Céline aux enchères

La découverte du manuscrit du chef-d'œuvre de Céline, qui sera mis aux enchères en avril, est un événement.

Un manuscrit qui a toutes raisons d'intéresser avait disparu sans laisser de trace depuis sa vente à un collectionneur, en 1943. Il vient de refaire surface (Le Monde du 20  janvier). C'est la première version du Voyage au bout de la nuit de Céline, qui, en 1932, a fait date dans l'histoire du roman français au XXe  siècle et qu'aujourd'hui encore on n'oublie pas une fois qu'on l'a lu. Chacun garde dans l'oreille la voix de son narrateur Bardamu, ce mélange unique, exprimé en mots et en tournures qui jusque-là n'étaient pas écrits, de naïveté, de révolte et de compassion. Il fait en cinq cents pages un large tour des misères de la société de son temps et de celles de la condition humaine. Qui était mieux placé pour cela qu'un homme qui avait eu vingt ans en 1914, avait fait la guerre, avait voyagé sur plusieurs continents, et exerçait la médecine en banlieue parisienne  ? Or Bardamu n'a pas toujours été Bardamu, ou plutôt il n'a pas toujours été le narrateur de son histoire.
Pour un livre qui a eu un tel impact, Voyage au bout de la nuita depuis sa publication conservé presque tout le mystère de sa genèse. Très tôt après la mort de Proust ou de Joyce, on a commencé à se passionner pour leurs manuscrits. De Voyageau contraire, on savait seulement jusqu'à il y a quelques jours qu'il avait existé une première version manuscrite, puis une copie dactylographiée de ce manuscrit, elle-même largement retravaillée et amplifiée par Céline.
Mais la première avait disparu, et le propriétaire de la seconde la gardait par-devers lui. Il n'en avait laissé filtrer d'abord qu'une description limitée, puis une édition pour bibliophiles, à diffusion extrêmement restreinte, de la première séquence du roman, c'est-à-dire de ses quatre premières pages telles qu'elles étaient dans le document qu'il possédait. Pour le reste, on avait vu resurgir en 1999, dans une vente, deux autres séquences isolées, l'une manuscrite, l'autre dactylographiée, dont on ne savait à quel état du texte elles appartenaient.

UN  AUTRE NARRATEUR

Ce peu de documents suffit pourtant à faire beaucoup attendre de la première version nouvellement reparue. Car, dans la séquence initiale seule connue, le je qui parle n'est pas Bardamu mais l'autre, son interlocuteur, c'est-à-dire non l'anarchiste mais le conformiste  : ce qui lance le roman sur des rails bien différents et lui donne au départ un tout autre ton.
Que pouvait être un Voyage sans Bardamu, ou du moins avec un Bardamu vu et entendu de l'extérieur  ? Et à quel moment de la genèse a-t-il cessé d'être l'autre pour prendre en charge la narration  ? Qui plus est, une des séquences connues en 1999 posait d'autres questions encore, à propos de Robinson cette fois, d'une portée à peine moindre.
Nous vivons à une époque de la pratique littéraire où un lecteur n'est pas touché par un grand texte sans désirer en savoir plus sur sa genèse. Nous voulons connaître nos œuvres d'élection comme Proust voulait connaître ses personnages  : dans le temps. Parmi tous les lecteurs pour qui Voyage au bout de la nuit a été une découverte et reste un repère, il en est sans doute peu qui ne désirent connnaître les étapes de sa création.
Tout, pour cela, dépend du sort du manuscrit qui va être mis en vente. Il est impensable qu'il finisse, comme tant d'autres manuscrits de Céline, dans une bibliothèque ou une collection lointaines, où il serait peu accessible. S'il est un roman de Céline dont le manuscrit a sa place en France, c'est bien celui-là. On imagine difficilement que la Bibliothèque de France le laisse passer. Si pourtant cela devait arriver, il faut souhaiter au moins que l'institution ou le collectionneur qui l'acquerrait soit soucieux de le faire connaître par le moyen d'une édition à ceux à qui il est d'une certaine manière destiné, les lecteurs de Céline qui ont été assez marqués par le roman pour désirer le connaître aussi dans sa dimension de création.

Henri Godard, Le Monde des Livres, 25 janvier 2001.