Entretien
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Paris-Match n°2340, 31 mars 1994, p. 58-65.
Quel premier souvenir gardez-vous de votre père ?
J'avais un peu plus de 3 ans. A Rennes, où nous habitions, je m'étais faufilée
dans le placard de ma mère et m'étais habillée de ses robes du soir. J'avais tout
déchiré. Quand mon père est rentré, il m'a dit : « Tu n'a jamais eu de fessée. Eh
bien, tu vas l'avoir ! » Et je l'ai eue. Une fessée exceptionnelle.
À peu près à la même époque, j'ai comme éprouvé un véritable émerveillement quand
mon père a écrit pour moi son premier livre, Le petit Mouck (1). C'est le début de sa vocation d'écrivain. Ma mère, qui avait
fait les Beaux-Arts et était très douée, illustrait le conte. J'ai le souvenir d'un
père très tendre, dont je ne comblais sûrement pas les attentes. J'avais du mal à
l'atteindre. Ce sentiment s'est dissipé quand j'ai eu 17 ans. Un autre souvenir...
J'avais environ 5 ou 6 ans au moment du divorce de mes parents. J'ai entendu : « Tout
cela, c'est fini, c'est terminé. » J'ai demandé à ma grand-mère : « Qu'est-ce
qui est terminé ? » Elle m'a répondu : « Le mariage de tes parents, mon
petit chou. »
C'était en fait la séparation d'avec un fantôme, un père vagabond
Mon père venait en train depuis Paris. Souvent avec Elizabeth Craig, la deuxième
femme de sa vie. J'avais beaucoup d'affection pour elle. Ils descendaient à l'hôtel et
lui venait me voir. Il rencontrait aussi ma mère.
Vos parents n'étaient pas brouillés après leur divorce ?
Absolument pas. Leur séparation était un divorce « arrangé », comme
on parle des mariages « arrangés ». Mon père était toujours ailleurs. La
fin de ses études de médecine à Paris, puis les missions pour la S.D.N. (la Société
des Nations) l'éloignaient sans cesse. Le grand-père Follet a dit : « On va
arranger ça ». Pour cet anticlérical, le divorce n'était pas une tare.
Connaissant tout le monde au palais de justice, il a tout réglé. Mon père n'était pas
là. Il est rentré, comme d'habitude, le sourire aux lèvres. « Oui, j'étais au
Cameroun... C'était très bien... Ils sont très noirs..." On ne tirait rien de plus
de lui ! Grand-père lui dit : « Edith a divorcé. Impossible, je
n'étais pas là. Si, si, je me suis occupé de tout. Tu ne vas pas te fâcher pour
ça : c'est fait. » Mon père m'a dit par la suite qu'il avait très mal pris la
chose.
Édith et Louis, vos parents, ont donc divorcé malgré eux ?
À peu près. Ils s'entendaient très bien, et cela allait durer jusqu'à
la fin de leur vie. Après le retour de mon père du Danemark, en 1950, ma mère,
qui ne savait pas où il était, me téléphone pour me dire : « Je n'y comprends
rien, chaque matin, je reçois un bouquet de roses. J'ai normalement passé l'âge
de ce genre de choses. » Puis, un jour, mon père est arrivé chez elle. Les roses,
c'était lui. Comme deux petits vieux, ils se sont pris les mains : ils
s'étaient retrouvés.
Après le divorce, vous avez donc continué à voir votre père ?
Enfant, je le voyais même à Genève où il travaillait pour la S.D.N. Il était
très pris et Elizabeth avait sa danse. J'étais si seule que, dans le parc de la
Société des Nations, je passais le temps en faisant des robes en feuilles mortes pour
des fées. Obsédé par l'hygiène, mon père exigeait que je reste dehors le plus
possible, « au bon air ». Après, il a commencé la médecine générale à
Choisy (2) puis il a choisi de travailler en dispensaire.
C'était plus « facile » disait-il, « ça [le] prenait moins ». Il
avait surtout en tête d'écrire. Dès 1930, il était totalement absorbé par son premier
roman Voyage au bout de la nuit. C'était un autre homme. Quand j'arrivais chez lui
pour y passer une semaine, il m'accueillait avec un grand sourire, mais je savais qu'il
était soulagé de me voir partir. Il n'avait la tête qu'à son écriture.
N'a-t-il pas été un bon grand-père pour vos propres enfants ?
Après son jugement, quand il est rentré en France, il était hébergé par les
Marteau, boulevard Maillot, à Neuilly (3). Quand je suis
arrivée là, dans le grand hall décoré par des fresques inspirées du Voyage,
j'ai rencontré une ombre : mon père. Je lui ai dit un peu plus tard : « Tu as des
petits-enfants. Cela peut te consoler. » Il m'a répondu : « Non, je ne veux
créer aucun lien nouveau, plus rien d'affectif. » Il n'en avait plus la force.
