivisme qui échappe à tout critère objectif ? De plus, pour les pamphlets de Céline, la censure morale se double d'une censure économique : avec de la patience et AVEC DE L'ARGENT, on peut se procurer ces livres. Ce côté permissif que donne l'argent pour aborder ce qui est refusé (inacessible) au plus grand nombre n'est pas l'aspect le moins répugnant de la question. (...) En définitive, réclamer une réédition des pamphlets revient à manifester notre droit à l'information. L'histoire qui nous a produit nous appartient. Un écrivain est un personnage public. Sa production appartient au domaine public."

Eric SÉEBOLD

 

CONTRE UNE RÉÉDITION

 

Il est certain que les pamphlets sont des œuvres intéressantes pour les chercheurs et les gens qui s’intéressent à Céline et que, sur le plan littéraire, ce sont des textes importants. D’un autre côté, ce sont tout de même des œuvres de circonstance qui doivent être replacées dans leur temps, c’est-à-dire avant la guerre, à une époque où beaucoup de gens, dont Céline, sentaient poindre un nouveau conflit mondial et où un vent d’antisémitisme soufflait sur toute l’Europe. Les évènements tragiques de la guerre ont donné à ces pamphlets un aspect dramatique qu’ils n’avaient pas avant la guerre. Le risque, c’est donc que le lecteur moyen ne comprenne absolument pas ce qu’a voulu écrire Céline et déforme complètement l’esprit dans lequel il a écrit ces pamphlets. Une réédition aurait alors un succès de scandale et relancerait une mauvaise querelle à une époque où malheureusement, les passions ne sont guère éteinte dans notre pays. Sur le plan politique, je crois donc qu’une nouvelle publication des pamphlets serait tout à fait inopportune. Les chercheurs qui veulent travailler sur ces textes peuvent toujours les consulter en bibliothèque.

François GIBAULT

 

Céline a écrit, avec talent, de grands livres. Les uns ne sont pas antisémites. Quelques uns le sont. Je suis pour l’interdiction de ces derniers.

Beate KLARSFELD

 

Seront sauvés Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Tout le reste doit être jeté à la poubelle.

RABI

 

Peu importe son talent. Céline participe de Vichy, d’Hitler et d’Auschwitz. Comme tel, le mieux qui puisse arriver à sa mémoire, c’est qu’on l’oublie.

Roger ASCOT

 

Les pamphlets ne sont pas réimprimés et c’est très bien ainsi.

Marc CRAPEZ

 

Je n’ai pas lu ces pamphlets, mais j’imagine que leur publication, en leur temps, a pu contribuer aux persécutions. Les mots peuvent tuer : l’histoire l’a montré. Aujourd’hui, ce genre d’incitation à la haine est condamnée par la loi. Dans le contexte tendu qui est le nôtre, je crois qu’il faut d’abord préserver les survivants de ces persécutions d’une souffrance inutile. Une réédition des pamphlets serait donc inacceptable. Il faut que l’accès à ces textes soit garanti aux chercheurs, mais on ne peut pas les faire circuler librement au nom de la liberté d’expression.

Boël SAMBUC

 

Les arguments en faveur de cette republication s'organisent autour du principe de liberté – ici la liberté pour les lecteurs de découvrir et de juger par eux-mêmes de ce qui n'est pas bon pour eux. Défendre une republication en vertu de ce principe – en faisant l'impasse, comme il se doit, sur ses effets pervers – relève d'un progressisme absurde. Au principe de liberté s'adjoint celui de protection. Il arrive qu'il s'y oppose et qu'il n'y ait aucun compromis possible. Dans le combat contre l'antisémitisme, le moyen terme et la demi-mesure – concrétisés dans le cas des pamphlets par l'idée de "réédition critique" – ne peuvent que relativiser ce combat : dans un combat, le relativisme fait toujours le jeu de l'adversaire. Et le droit à l'erreur, ce bouclier de circonstance derrière lequel courent se réfugier les croisés de la Liberté quand les faits leur donnent tort, n'existe plus pour ce combat-là : l'antisémitisme n'est pas un humanisme !...
Le "droit à l'information" mis en avant par les partisans d'une republication des pamphlets s'appuie sur la supposition que ces livres, s'ils étaient réédités, seraient sans danger pour la collectivité. Un tel point de vue nous semble d'une grande légèreté : le coup d'arrêt qu'a connu l'antisémitisme après la révélation des atrocités commises à l'encontre des Juifs lors de la Deuxième Guerre mondiale ne doit pas être tenu pour acquis. L'antisémitisme existait déjà dans l'Antiquité, il serait naïf de croire qu'il est mort avec Auschwitz : les leçons de l'Histoire sont la plupart du temps à ranger au niveau des vœux pieux. L'homme ne change guère : le « progrès infini de l'humanité » appelle pour le moins du scepticisme ! Avec l'antisémitisme, plus encore qu'ailleurs, ce septicisme est une nécessité primordiale. S'en départir participe d'un aveuglement irresponsable.
La lutte contre l'antisémitisme ne passe pas seulement par l'éducation et la pédagogie, mais aussi par la surveillance, l'interdiction et la répression. L'oublier, c'est abdiquer ; et abdiquer, c'est accepter.

Christian FERREUX

 

"J'ai interdit la réédition des pamphlets et, sans relâche, intenté des procès à tous ceux qui, pour des raisons plus ou moins avouables, les ont clandestinement fait paraître, en France comme à l'étranger.
Ces pamphlets ont existé dans un certain contexte historique, à une époque particulière, et ne nous ont apporté à Louis et à moi que du malheur. Ils n'ont de nos jours plus de raison d'être.
Encore maintenant, de par justement leur qualité littéraire, ils peuvent, auprès de certains esprits, détenir un pouvoir maléfique que j'ai, à tout prix, voulu éviter.
J'ai conscience à long terme de mon impuissance et je sais que, tôt ou tard, ils vont resurgir en toute légalité, mais je ne serai plus là et ça ne dépendra plus de ma volonté."

Lucette Destouches

Le 18 octobre 1989, l’hebdomadaire L’Idiot international, que dirigeait Jean-Edern Hallier, avait reproduit un extrait des Beaux draps sous la mention "Interdit". Cette initiative suscita la réprobation de Lucie Destouches qui adressa à cet hebdomadaire une réplique qui fut publiée le 25 octobre :
"Je tiens, Monsieur, à vous faire part de ma profonde irritation à la suite de la parution dans le dernier numéro de votre hebdomadaire, d’un extrait des "Beaux Draps". Vous n’ignorez sûrement pas que mon mari, Louis-Ferdinand Céline, s’est toujours opposé à de nouvelles éditions des pamphlets après les abominations de la dernière guerre mondiale et ses désastreuses conséquences. Il avait à une certaine époque ses raisons pour les écrire et en d’autres temps ses raisons pour en interdire la réédition. Comme je crois discerner en vous une certaine admiration pour l’œuvre de mon mari, je vous serais reconnaissante, à l’avenir, de respecter sa volonté comme je la respecte moi-même.
Croyez, Monsieur, malgré ma vive protestation, à mes meilleurs sentiments."