Lorigine de louvrage de Céline intitulé Histoire du petit Mouck est incertaine (1). On peut dailleurs sétonner que ce texte, enrichi des illustrations dÉdith Follet (2), soit paru dénué davant-propos ou de préface, ce qui aurait certainement permis den éclaircir la provenance au lecteur. Dabord publié dans Paris-Match en 1994 (3), ce conte, daprès le témoignage accordé par Colette Destouches à lhebdomadaire, aurait été écrit par son père à son intention. Dans LAnnée Céline 1994, il est précisé que " ces quelques pages dont l'existence était jusqu'à présent inconnue datent de 1923, et auraient été écrites à Rennes par Louis Destouches pour sa fille Colette, alors âgée de trois ans. " Plus loin, il est précisé qu" aucun de ces documents ne semblent être de la main de Céline ", et que ce " texte resté inachevé, a pu être improvisé oralement avant d'être noté, probablement par Édith Follet [...] et fait partie de la collection Colette Turpin "(4). Cest donc avec une prudence relative que nous nous pencherons sur ce récit court, puisque son authenticité nest pas entièrement avérée.
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Quelques recherches ont permis de retrouver le texte
dont Céline sest inspiré pour écrire ou raconter cette histoire. À
lorigine, Le Petit Mouck a été composé par lécrivain allemand
Wilhelm Hauff (5). Publié en France à la fin du XIXe siècle, ce
texte fait partie dun recueil intitulé La caravane (6).
Hauff reprend le principe très répandu en littérature depuis le Décaméron qui
consiste à réunir un groupe de personnages chargés de narrer, les uns après les
autres, une histoire au groupe. Dans le cas de La caravane, ces différents
protagonistes sont des marchands réunis dans un campement au milieu du désert. Lun
deux propose que chacun raconte " à chaque halte, quelque histoire,
quelque aventure de sa vie, ou mieux encore, quelquun de ces contes naïfs et
plaisants qui se transmettent de génération en génération, qui ont amusé
lenfance de [leurs] grands-pères avant la [leur] " (p. 9). Le Petit
Mouck est la quatrième histoire du recueil. Si lon ségare en
suppositions, on peut imaginer que Céline ait eu un jour cet ouvrage entre les mains ou
quon lui ait conté ces récits alors quil était enfant. Lamour du
Ferdinand de Mort à crédit pour Les belles aventures illustrées ou La
légende du roi Krogold pourrait conforter cette hypothèse. Dailleurs, que ce
type de littérature ait influencé Céline ne fait pas de doute, si lon songe aux
arguments aussi merveilleux que féeriques des ballets.
Ce que nous tenterons détudier ici est le rapport existant entre
lhypotexte (W. Hauff) et lhypertexte (L.-F. Céline). Répétons-le, il
convient de garder une certaine distance vis-à-vis de la paternité du conte attribuée
à Céline. Cela ne remet pas en cause lintérêt dune étude comparée,
dabord au niveau du déroulement du récit et du schéma narratif, ensuite au niveau
thématique. Il semble en revanche peu approprié de sattarder sur une comparaison
stylistique des deux écrivains.
Synopsis
Afin que lon puisse juger de la
liberté prise par Céline vis-à-vis du texte original, il paraît utile dexposer
le synopsis du récit de Hauff. La nouvelle peut se découper en quatre grandes parties.
I. Les marchands faisant partie de la caravane viennent découter une
histoire, et Muley propose den raconter une à son tour (p. 135-137).
II. Muley expose sa première rencontre avec Mouck " personnage
bizarre " à " lallure grotesque ", quil a connu
à Nicée quand il était plus petit. Mouck est le bouc émissaire dun groupe
denfants dont fait partie Muley. Un jour, son père le sermonne en raison de son
attitude et décide de raconter à son fils qui est réellement le petit Mouck (p.
137-142).
III. Muley rapporte le récit de son père aux autres membres de la caravane :
Mouck, " ignorant " et " pauvre ", décide
daller courir le monde après la mort de son père. Il travaille chez la vieille
Ahavzi, qui vit entourée de chats et de chiens dont Mouck a la charge. Cette vieille
femme semble être une sorcière. Mouck senfuit de chez elle après avoir dérobé
une canne en bambou et une " vieille paire de babouches ". Grâce à
ces babouches magiques, Mouck est embauché comme coureur auprès du roi. Il sattire
les haines des autres serviteurs et décide dutiliser la canne quil a
subtilisée et qui permet de trouver des trésors enterrés afin de gagner certaines
sympathies par largent. Malheureusement, il est condamné car on le soupçonne de
vol. En échange de sa liberté, Mouck remet au roi les babouches et la baguette.