C'était une loque brillante. Il disait : « Je ne suis plus qu'un carabin. »
Est-ce qu'il vous écrivait des lettres ?
Oui, bien sûr dès que j'ai été capable de lire. Dommage, je ne les ai plus (4). Et lui qui ne savait pas dessiner me faisait des clowns,
des choses comme cela.
Vous avez 12 ans au moment de la sortie du Voyage. Vous ne l'avez pas lu
aussi jeune...
Si, bien sûr Je l'ai vu fabriquer et je l'ai lu. Je crois que j'étais en
sixième. J'ai été élevée sans pruderie. Chez nous, on ne mâchait pas les mots. Par
ailleurs, mon père était très intransigeant sur mes lectures. Il exigeait que je lise
des auteurs comme Stevenson, qui m'ennuyaient beaucoup. Quand je lisais des romans de mon
âge, il me disait : « Laisse tomber ça. Lis Rabelais ! »...
De la période du Voyage j'ai des souvenirs très précis. À l'époque, le départ
d'Elizabeth et sa rupture avec mon père m'ont rendue malade. C'était en 1934. J'ai fait
une dépression. Ma mère était venue habiter Paris, rue Vaneau. J'allais chez mon père,
souvent à pied. Je dormais chez lui, rue Lepic. Il était très malade. Une sorte de
dysenterie interminable. Nous discutions de mon travail en classe. Il lisait mes
rédactions et disait le plus souvent : « Tu n'iras pas loin comme ça... »
Les réprimandes s'arrêtaient là. Il avait dit un jour . « Je crois que c'est une
fille qu'il ne faudra jamais battre. »
Très jeune, à Rennes, j'avais eu la typhoïde (5). Mon
père était à Paris. Il a débarqué en vitesse avec une azalée sous le bras. Me voyant
si mal, il a cru que j'étais perdue et s'est mis à pleurer sur mon lit. Ça, c'était
lui.
Est-ce que votre père avait, pour vous, une ambition artistique ?
Sur un seul point. Il m'a dit : « Ne fais jamais de littérature. On y laisse
sa peau. Si tu veux vivre normalement, ne t'occupe pas de ça. »
Quand vous partez de Céline, vous décrivez un personnage qui écrit dans la
douleur, l'épuisement... Beaucoup de ses biographes estiment qu'il y a une grande
différence entre Céline et Bardamu et que, finalement, il n'est pas vraiment dans ses
livres.
C'est faux. Pour moi, l'homme que connaissais est dans ses livres. Je ne dis pas
que les détails de la vie prêtée à Bardamu soient ceux de la vie de mon père. Non.
Mais spirituellement, c'est lui, dans le Voyage et Mort à crédit.
On lui avait promis le Goncourt. En fait, c'est Guy Mazeline, un auteur
Gallimard qui a reçu le prix pour Les loups. Les biographes ont donné plusieurs
versions de l'attitude de Céline ce jour-là.
Ce qui est amusant, c'est qu'en dehors de François Gibault aucun de ces
biographes, que je suppose pourtant soucieux de précision, n'est venu me voir... Le
dernier en date me fait passer des vacances avec mon père à Dinard, alors que nous
étions avec Elizabeth à Saint Jean-de-Luz ! Le jour où mon père a
« manqué » le Goncourt pour le Voyage, j'étais avec lui et ma
grand-mère à faire le pied de grue devant chez Drouant, dans l'encoignure d'une porte.
Je tenais dans la main un grelot en nacre avec une boule en argent, provenant d'un
berceau, quelque chose pour amuser les bébés, et que mon père, dès l'enfance, avait
pris comme fétiche. Dans les occasions importantes, il le fourrait toujours dans sa
poche. Quand on a donné le nom de Mazeline, mon père a jeté le grelot dans le caniveau.
C'est moi qui l'ai récupéré. J'en ai fait cadeau à l'un de mes fils...
Comment se fait-il que, au cours des interviews, votre père se présentait
souvent comme un damné de la terre, venu du prolétariat, ce qui est faux ?
Je crois deux choses. D'abord qu'il aimait se f.... du monde. Ensuite qu'il s'est
vraiment pris pour Bardamu. La sortie de Mort à crédit a été horrible pour moi.
Il y avait dedans des choses épouvantables pour sa mère. Il lui avait d'ailleurs
interdit de lire le livre. Heureusement, elle a obéi. Il y avait du Bardamu dans mon
père, mais il y a aussi beaucoup de littérature dans ses livres. Là-dessus, nous
n'étions pas souvent d'accord. Par exemple, il n'aimait pas L'Église, sa pièce
qui a servi de base au Voyage, mais il aimait Guignol's band et Le Pont
de Londres [NDLR : la suite posthume de Guignol's ainsi baptisée par Robert
Poulet]. Je trouvais ça illisible.
Comment travaillait-il ?
