C'est en mars 1938 que paraît cet article de Charles Plisnier (1896-1952). L'année précédente, il obtint, avec un recueil de nouvelles Faux Passeports , le premier prix Goncourt attribué à un écrivain non français. Dans la foulée, il sera élu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Ancien militant communiste, Plisnier se tourne dans ces années-là vers une sorte de christianisme social. L'article qu'il consacre à Bagatelles en est fort empreint. S'il y stigmatise la "passion raciste" qui "habite [les Juifs] depuis des siècles et des siècles", il estime qu'il ne faut pas y opposer une autre forme de racisme. Ceci le conduit à condamner vivement le contenu du pamphet célinien, même s'il en reconnaît la réussite formelle.
Je m'honore d'avoir été
un de ceux qui, lorsque parut, voici quelques années, le Voyage au bout de la nuit,
furent les premiers à dire l'exceptionnelle grandeur, la magique beauté de cette
uvre insolite. Le génie sombre et violent de Louis-Ferdinand Céline sillonnait ce
livre qui faisait penser au cheminement d'un fleuve de mercure et de poix. Désespoir
absolu, subversion absolue, mépris absolu de ce qui se fait, de ce qui se dit, de ce qui
se croit. À en crier de gêne, de souffrance. Mais le sentiment d'une authenticité totale.
Depuis, je l'avoue, j'ai douté. Quand parut L'Église,
j'ai écrit que c'était un livre manqué. Mort à crédit me déçut ; l'intolérable
ne se tolère qu'au-delà d'une certaine hauteur ; j'évitai de parler de ce
roman, estimant que le rôle du critique n'est point de chercher querelle au créateur qui
compte, mais de le faire aimer. Je n'eus plus le goût de lire Mea culpa.
Voici Bagatelles pour un massacre. Je l'ouvris, non
sans appréhension. L'ayant ouvert, je le lus. Le lisant, il m'emporta.
Que de tumulte autour de ce livre ! Articles, débats,
disputes : quel concert et quelles discordances ! Quels éloges délirants et quelles
fureurs haineuses ! Comment élever sa voix dans ce chaos ? Et soi-même, sera-t-on sûr
de garder la tête froide, d'échapper à tout mouvement sentimental, à tout parti pris ?
C'est que ce lourd écrit n'est point un écrit seulement,
mais un acte. Il ne relève point de l'art seulement, mais de la vie. Il ne prétend point
seulement à remuer en l'homme les puissances obscures de la poésie, mais puissances plus
obscures encore de l'appétit, de la haine et du meurtre.
Il n'est pas facile de parler avec calme et sérénité
d'une uvre qui est toute violence et toute passion. Je vais essayer.
*
Et, tout d'abord, un
premier point : Bagatelles pour un massacre est un pamphlet. Sur le plan
littéraire où je dois avant tout de me placer ici, c'est ainsi qu'il le faut d'abord
considérer.
Quelqu'un me disait, il y a quelques jours : " Qui
sait encore contre quoi était dirigée la Satire Ménippée ? " Il est vrai.
Et la Satire Ménipée continue de durer, alors que la Ligue de 1593 est
devenue un souvenir scolaire. Ceux qui lisent Pétrone et ce qui reste du Satyricon,
se sentent profondément étrangers à cette folie impériale qui fut son aliment et sa
raison d'être. Et pour moi, à qui les Provinciales de Pascal demeurent un modèle
inégalable de rigueur dialectique et de perfection formelle, l'Augustinisme est demeuré
à peu près un mystère.
On ne peut parler de Bagatelles pour un massacre,
sans situer ce livre dans l'histoire littéraire. C'est-à-dire qu'on ne le peut sainement
et loyalement juger sans faire, d'abord, abstraction du sens qu'il porte et de la passion
partisane dont il est une manifestation.
Eh ! bien, vue ainsi purement et simplement sous
l'angle littéraire Bagatelles pour un massacre est un chef-d'uvre de
la plus haute classe.
