D'une passion l'autre :
Mélanges offerts à Alphonse Juilland

Brigitte Cazelles et René Girard.
Coll. Stanford French and ltalian Studies, 53.
Stanford University, Anma Libri and Co, 1987.
Un vol. 15 x 23 de 279 p.

D'une passion l'autre : Mélanges offerts à Alphonse Juilland

 

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    D'une passion l'autre : il est fort à propos, ce sous-titre au volume dédié par ses collègues et amis à Alphonse Juilland, chef du département de français et d'italien de l'université de Stanford, en Californie. Avant même le livre ouvert, deux photos en couverture en offrent le commentaire. D'une part, l'homme élégant, souriant, le "gentleman" un peu énigmatique au regard amusé, mi-ironique qu'évoquera affectueusement William Chace, le Vice-Provost chargé des programmes académiques, qui observa cet homme en train de créer de main de maître un des grands centres d'études françaises et italiennes, centre d'où émane ce volume même. Autre photo en contraste : le "sprinter" à barbe blanche, le "recordman" qui, à cinquante ans, il nous le rappelle lui-même avec humour, gagnait le "championnat du monde de vitesse dans la catégorie des vétérans" (p. 136). Enfin, ces mots mêmes "d'une passion l'autre" évoquent Céline et le chercheur qui, entre autres études linguistiques, a consacré une quarantaine d'années à la lexicographie célinienne, plus particulièrement à ses néologismes : Les Verbes de Céline (1985), le premier des trois volumes en cours de publication, témoigne de l'importance de cette immense tâche et ouvre une nouvelle étape dans notre compréhension de I'œuvre célinienne. En tête du livre, la bibliographie nous donne un aperçu des multiples chemins qu'a suivis ce chercheur au cours de sa carrière ; étude des langues familiaires - français, anglais, espagnol, roumain, indo-européen – auxquelles, dans une préface amicale, Brigitte Cazelles ajoute le gitan. Il est clair que ce qui fascine Juilland avant tout, au-delà des questions de morphologie, de phonologie et de syntaxe, c'est la vie des mots. Et c'est sans aucun doute ce sens aigu de l'étrange "vie des mots", leurs apparitions et disparitions, leur capacité de nous éveiller à mille aspects de la vie, de nous aveugler aussi, qui d'un essai à l'autre donne une unité à un volume marqué par une grande diversité d'orientations. Que la critique de I'oeuvre de Céline se rattache à ce thème, à l'heure actuelle n'a rien que de naturel. Vie des mots, vie des textes, vie tout court sont étroitement liées et, dans le volume, créent leur propre intertextualité. Les deux éditeurs de ce livre d'hommage, tous deux professeurs à Stanford, Brigitte Cazelles et René Girard, dont la réputation n'est plus à faire, ont su rassembler dans ce volume un groupe impressionnant d'universitaires et d'hommes de lettres français et américains, dont les essais se répartissent selon un vaste éventail qui va de l'exubérante et magnifique plongée de Michel Serres dans le mythe, à la stricte recherche mathématisée de Maria Manoliu-Manea tentant de dégager le modèle des dynamismes profonds de la langue, outil de communication orale. Quelles que soient d'ailleurs les méthodes d'analyse du langage démontrées ou théorisées, ce qui caractérise les contributions, bilingues et interdisciplinaires, c'est le manque de dogmatisme, l'absence de toute hostilité -, et le fait que personne ne soutient la thèse, à la mode encore récemment, de l'infranchissable fossé entre vie et mots.

    Vers le centre du volume, Pierre Monnier, l'homme de lettres parisien, accueillant à Paris, en 1987, le savant linguiste franco-californien, rappelle le jeune homme enthousiaste qui, en 1950, cherchait en vain à prendre contact avec l'écrivain honni et exilé à Kørsor. "Trois jours avec Alphonse Juilland" (pp. 133-140) se lit comme une fête de l'amitié, sorte de célébration d'un "temps retrouvé" par des "céliniens" de la première heure, parmi eux Arletty. Inoubliable, la brève évocation de cette femme de 88 ans, aveugle, mais qu'anime encore la généreuse passion pour une œuvre vivante, d'abord méconnue. Ce "temps retrouvé", cet "air du temps" si vite oublié, réussit encore à ébranler notre imagination lorsque, à la lumière d'une mince "trace" – quelques mots – Philippe Muray évoque un épisode de la toujours énigmatique histoire des lettres, une rencontre manquée pour Céline qui sut lire Freud, tandis que Freud ne sut pas déchiffrer l'intérêt de ce Voyage au bout de la nuit. C'est encore à propos de Céline que le professeur Luce, célinien lui aussi, s'interroge sur un des thèmes traditionnels en histoire littéraire, la question des sources. "Céline Sources : A Contradiction in Terms ?" (pp. 141-153) pose sous un jour nouveau le problème de l'invention littéraire et pourtant de l'intelligibilité d'un texte, son enracinement dans une culture collective. Il signale la grande explosion à l'époque de la "littérature" sacrée comme telle, d'une contre-culture populaire : culture du café-concert, de la chanson populaire de Bruant à Dranem, que prisait cet enfant du peuple qui se voulait "peuple" qu'est Céline. En passant, faisant allusion aux 40 000 lettres de Céline non publiées, il nous permet de méditer sur la connaissance toujours différée, toujours à reprendre, des forces qui façonnent les modalités d'expression d'une œuvre.