Mouck se réfugie dans une clairière et, près dun ruisseau,
affamé, il se gave de figues violettes. En contemplant son reflet dans leau, il
saperçoit que des oreilles dâne et un long nez lui ont poussé. De nouveau
tenaillé par la faim, il mange plusieurs figues vertes. Son nez et ses oreilles
disparaissent. Il décide daller vendre les figues violettes sur le marché, au
majordome du roi. Le soir même, la cour et la famille du roi se retrouvent affublés
dun nez et doreilles à la longueur exceptionnelle. Mouck, en échange de la
canne et des babouches, donne au roi des figues vertes. Ainsi, le " bon petit
Mouck a droit, par ses malheurs et ses vertus, aux respects et à ladmiration de
tous bien plus quà leurs moqueries ", conclut le père de Muley.
IV. Le récit revient aux personnages de la caravane, Muley avouant se repentir de
son attitude passée par rapport à Mouck.
La version de Céline est beaucoup plus épurée :
Mouck est un vagabond " perdu dans le désert, qui rencontre une
" jolie dame " vivant dans " une grande et belle
maison ". La dame prend vite une " méchante figure " et
Mouck saperçoit quelle enferme dans une volière toutes sortes de petits
oiseaux dont un nest autre que le " petit prince ". Profitant du
départ de la dame, Mouck, avec la complicité du petit prince, séchappe après
voir dérobé les babouches rouges et la baguette noire. Ils rejoignent le palais du roi
et de la reine, où Mouck est reçu comme un fils. Le roi va chez la sorcière et, à
laide de la baguette et des babouches, se venge de celle qui lui a pris son fils.
Mais Mouck, malgré les fastes du palais, reste étrangement triste. Il part à
laventure et découvre un château auquel on accède par un grand escalier. Mouck
grimpe mais oublie ses babouches et sa baguette en bas. Un géant laide à accéder
au sommet, et le sacre grand vizir à cause de son étourderie. Cette vie ne convient pas
à Mouck et le géant lui donne trois cailloux permettant de formuler trois vux. Le
premier vu de Mouck est de " voyager loin sur la mer ".
Bientôt, Mouck se retrouve sur une île, en compagnie de nains, puis est envoûté par le
chant des sirènes, qui linvitent à les rejoindre au fond de la mer.
En comparant ces deux textes on saperçoit que Céline ne sinspire de loriginal que pour la première moitié de son développement, jusquau moment où le personnage de Mouck décide de partir du palais du roi et de la reine. Les épisodes qui suivent nont pas de rapport direct avec lhypotexte. Même constatation concernant les objets aux pouvoirs magiques du petit Mouck : lintrigue de Hauff est rendue possible grâce à lexistence de ces deux talismans ; le récit sarticule et progresse grâce à la présence de ces objets. La version célinienne les fait disparaître dès que Mouck rencontre le géant, cest-à-dire au moment où lécrivain se détache de linfluence de Hauff.
Thématiques
Le petit Mouck de Hauff est rejeté
à cause de son physique, et nest pas un enfant mais un adulte. Céline, en
revanche, utilise le terme de " vagabond " pour présenter le
personnage et même si cela nest pas clairement écrit dans le texte, les
illustrations dÉdith Follet représentent Mouck en enfant. Chez Hauff, le
personnage est livré à une pesante et constante solitude, ce qui contribue à donner au
texte un aspect " désespéré ". Il est rejeté par les enfants, par
les animaux de la vieille Ahavzi, par les membres de la cour du roi, depuis le majordome
jusquau cuisinier. La destinée ingrate du personnage saccompagne dune
naïveté extrême. Pourtant, Hauff contrecarre quelque peu ces injustices en faisant de
Mouck quelquun de rancunier, capable de se venger du roi en personne. La conclusion
du texte peut être comprise comme la dénonciation du ridicule chez les puissants.