Un chef-d'uvre et un tour de force.
Nos professeurs de littérature avaient coutume de nous
dire : " Le bon pamphlet est court ". Et sans doute avaient-ils raison. Rien de
plus lassant que la violence verbale, l'imagination satirique, l'injure et l'invective. Et
c'est un fait qu'un pamphlet trop long ne se lit pas jusqu'au bout et perd son efficace.
Que celui-ci, avec ses trois cent soixante-quinze pages massives, se fasse lire, témoigne
d'une puissance créatrice exceptionnelle, d'un souffle prodigieux.
Et qu'on ne dise pas que Céline s'est donné des
facilités outrageantes ; qu'il est facile de tenir le coup, ainsi qu'il l'a fait, quand
on n'écrit pas ; que sa langue n'a rien à voir avec le français ; que c'est
l'argot et non le génie qui lui donne la plupart de ses effets verbaux ; car ce serait
exactement prendre le problème à l'envers. En ce qui me concerne, je crois que la langue
la meilleure, dans la prose, est celle qui se fait oublier, et j'ai à surmonter une
certaine répugnance et à vaincre pas mal de difficultés, pour " encaisser "
pendant des heures ce style de faubourg, ce vocabulaire de bas-fonds. Mais je constate
que Céline m'impose cet effort. Et si j'analyse, après coup, sa syntaxe,
sa terminologie, ses sonorités, je constate qu'elles créent justement cette
incantation, par laquelle le lecteur est mis en état de moindre résistance devant son
entreprise. Écrit dans un français traditionnel et correct, le pamphlet de Céline
perdrait une grande partie de sa vertu.
Et sans doute, c'est un lyrisme de stercoraire, que
celui-là. Et il y a quelque chose de pathologique dans le goût de ce créateur pour le
veule, le bas, le grossier, la saleté et l'ordure. Pornographie ? Non. Scatologie. Mais
n'est-ce pas, cela, la forme la plus tragique, la plus douloureuse que prend le désespoir
d'un homme qui, né dans la misère et toujours blessé, a beaucoup rêvé et, sans cesse,
a dû confronter son rêve aux réalités les plus immondes ?
Faut-il justifier un créateur d'être ce qu'il est ? Rien
de gratuit dans une uvre. L'obsession scatologique de Céline rend compte de sa
tragédie intérieure, mieux, peut-être, que ses visions et ses démonstrations.
Pages de gadoue, pleines de cris déchirants et de
fulgurances, rien ne fera qu'elles n'existent dans la Littérature de l'Occident
comme existent le Satyricon de Pétrone, les Pantagruel et les Gargantua.
*
Parlant de Céline écrivain,
je me suis gardé de faire allusion au sens même de son livre, à sa manière de penser
le monde et de le montrer.
On sait déjà que Bagatelles pour un massacre est,
de bout en bout, un pamphlet antisémite ; exaltation du racisme, appel au progrom.
" Mon père est flamand, ma mère est bretonne...
Elle s'appelle Guillou, lui Destouches... " Ainsi, dans les premières pages de son
livre, Céline éprouve le besoin de se donner un brevet de pur Aryen.
Nous serions quelques-uns, tout de même, à pouvoir faire
comme lui. Le signataire de ces lignes, par exemple, dirait : " Mon père s'appelait
Plisnier ; ma mère, Bastien ; mes aïeuls s'appelaient Plisnier et Bernard, Bastien et
Delcroix ; et ainsi de suite, en remontant le passé à travers cent générations de
terriens, attaché à leur glèbe wallonne et picarde ". Et après ? Mais de cela,
faut-il se prévaloir ? À quelles fins ? Et pourquoi ? Si je vois dans les Juifs une tare
douloureuse, n'est-ce point cette passion raciste qui les habite depuis des siècles et
des siècles ?
