Céline, du purgatoire au sanctuaire

Le Figaro, Valérie Duponchelle, 16 mai 2001.

La Bibliothèque nationale de France a préempté le 15 mai le manuscrit du «Voyage au bout de la nuit» de Louis Ferdinand Céline à 12,184 millions de francs. Ce prix constitue un nouveau record mondial, à comparer aux 10 millions atteints par le manuscrit du «Procès» de Kafka en 1988.

«Jamais trop tard pour les braves !» remarquait ma mère plaisamment. Son fort, c'était l'optimisme», prévient le fils de Mort à crédit. «Cela est beau, Maître ! Trop beau ! C'est de l'Antique !», dit Destombes à Bardamu dans la mauvaise guerre qui ouvre Le Voyage au bout de la nuit (1932). Il manque la plume acide de l'auteur pour décrire l'énervement qui a gagné la salle Drouot-Montaigne, hier à Paris.

Le manuscrit de Céline a plus que doublé son estimation, avant d'être adjugé dans la salle à un inconnu à 11 MF (12,18 MF avec frais). Les bravos ont couvert la petite voix de l'administration qui préemptait à pareil prix. «Un record pour tout manuscrit littéraire», se félicitait-on à l'étude Piasa. Céline détrône tous les écrivains du XXe, Kafka, Proust, et même Joyce. Devant neuf caméras et une nuée de photographes, un grand public intrigué et des bibliophiles un peu chahutés se sont installés dans le chaos qui signe les événements.

L'interprète inspiré du Voyage de Bardamu à New York, Fabrice Luchini, drapé de noir et de kaki, était venu sans catalogue, mais pas sans discours. Capturant les caméras de son œil très bleu et de ses moulinets de théâtre, il disserta sur le «réel intérêt de ce manuscrit où le miracle définitif n'a pas encore lieu, mais où le style naît, où la sauce prend». Tout heureux d'avoir «eu en mains quelques heures» ce revenant, porté disparu depuis sa vente en 1943 au marchand de tableau Etienne Bignou, réapparu miraculeusement début janvier grâce au libraire parisien Pierre Berès. Il gagna son siège numéro 33 au deuxième rang, avec la modestie du succès. Le spectacle pouvait commencer.

En neuf enchères, on atteignait l'estimation basse de 4 MF. Un duel de téléphones monta vite jusqu'à 6,5 MF. Avec le sens du geste qui lui est coutumier, le libraire parisien Jean-Claude Vrain qui a déjà acheté deux extraits inédits du Voyage en juin 1999 (125 000 F et 72 000 F chez Piasa), surgit dans la bataille avec un «7 MF !» inattendu, renchérissant aussitôt par un «8 MF ! Non, 8,5 MF !» qui fit son effet. Un inconnu, chemise de banquier, teint de yachtman et tempes grisonnantes, lui fit lâcher prise à 11 MF. Les libraires dévisageaient ce vainqueur, inconnu de leur cercle (il a vu le manuscrit et a une adresse française), cherchant à savoir s'il était un banquier, un mandataire d'un célèbre milliardaire breton réputé fort célinien ou, selon les plus désabusés, un homme de paille. Dès l'annonce de la préemption par la BnF, il s'est enfui avec son secret, refusant le moindre commentaire. Dans ce bref temps, la salle réalisait le record de Céline (12,18 MF avec frais), hier écrivain maudit, aujourd'hui classique reconnu comme tel qui détrône les hallucinations noires de Franz Kafka (Le Procès adjugé 1 M£ au marteau, près de 10 MF, à la Fondation culturelle des Etats à Berlin, chez Sotheby's à Londres en 1988), le temps distillé par Marcel Proust (les épreuves corrigées du tome I de La Recherche adjugés 7 MF à la Fondation Bodmer, en juin 2000 chez Christies' à Londres) et même le Dublin poignant de James Joyce (le chapitre inédit de Circé, l'un des épisodes majeurs d'Ulysse, acheté 1,546 M$, soit 11,5 MF, en décembre 2000 chez Christie's à New York). «Voyage au bout de la nuit, seul manuscrit comme indiqué par l'auteur» rappelait Pierre Berès, rejetant implicitement les hypothèses du chercheur Henri Godard.

On savait que la BnF voulait acheter à tout prix ce manuscrit d'un Céline débutant. Elle avait, dit-on, essayé de l'acheter avant la vente et ses tractations (houleuses) expliqueraient les deux reports de date. Le marché évoquait hier la subvention spéciale, accordée il y a quelques jours, qui lui «aurait permis de préempter jusqu'à 15 MF». Une information que démentait hier après la vente Jean-Pierre Angremy, «heureux» président de la BnF, sans donner toutefois sa limite, précisant que «cet achat de la BnF avait été rendu possible par le Fonds du patrimoine et un unique mécène». Dès que cet achat de roi «sera payé, la BnF en fera faire une copie de sauvegarde et montrera l'original dans le cadre de son exposition «Brouillons d'écrivains» qui dure jusqu'au 24 juin». Voilà, après bien des occasions manquées, un achat qui va combler le vide de la BnF qui n'a guère acheté de Céline jusque-là et n'a hérité que du manuscrit antisémite et pro-allemand Les Beaux Draps (1941). «La polémique a été surmontée. A défaut d'être politiquement correcte, cette issue est littérairement correcte, ce qui pour moi est primordial. Je salue un bel effort de la BnF ! Je suis content pour les lecteurs de Céline et pour Céline puisque cette préemption équivaut à une reconnaissance des institutions», commentait hier Henri Godard, l'exégète de La Pléiade qui devra envisager un sixième tome après celui qu'il prépare avec l'éditeur du Lérot, Jean-Paul Louis, sur la correspondance célinienne. «Ce tome sera d'autant plus riche quand on aura retrouvé le manuscrit Nicaise (version dactylographiée, extrêmement corrigée, gardée à l'abri des regards par feu le libraire Nicaise qui l'aurait vendue peu avant sa mort, l'an dernier). Drôle d'histoire ! On retrouve le premier manuscrit perdu depuis la guerre au moment où l'on perd le second !» On le dit peut-être déjà à New York.

La merveilleuse Eliane Bonabel, disparue en décembre, rencontra Céline en 1929, enfant, au dispensaire de la porte de Clichy, et illustra, à 12 ans, le Voyage à sa demande. Elle raconta en avril 1998 à son ami et éditeur, Emile Brami (1) : «Céline est l'être le plus étonnant, le plus singulier, le plus attachant que j'ai eu la chance de croiser dans ma vie. Je n'ai connu personne ayant une vision aussi juste, une analyse aussi rapide du monde qui l'entourait. Il fallait l'entendre prophétiser sur la publicité, la voiture, les abus de nourriture et d'alcool, l'abrutissement des vacances de masse, avec férocité. (...) Ce n'était pas son comportement parfois pittoresque qui le rendait unique, mais la construction de son cerveau, une sorte de rapidité d'analyse, des éclairs que je n'ai retrouvés chez personne.»

(1) Ses dessins si intuitifs donnèrent lieu à un tirage limité (100 exemplaires numérotés sur grand papier), puis à 300 exemplaires brochés (Editions de la Pince à linge).