Sur les traces de Céline

Le mystérieux itinéraire du Voyage

par Jérôme Dupuis

L'Express du 10/05/2001

Vendu par l'auteur à un marchand d'art en 1943, le manuscrit du célèbre roman sera mis aux enchères le 15 mai. Il avait disparu pendant soixante ans. L'Express a remonté la piste.

Au début, vous n'osez pas y toucher. Puis, avec mille précautions, vous ouvrez la boîte en cuir fauve. A l'intérieur, vous découvrez une épaisse chemise de toile grise. Il faut dénouer la petite languette qui l'entoure. Alors, le coeur battant, vous ouvrez. Vous écartez encore une page de garde, légèrement gondolée, sur laquelle l'auteur a écrit, à l'encre violette: «Voyage au bout de la nuit - Seul manuscrit - LF Céline - 98 Rue Lepic». Et, soudain, ils sont là: les 876 feuillets du chef-d'oeuvre du Dr Destouches.

L'encre noire court, hésite, corrige, biffe, sur ces centaines de pages, blanches ou quadrillées. Certaines sont barrées d'une grande croix rageuse. Entre deux ratures, Bardamu part pour la boucherie de 1914; plus loin, sous une imperceptible trace de rouille, due à un trombone, il perd la raison en Afrique; quelques dizaines de pages plus tard, il découvre New York, revient croupir en banlieue... Dans sa fièvre, Céline écrit sur tout ce qui lui tombe sous la main: un chapitre est rédigé au dos d'un rapport manuscrit sur «Les Tuberculeux dans la Banlieue Parisienne, par le Dr L. Destouches»; un deuxième sur papier à en-tête du Grand Hôtel de Stockholm; un troisième sur des formulaires des sanatoriums de Plaine-Joux-Mont-Blanc. Il est exceptionnel d'avoir en main un manuscrit d'une telle beauté. Après consultation, le précieux objet - qui pèse bien ses 4 kilos - regagne un coffre-fort, quelque part dans Paris. Il n'en ressortira que le 15 mai, pour être vendu aux enchères, à Drouot. Les spécialistes estiment qu'il pourrait s'arracher aux alentours de 10 millions de francs.

L'homme qui dévoile ce trésor dans son bureau parisien, près de l'Etoile, se nomme Pierre Berès. Certains présentent ce dandy de 87 ans comme «le plus grand libraire du XXe siècle». Avec la résurrection du Voyage, il réalise l'un de ces coups qui le font exulter intérieurement. Le manuscrit du chef-d'oeuvre de Céline avait disparu depuis soixante ans. Les céliniens, désespérés, pensaient qu'il était perdu à tout jamais. Comment Pierre Berès a-t-il réalisé ce miracle bibliophilique? «Un collectionneur anglais, qui préfère garder l'anonymat, m'a contacté à la fin de l'année dernière pour que je le vende», répond le libraire, l'oeil malicieux. Mais par quelles voies cet objet mythique est-il arrivé jusqu'à lui? «Par la porte», s'amuse-t-il. On n'en saura pas plus. Pierre Berès a érigé le secret en règle de vie. Pourtant, un impalpable mystère entoure la réapparition si soudaine du manuscrit du Voyage, ce roman qui a dynamité la littérature du XXe siècle. Un mystère où se mêlent secrets de famille et ombres de l'Occupation, intérêts de l'Etat et stratégies de marchands de livres. Un mystère à 10 millions de francs.

Entre deux consultations

Comment le Dr Louis-Ferdinand Destouches aurait-il pu se douter que les feuillets qu'il noircit à partir de 1928, dans son petit dispensaire de Clichy, en banlieue parisienne, allaient déchaîner de telles passions? Cet ancien combattant de 14-18 n'a pas publié la moindre ligne quand il se lance fiévreusement, à 34 ans, dans la rédaction de ce roman-fleuve. Entre deux consultations d'ouvriers tuberculeux, seul, inconnu, ce médecin de grande taille aux yeux bleus délavés, rédige, de son écriture encore régulière, ce long voyage désespéré et burlesque. Au bout de trois ans de labeur, il a devant lui les 876 feuillets que nous connaissons enfin aujourd'hui. Il les confie à une dactylo. «C'est un document littéraire exceptionnel, explique l'un des experts de la vente à Drouot, Thierry Bodin. On y voit la première esquisse de Bardamu, qui n'est pas encore le narrateur; le héros se nomme Auguste, et non Ferdinand; son compagnon Robinson n'est qu'un personnage secondaire; il y a des passages inédits, des noms qui changent... De ce premier jet, pas une phrase ne sortira intacte dans la version définitive.»