À ce racisme, faut-il opposer le nôtre ? Et le sang de
tous nos aïeux chrétiens ne crie-t-il point en nous que tous les hommes appartiennent à
l'Homme ; que le Fils de l'Homme a souffert la Passion pour tous les hommes ? Si dans le
mystère opaque où nous allons, livrés à toutes les sollicitations, à toutes les
tentations de l'orgueil et de la haine, nous demandons un ordre à notre sang, c'est cet
ordre-là que nous entendons celui-là et pas un autre : " Il faut aimer ton
prochain comme toi-même ". Et ton prochain, c'était nous, les Gentils ; et
notre prochain demeure notre prochain, même si sa peau est rouge, brune, jaune ou noire.
C'est ainsi que le livre de Louis-Ferdinand Céline
offense ce qu'il y a en nous, hommes de l'Occident celtique et latin, fils de chrétiens,
petits-fils, arrières-petits-fils de cent générations de chrétiens, de meilleur et de
plus sacré ce sens de l'homme universel, du frère-homme que nous devrions
sauver même au risque de périr. Périr peut être encore une manière de se sauver.
Je crois que ceux qui ont combattu l'uvre et la
pensée de Céline se sont égarés trop souvent dans de misérables détails. Fausse
science de seconde main, oui. Documents apocryphes, faux périmés, oui. Statistiques
truquées, sophisme, démagogie, appel systématique aux passions les plus basses, oui,
oui. À-peu-près marqués d'une telle passion partisane qu'ils évoquent
irrésistiblement la sottise et la démence, oui. Mais que, dans son imagination et dans
son pamphlet, tous ceux qui ne pensent pas comme lui sur les Juifs, qui n'épousent pas sa
rage provocatrice et meurtrière dans le passé, le présent et l'avenir
soient des Juifs ; que Montaigne, Racine, Stendhal, que tous les Rois de France, que le
Pape soient des Juifs partout pour assouvir son besoin de salissement et d'invective ;
non, ce n'est pas cela qui est important.
Ce qui est important, c'est que dans sa conception, dans
son élaboration, dans sa forme, ce livre est un signe alarmant de régression
spirituelle.
Je ne suis point de ceux qui croient au Progrès
indéfini, avec un grand P. Mais justement, à travers les flux et les reflux, les
poussées et les ressacs de l'histoire, je pense qu'il y a des conceptions auxquelles une
fois qu'elles les ont atteintes, les élites ne peuvent plus renoncer sans trahir. L'une
de ces conceptions est la conception évangélique de l'Homme. Solidarité des hommes au
milieu des peines de la terre, unité de l'Humanité : contre cette conception, ceux que
nous nommons les Juifs se sont dressés dans l'histoire ; les Germains du centre de
l'Europe Aryens, peut-être cent pour cent, mais païens cent pour cent aussi
prétendent se dresser aujourd'hui. C'est notre rôle à nous de la défendre, de
la maintenir et de la sauver.
*
" User, lasser bien
des patiences ; ça vient pas tout seul un pogrom !... C'est un grand succès dans son
genre, un pogrom, une éclosion de quelque chose... "
Eh ! bien, je dis tristement que de telles paroles sont
immondes et que même s'il est un génie fulgurant, elles déshonorent l'homme qui les a
écrites.
Que ceux qui voudront mesurer l'aberration d'une âme
égarée, qui se renie en reniant les siens, lisent Bagatelles pour un massacre,
livre très beau et très malfaisant.
Charles PLISNIER, L'Indépendance belge, 19 mars 1938
N.D.L.R. :
Charles Plisnier a consacré deux autres articles à Céline. Le premier, sur
Voyage au bout de la nuit, parut le 23 novembre 1932 dans l'hebomadaire Le Rouge
et le noir. Il a été repris dans l'anthologie 70 critiques de Voyage au bout
de la nuit, 1932-1935 (Imec Éditions, 1993, pp. 40-41). Son article sur L'Eglise
parut dans le même hebdomadaire le 29 novembre 1933.