    Fort curieusement, mais sans doute non par hasard, le bel article de Jean-Marie Apostolidès, qui présente et déchiffre la signification des dix panneaux des tapisseries Le Chant du monde, pose la question d'un art de transition "entre tradition et modernité". Comment dire ce qui n'a pas encore été dit et cependant se faire entendre ? La question touche à celle si souvent discutée du rapport entre peintre et spectateur, écrivain et lecteur.

    Plus proprement universitaires par leur démarche méthodique, leur souci d'éclairer les mots du texte en projetant sur eux des faisceaux multiples de lumière, une demi-douzaine d'articles offrent des modèles d'interprétation textuelle. C'est ainsi que l'essai de René Girard sur A Winter's Tale et de Virgil Némoianu sur Coriolanus, analysant les éléments du drame comme faisant partie d'une architecture totale, en dégagent la profonde cohérence. De même Édouard Morot-Sir dans une étude magistrale pose, à la lumière de l'évolution du langage sartrien, le double problème du statut du sujet et, sous l'impact de la crise de notre civilisation, la descente de Sartre aux " Enfers" du langage. Une dialectique passionnante et complexe selon lui fait de I'œuvre de Sartre le miroir d'une "mutation profonde de nos cultures et langages " (p. 108). Il jette ainsi un pont entre Céline et Sartre, ces "frères ennemis".

    Sur le plan politique et moral, les professeurs Jean-Pierre Dupuy et Angelo Codevilla étudient le rôle central des mots et leurs avatars dans notre vie collective, dans le temps et selon les circonstances : ainsi du mot "pluralisme", exemple percutant dont Dupuy trace l'évolution à travers Adam Smith, John Maynard Keynes et les néo-libéraux contemporains (p. 205-237). Le professeur de philosophie politique et l'humaniste qu'est Codevilla examine le fonctionnement de l'outil ambigu qu'est, dans nos sociétés, la langue : outil nous permettant de décrire nos rapports avec le monde -, outil politique dont nous nous servons pour le dominer (p. 239-251) , ou comme l'indique brièvement Roger Kempf, comme Voltaire à propos de l'Islam, pour noyer le poisson incommode (pp. 85-91).

    Quatre essais semblent ouvrir dans ce volume de plus vastes perspectives, définissant un esprit critique nouveau. "La passion des mots" (pp. 155-171) d'Henri Godard nous plonge, à propos de Céline, dans la vie magique des mots libérés des contraintes de la syntaxe, qui nous lancent dans l'imaginaire et qu'un écrivain comme Céline réintègre dans l'ensemble de la langue, enrichissant ainsi la communauté.

    Au moyen d'une analyse rigoureuse, sans esprit polémique, le critique littéraire Gairdner évalue l'apport, les limites et insuffisances intellectuelles des divers structuralismes. Il analyse la contradiction profonde qui à ses yeux oppose I'œuvre littéraire, imprévisible par essence, et le déterminisme structurel postulé par l'idéologie qu'impose un système quel qu'il soit. Le titre de Gairdner "La structure de l'inconnu" pose à nouveau le problème de la présence de la conscience, de sa nature et de ses rapports avec le langage. Le doyen des linguistes français André Martinet examine les niveaux différents des rapports qui jouent entre "le langage articulé" et "la nébuleuse de l'expérience" ; les "données naturelles et les élaborations culturelles". Le titre de son article – "Continuum et discrétion" – pose la question de la tension entre la structuration des signifiés et le "besoin permanent de mieux communiquer l'infinie variété de l'expérience", vécue quotidiennement mais jamais complètement cernée.

    En conclusion, je voudrais signaler le scintillant essai de Michel Serres, synthèse de toutes les possibilités du langage face aux activités en apparence gratuites des êtres et groupes humains. Comme mots clés, le nom Alphonse et le mot stade qui soulignent la pertinence d'un jeu de mots fascinant. "Un dieu du stade : Monsieur Alphonse " (pp. 7-31) nous lance dans la lecture de l'étrange histoire de Mérimée : "La Vénus d'Ille". Il est impossible de donner un aperçu adéquat du dynamisme de ces quelques pages, qui lient le souvenir personnel d'équipées rituelles où s'engageaient les "voyous" d'Agen, aux Luperques, en passant par Henry James, Hawthorne et le roman policier, et remontant à Horace, joignant le XXe siècle au paganisme. Il nous achemine ainsi vers l'étonnant ballet des signes culturels grâce auxquels nous occultons notre désarroi devant la présence énigmatique des choses.

    Il est certain que ce volume, d'une grande richesse, témoigne du sérieux et de la complexité des recherches critiques et de la pensée aujourd'hui. Post- modernisme, diraient certains. Effort, pourrait-on dire plutôt, pour humaniser les domaines nouveaux qui s'ouvrent à la pensée d'aujourd'hui. Les rites théâtraux du jeu de football ainsi éclairent les structures d'une tragédie comme Horace. Et le XXe siècle retrouve le paganisme.

 

Germaine BRÉE - Revue d'histoire littéraire de la France, novembre-décembre 1989, n ° 6, pp.1080-1082.