Le livre paraît en octobre 1932 chez Denoël. C'est un séisme littéraire, salué de Trotski à Léon Daudet. Le roman français ne sera jamais plus comme avant. Céline rate de peu le Goncourt, mais obtient la gloire. Il rejoint la butte Montmartre, où il se lie d'amitié avec Marcel Aymé et le peintre Gen Paul. Son épouse, Lucette, toujours vivante aujourd'hui, se souvient d'avoir longtemps vu le manuscrit du Voyage traîner dans leur appartement de la rue Girardon. La liasse était posée sur le coin d'une armoire.

Mais la guerre approche. Après avoir récidivé avec Mort à crédit, Céline a publié, coup sur coup, deux pamphlets pacifistes et violemment antisémites, Bagatelles pour un massacre et L'Ecole des cadavres, encore interdits actuellement. Dès 1942, il a compris que les Allemands allaient perdre la guerre et que ses positions politiques lui vaudraient de graves ennuis. Il ne songe plus qu'à fuir au Danemark, où il a entreposé un peu d'or chez une amie danseuse. Pour cela, il lui faut de l'argent. Mais, en ces temps troublés, l'édition ne rapporte pas beaucoup. Pourquoi ne pas vendre ses manuscrits?

Transporté dans une brouette

C'est ici qu'entre en scène un célèbre marchand de tableaux de la rue La Boétie, Etienne Bignou. Les deux hommes ont été présentés par une amie commune, Marie Bell, célèbre actrice de la Comédie-Française. Ils se lient d'amitié. «Je me souviens bien de Monsieur Céline, qui venait à la galerie à moto, pendant la guerre. Il était très drôle», raconte Marguerite Bignou. Cette dame de 90 ans, à la voix encore jeune, est le dernier témoin vivant de ces rencontres chaleureuses de la rue La Boétie. Secrétaire d'Etienne Bignou à partir de 1934, elle a épousé, plus tard, son fils Michel. Elle vit maintenant retirée en Touraine. «M. Bignou était ébloui par l'esprit de Céline, poursuit-elle. L'écrivain était pauvre, à l'époque, et je sais que M. Bignou, qui était très généreux, l'a aidé financièrement.» En achetant ses manuscrits, par exemple. Ce qui vaudra à cet ami «de grand coeur» d'être surnommé par Céline: «Monsieur Mécène». Le 29 mai 1943, le romancier vend à Bignou le fameux manuscrit du Voyage. Marie Bell croit se souvenir que l'écrivain l'a apporté dans une brouette! Un acte de cession aux allures officielles, rédigé par Céline et frappé d'un timbre fiscal, précise le prix: «10 000 francs et un petit tableau de Renoir». La somme d'argent, qui correspond environ à 20 000 francs d'aujourd'hui, a pu être volontairement minorée pour échapper à l'administration... Jusqu'à l'annonce, par Le Figaro, de sa résurrection au début de 2001, ce document est la dernière trace connue du manuscrit.

Plus tard, Louis Destouches cédera encore à Monsieur Mécène les centaines de feuillets de Mort à crédit. Cet acheteur frénétique amuse Céline, comme en témoigne cette dédicace sur un exemplaire de Mort à crédit, retrouvée par Me François Gibault, biographe de l'écrivain: «A M. Bignou, qui prend tout, la couleur, l'esprit, les formes! la nuit! les coeurs! les manuscrits! Tout pour lui!» Le 1er février 1944, Céline se rend, une nouvelle fois, à la galerie de la rue La Boétie, pour vendre à son ami l'introduction de son dernier roman, Guignol's Band .

Mais il est bientôt temps pour Louis-Ferdinand Céline de fuir la France. Les épurateurs ne lui pardonnent pas ses diatribes antisémites. Il vend, selon toute vraisemblance, le petit Renoir et change l'argent de Bignou en or. En juin 1944, lesté d'une ceinture remplie de louis d'or, accompagné de son épouse, Lucette, et de son chat Bébert, il traverse une Allemagne en flammes, fait une halte à Sigmaringen, auprès des derniers fidèles du maréchal Pétain, avant d'être arrêté au Danemark. Fin du voyage.