Sa littérature, il la parlait. Le soir, quand j'étais rue Lepic, il se couchait
à peu près en même temps que moi dans un lit proche du mien. Puis, une heure plus tard,
il se levait et parlait tout seul, il mettait ses idées en mots. Et il écrivait sur les
murs, partout sur le papier peint, tout ce qui lui passait par la tête. Ensuite, il
venait piocher ses notes pour les mettre dans son livre. Vous savez qu'aujourd'hui encore,
à propos du Voyage, il y a toujours une question que je regrette de n'avoir jamais
osé lui poser : je suis convaincue que Robinson, l'autre héros de son livre, est un
double de lui-même... Ce fugitif.
Il fuyait peut-être parce qu'il était incapable de supporter ses ambitions. Si
on l'écoute, il veut mettre la société par terre et tout reconstruire.
Je ne le vois pas comme ça. Il était aussi très content de faire du bla-bla.
Vous savez d'ailleurs qu'il a dépassé les doses...
Ce « révolutionnaire » n'a jamais appartenu à un groupement
politique...
Je ne crois pas. Mais il aurait mieux fait de ne pas s'occuper de
« philosophie » politique, parce que, franchement... Oh ! Il y est allé tête
baissée. C'est pour cela que je préfère me souvenir de Louis que de Céline. Il était
si destructeur...Quand j'étais toute petite, il me disait : « La justice, ça
n'existe pas. Ne t'avise pas de dire « j'ai pas fait ci, j'ai pas fait
ça... »
S'intéressait-il à l'art contemporain ?
Pas du tout, c'était un classique. Breughel... voilà son goût.
Pas d'intérêt pour la poésie, pour un homme comme Apollinaire ?
Oh, aucune indulgence pour ce genre de gens ! Je vous dis, il n'y avait que
Rabelais qui passait la ligne.
Le cinéma ?
Il y allait mais ne restait jamais jusqu'à la fin. Nous allions au Paramount. Au
milieu de la séance, il me disait « ça te plaît ? » Je répondais :
« Non. Ben alors, on s'en va. » Contents, nous rentrions à la maison.
Nous allions aux Folies-Bergère. Il avait une grande admiration pour le corps des
danseuses, le dessin de leurs muscles.
Quels étaient ses grands principes d'éducation ?
Ils étaient simples. Un jour, il m'a écrit : « Il faut que tes enfants
apprennent la boxe et les langues étrangères. Le reste ne sert à rien. »
Dans une lettre à Mikkelsen, son avocat danois, il écrit à votre
sujet... « Explique à Colette que je sentais venir le cyclone et que j'ai brisé
brutalement avec elle parce que je ne voulais la mêler, en rien, à mon destin. » (6)
Il avait très peur de me compromettre par son antisémitisme.
Vous n'avez jamais évoqué le sujet avec lui ?
Non. J'en comprends mal l'origine. Je sais seulement qu'il a eu de gros ennuis avec
un collègue juif du dispensaire (7). Avant cela, en dehors
du fait que dans la famille Destouches on était antidreyfusard, je n'avais jamais entendu
la moindre invective. Il s'est brisé dans cette affaire-là. Un jour, son ami Brochard (8) est venu lui rendre visite à Meudon, pour l'aider. Mon
père était là, ne parlait pas. Brochard lui disait : « Tu vas bien ? » Pas
de réponse. Puis mon père lui a enfin répliqué : « J'étais en train de
regarder dehors car je crois bien que c'est mon enterrement qui passe. »
Et c'est pourquoi vous préférez vous souvenir de Louis...
Oh oui ! Pour ma mère, comme pour moi, cette histoire a été trop dure. Je
ne le reconnaissais pas. À aucun point de vue. Il avait été martyrisé. Par lui-même.
(Propos recueillis par Jacques-Marie Bourget)
Notes
(1) Reproduit, avec cet entretien, dans Paris-Match, le 31 mars 1994, sous le titre
« Le premier texte de Céline », pp. 58-65.
(2) Avant d'ouvrir un cabinet médical à Clichy, Louis Destouches
avait, en effet, songé s'installer à Choisy-le-Roi.
(3)Paul Marteau habitait, en réalité, boulevard Maurice Barrès, à
Neuilly. Ces fresques étaient sans doute dues à Jean Dubuffet, grand ami de Paul Marteau
et fervent admirateur de Céline.
(4) Colette Destouches n'a conservé que les lettres que son père
lui adressa après la guerre.
(5) Dans son mémoire sur La Déformation du réel dans
luvre de Céline (Université Paris IV 1972), Eric Mazet a tracé un
parallèle avec la typhoïde du petit Bébert dans Voyage au bout de la nuit.
(6) Lettre datant du 21 mars 1946.
(7) Sur Grégoire lchok (1892-1939), voir le premier tome de la
biographie de François Gibault, Le Temps des espérances (18941932), Mercure de
France, 1985, pp. 283-288.
(8) Marcel Brochard qui a donné un témoignage sur la période
rennaise dans les Cahiers de l'Herne.