Rigodon est la suite de Nord et de Dun château lautre. Lexil en Allemagne, la fuite au Danemark, lacteur Le Vigan et le chat Bébert. La veuve de Céline, Lucette Almanzor, raconte comment fut écrit Rigodon et comment, sept ans après, il est édité.
Meudon. Un pavillon tout brûlé et un jardin assez triste. Des chiens aboient, je pense, derrière la maison ; on ne les voit pas On me fait entrer dans un petit garage emménagé à la hâte. Ça sent la résine et le bois neuf et aussi je ne sais quoi dassez délicat. Cest ici quhabite Lucette Almanzor, « professeur de danse classique et de caractère ». La femme de Céline.
Jétais venu chercher quelques renseignements sur Rigodon, le dernier livre à paraître de Céline, celui que ses lecteurs attendent depuis bientôt sept ans
Quest-ce que Rigodon ?
Rigodon, cest la suite de Nord, puisque en somme cela sest terminé avec la guerre. Cest vingt et un jours de sauvette à travers lAllemagne en flamme. Nous nous sauvions comme des rats
« Nous », cest-à-dire vous, Céline et Le Vigan ?
Non, dans Rigodon, Le Vigan apparaît très peu ; il nous a quitté au bout de dix jours en nous laissant Bébert (le chat). Nous lavions retrouvé à Baden-Baden, à moitié nu il ne savait pas où aller, nous lavons pris avec nous. Nous sommes allés à Berlin afin dobtenir une permission de sortie. Elle nous fut refusée. Puis on nous a envoyé à Zornhof dans un camp dobjecteurs de conscience. Il nous était interdit den bouger, mais lorsque tout fut bombardé, nous sommes partis retrouver le gouvernement français à Sigmaringen pour soigner blessés et malades (cf. Nord et Dun château lautre). Enfin, au bout dun an, « tout a éclaté », alors nous essayé de venir nous réfugier au Danemark. Il nous a fallu retraverser lAllemagne jusquà la frontière Cest ça Rigodon.
Puisque Céline est mort quelques heures après avoir terminé ce roman, quelle est la dernière image quil nous lègue ?
Rigodon se termine par une sorte de délire visionnaire ; la France est envahie par les Chinois
Comment se fait-il que Rigodon ait attendu sept ans avant de paraître aux éditions Gallimard ?
Céline navait pas eu le temps de recopier son manuscrit ; des mots plusieurs fois raturés et une écriture devenue souvent difficile du fait de son bras malade nous ont heurtés au délicat problème de la retranscription.
Cette tâche sest déroulée en deux temps ; jai tout dabord remis le manuscrit à un avocat, Maître Damien, qui sest livré à un pénible travail de défrichement auquel il consacrait ses moindres loisirs ; mais un énorme et délicat travail restait à accomplir. Cest avec Maître Gibault que commença la seconde phase de cette besogne ; en effet, il y avait encore le problème de la ponctuation et de certains mots qui demeuraient incompréhensibles. Ce fut surtout une question de patience et de probité ; nous navons rien omis, ajouté ou changé. Mais Céline mavait lu une grande partie de son livre ; ainsi, nous avons retrouvé certains mots, par le rythme nous entendions si cela sonnait juste
Lorsque vous avez sauvé Rigodon du pillage auquel fut livré votre appartement, les pages du manuscrit étaient-elles classées ?
Oui, dailleurs Céline les avait numérotées. Pourtant, nous avons trouvé des pages en double, mais nous navons pas rencontré de sérieuses difficultés de ce côté-là : le choix était déjà fait.
Céline avait-il une méthode de composition ?
Non, il écrivait avec son cur, ses impulsions, et sa formidable envie de dire quelque chose ; il était musicien dans sa chair et composait comme tel ; il plaquait ses phrases sur une gamme pour chercher sa « petite musique ». Souvent, il restait des journées, des mois sur quelques lignes. Dailleurs, avant cette version définitive de Rigodon, Céline en avait fait peut-être dix ou vingt quil avait jetées.
Et ces vols de manuscrits dont Céline a tant parlé ? Peut-on sattendre à voir réapparaître des romans entiers ?