Sulfureux trésor

Pendant que son auteur court l'Europe dévastée, le manuscrit du Voyage au bout de la nuit, lui, reste entre les mains de Bignou. Le propriétaire de ce sulfureux trésor littéraire est une personnalité considérable du Tout-Paris artistique. Né en 1891, il dirige une galerie qui a vu défiler les Baigneuses de Cézanne, le Pont d'Argenteuil de Monet, des dizaines de Dufy, de Rouault, de Lurçat, de Gauguin.... Tristan Bernard et Sacha Guitry sont des habitués de sa boutique du 8, rue La Boétie. Dans les années 20, Bignou ouvre une galerie à Londres, puis à New York (sur la 57e Rue), vend des tableaux aux plus grands musées de la planète, devient l'un des fournisseurs du célèbre Dr Barnes. «C'était un homme doté à la fois d'un mauvais caractère et d'une grande bonté», souligne sa belle-fille Marguerite Bignou. Son ami Ambroise Vollard, prince des marchands de tableaux de l'époque, en dresse un portrait saisissant dans ses Souvenirs (1937): «Le matin, il est à Londres; dans la soirée, il ouvre une exposition à Paris; le lendemain, il prend le bateau ou l'avion pour New York. [...] Partout où il y a un tableau à voir, il est attiré comme par un aimant.» On imagine le choc des tempéraments avec Céline: c'est L'Homme pressé, de Morand, qui fraternise avec Bardamu.

La fin de la guerre et la Libération auront raison d'Etienne Bignou. Pendant l'Occupation, comme de nombreux marchands parisiens, il a continué à vendre des toiles, de Paris ou de New York. Certaines d'entre elles sont parties vers des musées allemands. Cela vaudra à Bignou de figurer sur la fameuse «liste Schenker», du nom de la compagnie allemande chargée de convoyer les oeuvres d'art, entre 1940 et 1944. Rien de vraiment compromettant, certes, mais le galeriste se fait plus discret à la Libération... Ce n'est donc pas vraiment le moment de crier sur les toits que l'on possède le manuscrit de Voyage au bout de la nuit dans sa cave.
A cette époque, l'auteur de Bagatelles pour un massacre croupit dans une cellule du pavillon K de la Vestre Fængsel, une froide prison danoise. Pas une semaine sans qu'un épurateur demande sa tête à la Une des journaux... De Copenhague, Louis-Ferdinand Céline, lui, n'oublie pas Monsieur Mécène. De nouveau sans le sou, il va essayer, encore une fois, de taper son ami. «Il est plus que milliardaire», écrit-il en 1945, à sa fidèle secrétaire, Marie Canavaggia. Celle-ci se présente donc à la galerie de la rue La Boétie. Fin de non-recevoir. L'avocat danois de Céline tente lui aussi sa chance, deux ans plus tard. Sans plus de succès. Etienne Bignou ne connaît plus son ami Louis-Ferdinand. Du Danemark, Céline fulmine: cette «vache de Lemécène»! «Mr Pas-de-Vague», oui!

Et c'est en effet sans faire de vagues qu'Etienne Bignou s'éteint en 1950. L'épopée du manuscrit du Voyage entre dans sa phase la plus mystérieuse. «Il semblait englouti à jamais», se souvient le célinien Eric Mazet. Certains partent pourtant à sa recherche, comme l'universitaire Henri Godard. «Au début des années 1970, lorsque j'ai établi l'édition du Voyage pour la Pléiade, j'ai tenté de le localiser, explique-t-il. Une rumeur le signalait à la Fondation Rockefeller, une autre disait qu'il était entre les mains d'une personnalité du show-biz. J'ai écrit partout. En vain. Il avait disparu.»

Des coups ahurissants

Un petit événement, passé totalement inaperçu, se produit pourtant le 6 juin 1975. Ce jour-là, une vente Bignou est organisée à Drouot. On disperse la collection de dessins, de lettres autographes et de livres rares d'Etienne Bignou. Correspondance avec Raoul Dufy, Verlaine illustré par Bonnard, un superbe Balzac rehaussé de dessins de Picasso, Cendrars, Morand: enchères raisonnables pour vente classique. Mais pas la moindre ligne de Céline... Un nom, pourtant, attire l'attention, au bas du catalogue: «Pierre Berès, expert près les Douanes françaises.» Tiens, tiens, notre libraire, qui vient miraculeusement d'exhumer le manuscrit du Voyage , était déjà le deus ex machina de cette vente, il y a un quart de siècle. «Quand nous avons voulu vendre les livres de mon beau-père, nous avons naturellement fait appel à lui, se souvient Marguerite Bignou. C'était l'homme de la situation.»

On ne saurait mieux dire. Voilà soixante-dix ans que le libraire de l'avenue de Friedland est l'homme de la situation. Bien installé derrière son petit bureau, entre une série de pages manuscrites de Proust, encadrée et négligemment posée sur le sol, un grimoire en peau et en fer forgé de la Renaissance et quelques volumes dédicacés à Louis XIV, l'octogénaire alerte et pétillant se souvient de ses débuts: «J'ai organisé ma première vente en 1931. J'avais 17 ans, j'habitais l'appartement de ma mère.» Il n'a pas 20 ans quand André Gide lui confie trois de ses plus précieux manuscrits pour les vendre. Travailleur inlassable, cet ami de Paul Morand rachète des bibliothèques entières. Déniche des trésors. Ernst Jünger relate, dans ses Journaux parisiens, ses nombreuses visites à Berès pendant l'Occupation.

