36, rue d’Alsace
Clichy, Hauts-de-Seine
Photos : Willy Viez
À Clichy,
l'ancien cabinet du docteur Destouches se situe à l'angle de la rue d'Alsace et de la rue
Henri Barbusse, auteur du Feu. Céline a souvent évoqué l’admiration
qu’il portait à ce roman, dans lequel Barbusse a su restituer la langue des poilus
de la première guerre. Ici, à cet angle, le destin des deux hommes est implicitement
scellé.
La porte d'entrée de l'immeuble est voûtée, faite d'un bois
massif. On pénètre ensuite dans le hall et, un peu plus loin sur la gauche, un escalier
étroit aux marches serrées s'enroule autour de la cage d'ascenseur. Le cabinet du
docteur se situe au premier étage, palier de gauche...
L'appartement comprend trois pièces principales, une cuisine et
une salle de bains. La mémoire du lieu est vivante, sobrement entretenue par la
propriétaire. Il n'y a pas si longtemps, Jeanne Carayon résidait encore dans l'immeuble
et, régulièrement, les sœurs Canavaggia lui rendaient visite. Les anecdotes et les
souvenirs se racontent à voix haute. La légende de la belle danseuse américaine faisant
vibrer le plancher au milieu de la nuit continue d’avoir la vie dure.
" Pourtant, cet appartement-ci trouve le moyen d’offrir de l’imprévu, la " salle d’attente " n’en paraît pas une. Au-dessous de la baie vitrée, contre la plinthe, une longue caisse d’où sortent des touffes de soucis, artificiels en quelque sorte sans l’être, tant ils savent bien évoquer un jardin. Peu de meubles : ils n’attirent pas l’attention qui va toute aux murs, où sont accrochés des masques, des objets comme les " coloniaux " en rapportent d’Afrique. Une statue de bois – africaine aussi sans doute – posée à même le sol, avance une main. " C’est le geste des Dieux : ils font la quête ", assure doucement le docteur qui vient d’entrer. "
Jeanne Carayon, " Le docteur écrit un roman ". Cahiers de L’Herne, p. 209-210.
Céline a entamé
la rédaction de Voyage entre ces murs. Les trois pièces donnent sur la rue,
autrefois pavée et bordée de réverbères. Il n'est pas facile d'imaginer que dans l'une
d'elles bon nombre de patients déshérités attendaient leur tour, enfants et miséreux
d’une banlieue aujourd'hui tranquille. Pas facile non plus de substituer le cabinet
du docteur à la place de ce qui est devenu une salle et un salon.
Le plus intéressant se situe de l'autre côté, dans les deux
pièces s'ouvrant sur l'arrière-cour. Le carrelage de la salle de bains et de la cuisine
est d'origine, et l'on songe à Céline tournant en rond, le regard braqué sur le
spectacle offert par la cour et les appartements en vis-à-vis qui empêchent le soleil de
percer. " À l'époque, il y avait une baignoire sabot dont les pieds étaient
des têtes de lions ", nous confie la résidente du lieu. Et puis, il reste les
poignées de portes, les mêmes malgré le temps écoulé, polies par toutes les années
passées.
Régulièrement,
quelques visiteurs s’aventurent jusqu’à Clichy et viennent sonner au 36 rue
d’Alsace, pour voir à quoi ressemble l’endroit dans lequel le docteur est
devenu écrivain. Au cœur de cette banlieue parisienne, juste derrière le
périphérique, la mémoire de Céline survit malgré l’histoire. Sans doute lui
est-on reconnaissant d’avoir métamorphosé ce monde en un symbole que toute la
littérature s’est aujourd’hui appropriée…
" [...] comme je demeurais au premier, j'avais de cet
endroit un beau panorama d'arrière-cour. Les arrière-cours, c'est les oubliettes des
maisons en série. J'ai eu bien du temps à moi pour la regarder la mienne
d'arrière-cour, et surtout pour l'entendre.
Là viennent chuter, craquer, rebondir les cris, les appels des vingt maisons en
pourtour, jusqu'aux petits oiseaux des concierges en désespoir qui moisissaient en
pépiant après le printemps qu'ils ne reverront jamais dans leurs cages, auprès des
cabinets, qui sont tous groupés les cabinets, là, dans le fond d'ombre, avec leurs
portes toujours déglinguées et ballantes. "
Voyage au bout de la nuit, p. 265