Oui. On lui a volé au moins quatre ou cinq manuscrits ébauchés, enfin des uvres qui en étaient peut-être au quatrième ou au cinquième remaniement la fin de Casse-pipe, certainement ; ce roman devait être entièrement terminé je pense. Mais un grand nombre de ces documents réapparaîtront à ma mort. Personnellement, il me reste une assez grande quantité de lettres de Céline ; peut-être les ferai-je publier, mais pas dans limmédiat. Dailleurs, la vie pour moi, maintenant, na plus beaucoup dintérêt Ce que je voulais, cétait finir Rigodon ; cest dans cette volonté que jai puisé les forces nécessaires à laboutissement de ce travail.
Revenons un peu en arrière. Rigodon raconte votre fuite à travers lAllemagne jusquà la frontière du Danemark. Quelle en fut la suite ?
Céline fut incarcéré à Copenhague, il est resté deux ans dans le quartier des condamnés à mort ; le Ministre de la Justice le relâcha après avoir lu Les beaux draps, ny trouvant pas les raisons nécessaires pour retenir un homme en prison. Ensuite, nous avons passé cinq ans, sous caution de notre avocat, en pleine forêt, à Klarskovgard, près de Korsör, dans la neige une misère totale sans eau, sans électricité, sur un sol de terre battue un paysage triste et sauvage, seuls tous les deux. Là, il a terminé Féerie quil avait commencé en prison. Durant ces cinq années, il se comportait comme un animal, se refermant sur lui-même ; et puis il écrivait, quand il en avait la force. Il était très malade ; il a eu la pellagre, perdu près de trente kilos mais cest surtout moralement quil fut le plus atteint Vous savez, Céline agrandissait tout, mais bien des fois, la réalité fut pire quil ne la dit il avait deux paires de gants, des houppelandes à linfini... et ça a duré cinq ans.
Sartre fait un hommage à Céline dans la dédicace de La Nausée. Que savez-vous de ce qui a ensuite séparé les deux hommes ?
Oui, dans la dédicace Sartre cite une phrase de Céline qui figure dans LÉglise : « Cétait un garçon sans importance collective, tout juste un individu ». Dailleurs, au début, Sartre admirait beaucoup Céline ; je nai jamais rien compris à un revirement si complet de sa part. Céline en fut très touché
Et Marcel Aymé ?
Ah, Marcel a été admirable ; il a été dune patience et dun dévouement extraordinaires Dailleurs, dans une petite étude quil a faite sur Céline (cf. Les cahiers de lHerne), Marcel dit toute la vérité. Il a parlé du vrai Céline et tout a été dit.
Mais Céline, cet homme qui sest donné tant de visages, qui se plaisait même à entretenir autour de sa personne une fausse légende, qui était-il vraiment ?
Un homme dune immense bonté. Tout ce quil a fait, il la fait pour le bien ; il aimait la France, son pays, il aimait les gens en général Il était beaucoup plus tendre quon ne limagine, mais il ne le montrait pas et cest cela la vraie tendresse il en est mort, dailleurs . Et si par moments, il était un peu dur avec les gens, cétait pour quils se réforment, pas pour autre chose. Il naimait pas détruire, non plus, et sil brisait quelque chose, cétait que cette chose lui semblait inutile. Il voulait créer un artisan, sans aucune vanité. Il était prêt à admirer un autre si celui-ci avait travaillé autant que lui. Ce quil voulait, cétait du travail ; il pensait que lon ne « creusait » jamais assez profond pour trouver ce que lon cherche. « Ils restent à la surface » disait-il en parlant des autres. Une seule pensée, le travail ce côté Moyen Age cétait un voyeur pas un exhibitionniste il aimait regarder, examiner
Comme un médecin, sans doute ?
Oui, dailleurs lécrivain vient du médecin cette façon de voir les choses Il aurait donné sa vie pour un malade, sa vie ne comptait pas la vie ne pas supprimer la vie. Amoureux de la vie. Sa passion : la Jeunesse ; il adorait les enfants, les animaux, tout ce qui est jeune et neuf Cest pour la Jeunesse quil écrivait, parce quil savait bien quil navait plus rien à attendre des hommes qui ne lavaient pas compris. Plus tard, peut-être
Propos recueillis par Philippe Djian, Magazine Littéraire n°26, février 1969.