Au fil des ans, le libraire multiplie les coups les plus ahurissants: il retrouve un almanach annoté de la main de Montaigne; vend l'exemplaire des Fleurs du mal dédicacé par Baudelaire à Delacroix; on ne compte plus les textes autographes de Balzac, Flaubert ou Maupassant passés entre ses mains. «C'est un très grand libraire, qui sait parfois être un filou», tempère un concurrent...

Ce séducteur multimillionnaire, mince et élégant, grand collectionneur de dessins, plane comme une ombre omniprésente sur les manuscrits de Céline. Tous les exemplaires achetés par Bignou ont resurgi, comme par miracle, entre ses mains expertes. Le 22 mai 1985, vente aux enchères des 14 pages de l'introduction de Guignol's Band . Expert: Pierre Berès. Le 14 juin 1999, 1 376 feuillets de Mort à crédit s'envolent pour 1,3 million de francs. Expert: Berès, encore. Le même jour, un chapitre inédit du Voyage est proposé. Expert: Pierre Berès, toujours. Même son confrère lors de cette dernière vente, Thierry Bodin, déclare ne pas connaître la provenance de ces pièces! «C'est Pierre Berès qui les apporte, confie-t-il aujourd'hui. En décembre 2000, quelques jours avant Noël, il m'appelle: "Je vous fais porter quelque chose. Dites-moi ce que vous en pensez." Quelques heures plus tard, je reçois les 876 feuillets du Voyage . J'étais estomaqué...»

Mystérieux Pierre Berès... A-t-il connu Etienne Bignou? «Je passais souvent devant sa galerie de la rue La Boétie», répond-il, avec ce sens de l'esquive qui semble comme une seconde nature. Et ses fils? «J'ai dû en rencontrer un lors de la vente de 1975», concède-t-il, presque à regret. Quant au manuscrit du Voyage, il n'en démord pas: c'est un collectionneur anglais qui le lui a confié, à la fin de l'année 2000. Pourtant, interrogé par L'Express, le comité indépendant d'experts britanniques chargé d'autoriser l'exportation de tout manuscrit hors de Grande-Bretagne dit ne pas avoir été saisi du cas du Voyage ...

Mystère...

Certains témoignages laissent d'ailleurs penser que Pierre Berès le détient depuis plus longtemps. L'expert-libraire avait effectué d'imperceptibles approches en direction de Gallimard. «C'était il y a quatre ou cinq ans», se souvient un «initié». «La rumeur m'est revenue, confirme l'universitaire Henri Godard. J'ai donc contacté Berès. J'ai reçu un mot de sa secrétaire: "M. Berès ne va pas tarder à se rapprocher de vous..." Plusieurs mois après, Berès me téléphone à l'improviste. [...] Il me pose de nombreuses questions précises sur le manuscrit du Voyage. Je lui réponds. Mais, avant que j'aie le temps de lui demander s'il l'a, il prend congé!» Et file à Saint-Tropez. La scène se passe en 1996.

A cette époque, Pierre Berès possède vraisemblablement déjà les manuscrits de Céline. Les a-t-il achetés directement à Bignou, après la guerre, alors que la cote de l'écrivain maudit était au plus bas? En 1975, à ses héritiers? Ou ont-ils fait un détour par un collectionneur anglais auquel Bignou les aurait vendus? Le galeriste et ses deux fils ne sont plus là pour répondre. Et Marguerite Bignou dit ne se souvenir de rien. Trop de secrets de famille et, sans doute, de transactions financières inavouables entourent ce manuscrit. Tout juste est-on sûr qu'en soixante ans il est passé des mains d'un marchand de tableaux à celles d'un marchand de livres...

Peut-être dort-il depuis de très longues années dans l'un des coffres de Pierre Berès. «Il est capable de l'avoir gardé pendant vingt ans sous le coude et de le ressortir aujourd'hui pour faire un dernier coup», soupire un concurrent. Réponse amusée de l'intéressé: «On dit aussi que je possède la tour Eiffel et l'Arc de triomphe. Vous savez, on ne prête qu'aux riches...»