Cet aspect thématique est entièrement éludé chez Céline. Aucun
souci de vraisemblance ne guide la trame narrative et, en ce sens, le texte relève
dune écriture " merveilleuse " et non
" fantastique " (7). Mouck nest animé
daucun mauvais sentiment (quel contraste quand on songe à la future production
romanesque !) et les étapes du récit sarticulent toujours autour
dévénements irréels et inexplicables : oiseaux devenant enfants, sorcière
transformée en chauve-souris, cailloux permettant de faire des vux, apparitions des
sirènes, etc. Cest grâce aux babouches chipées à la sorcière quil
parvient à séchapper de son emprise. La baguette, source des malheurs du
personnage de Hauff, est utilisée dans Le petit Mouck de Céline pour transformer
les animaux en hommes et réciproquement. Aucun rapport ici entre une baguette permettant
de découvrir des trésors enfouis et une autre permettant de métamorphoser hommes et
animaux. Céline conserve largument merveilleux mais ne lexploite pas de la
même manière que Hauff.
Les lieux du récit présentent également plusieurs différences. La
" grande et belle maison " de la vieille Ahavzi évoquée chez Hauff
devient, pour Céline, un " beau palais " dans lequel habite une
" jolie dame ". La pièce dans laquelle sont dissimulées les
babouches et la baguette magique est une " chambre mystérieuse que Mme Ahavzi
t[ient] toujours parfaitement close " dans le conte de Hauff, " vrai
capharnaüm dans lequel gis[ent] confondus mille objets divers ". On accède à
cette pièce par un panneau " tournant sur lui-même " après avoir
appuyé sur un clou. Céline fait de cette chambre un " petit
réduit " dont Mouck perce les secrets en " regard[ant] par le trou de
la serrure ". Les deux récits se poursuivent par la rencontre entre Mouck et le
roi. Celui-ci est accompagné dune reine et " desclaves
nègres " chez Céline, entouré dune cour imposante chez Hauff. Le
personnage célinien cherche ensuite dans divers endroits un refuge à même de lui rendre
la joie de vivre. Chez Hauff, le récit se déroule jusquà son dénouement final
dans le palais royal. Là encore, le texte de Céline écarte toute vraisemblance et
privilégie le développement du merveilleux, similaire à celui des contes de fées.
Le personnage du roi, présent dans les deux contes, ne possède ni les
mêmes caractéristiques ni les mêmes intentions. On peut arguer du fait que la
brièveté du texte de Céline exclut les développements et les descriptions. Chez Hauff,
la figure du roi est omniprésente, au cur du récit. Cest lui qui influe sur
la destinée du petit Mouck, en le renvoyant après lui avoir confisqué les babouches et
la baguette magique. Par ce geste, il sexpose à la revanche et au ressentiment de
Mouck, qui le traitera de " roi perfide " et de " monarque
imbécile " après avoir récupéré ses talismans. Là encore, il sagit
de critiquer la représentation de la puissance et de la tourner en ridicule. Au final, le
roi est le seul à qui Mouck ne fait pas disparaître les oreilles dâne. Le roi
campé par Céline est, au contraire, un homme qui rend la justice en punissant la
sorcière. Sil emprunte les objets magiques, cest dans le but de transformer
la sorcière en chauve-souris et les oiseaux en petits enfants. Ici, le roi incarne la
bonté et les sentiments quil éprouve à légard de son fils, quil
" serre sur [son] cur " au moment des retrouvailles, sont forts.
Les deux figures royales sont donc marquées de différences importantes : lune
soppose à Mouck et lautre laide.
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Pour terminer, on notera que Céline fait intervenir de nombreux animaux dans son texte. Les loups et le " serpent qui pique " peuplent le désert, les petits oiseaux sont omniprésents. Il ajoute à ceux-ci la présence des sirènes, des " petits nains " (quil faut considérer ici comme les " liliputiens " de Gulliver) et du géant qui orientent le récit dans une thématique merveilleuse grâce à ces personnages féeriques. Nous ne sommes pas si loin de lunivers des ballets céliniens, si lon songe par exemple à Voyou Paul. Brave Virginie ou bien à La naissance dune fée. LHistoire du petit Mouck attribuée à Céline possède en cela des accents propres au futur romancier. Le style chaotique et impersonnel démontre en revanche que ce texte na pas été travaillé par Céline, qui écrivait durant cette période La vie et luvre de P. I. Semmelweis, thèse de médecine beaucoup plus littéraire et élaborée. Le récit publié semble donc plus proche dune diction retranscrite que dun réel travail décriture, même imparfait. Quoi quil en soit, ce conte permet de constater comment Céline pouvait se démarquer dun texte original, prouvant ainsi la fertilité de son imagination.
David Desvérité
(1) Louis-Ferdinand Céline, Histoire du petit Mouck. Paris : Éditions du Rocher, 1997.