Au-delà de la petite histoire littéraire, pour le patrimoine français, l'identité - et surtout la nationalité - réelle du propriétaire du manuscrit est capitale: elle peut faire flamber les enchères, comme elle peut les brider. Tout dépend du fameux «passeport» attribué par le ministère de la Culture et que tout manuscrit doit posséder pour sortir de France. Deux hypothèses: soit le Voyage appartient bien à un «amateur anglais», et il n'a pas besoin de ce «certificat de sortie» - institutions et collectionneurs étrangers pourront alors surenchérir, sans crainte de voir le trésor bloqué à l'intérieur de nos frontières; soit le manuscrit de Céline est la propriété d'un Français - dans cette hypothèse, l'acheteur, s'il est étranger, devra solliciter un passeport auprès des autorités. Une démarche à haut risque, qui pourrait refroidir des amateurs américains ou suisses. Et, du coup, modérer les enchères. Très prudemment d'ailleurs, les organisateurs de la prodigieuse vente du 15 mai - où seront également proposés des brouillons des Misérables, le manuscrit de «Larme», d'Arthur Rimbaud, et une lettre de Van Gogh - ont tenu à faire figurer l'avertissement suivant en tête du catalogue: «L'exportation hors de France de tout manuscrit est soumise à la délivrance d'un certificat...»

La BNF intéressée

Certes, les refus d'exportation sont assez rares. Mais lorsqu'on sait que, depuis 1992, la Direction du livre s'est opposée au départ de Vol de nuit, de Saint-Exupéry, et du Journal du voleur, de Genet, on voit mal comment elle pourrait laisser filer le Voyage dans une université américaine. On voit surtout mal comment la Bibliothèque nationale de France n'essaierait pas de préempter cette pièce exceptionnelle, comme elle en a le droit. «Le seul manuscrit complet de Céline que possède la BNF, c'est Les Beaux Draps, un affreux pamphlet antisémite», se désole un spécialiste. «Souhaitons que ce document extraordinaire ne finisse pas dans le coffre-fort d'un collectionneur, mais soit accessible à la BNF», surenchérit François Gibault.

La prestigieuse institution ne cache pas que le Voyage l'intéresse. De discrets ambassadeurs ont pris langue avec les experts de la vente. La supposée origine «anglaise» du manuscrit ne semble pas être un obstacle. Elle ferait même plutôt sourire, au ministère de la Culture... Reste un dernier problème: l'argent. Si elle préempte, la BNF sera contrainte de le faire à l'enchère la plus haute atteinte le 15 mai. En prévision, elle bat déjà discrètement le rappel de mécènes et d'institutionnels susceptibles de verser quelques francs...

Elle en aura bien besoin. Ces dernières années, le moindre petit bout de papier signé Céline s'arrache à des prix insensés. On a vu une ordonnance du Dr Destouches, avec deux vagues noms de médicaments griffonnés, partir à 6 000 francs! Une lettre à Charles Deshayes vendue 55 000 francs par Me Tajan, en décembre 2000! Même Proust est distancé. Emile Brami, le spécialiste de Céline qui tient la librairie D'un livre l'autre, à Montparnasse, a cédé l'an dernier les 17 feuillets de Secrets dans l'île , une nouvelle, pour 95 000 francs. «Il y a une sorte de folie autour de Céline», semble presque déplorer le libraire Jean-Claude Vrain, qui a pourtant acheté 1,3 million la moitié de Mort à crédit, en 1999.

Alors, lorsque le marteau du commissaire-priseur, Me Picard, s'abattra, le 15 mai, pour adjuger le lot n°29, à combien les enchères seront-elles montées? 3 millions? 5 millions (estimation des experts sur le catalogue)? Plus encore? «On pourrait bien dépasser les 10 millions», soupire un candidat sérieux. Depuis quelques jours, de discrets amateurs viennent caresser les 876 feuillets mythiques chez les experts. Ils les soupèsent, les examinent, s'extasient. On a vu passer le représentant de la Fondation Bodmer, une institution genevoise. On parle de l'un des plus célèbres hommes d'affaires français, qui se constituerait une bibliothèque depuis quelques années. Même le comédien Fabrice Luchini, grand déclamateur célinien, est venu en curieux. «Comme il connaît par coeur des pages entières du livre, il les a récitées, pendant que nous comparions avec la version du manuscrit», raconte un témoin, amusé.

Pierre Berès, lui, contemple tout ce petit monde, un sourire aux lèvres. A bientôt 88 ans, l'homme en a vu d'autres. Bien calé dans son fauteuil, entouré de ses chers livres, qui distillent un doux parfum de vieux papier mêlé de cuir, chaussettes à pois et veste impeccable, le vétéran des lettres attend paisiblement son Monsieur Mécène.