Le manuscrit du «Voyage au bout de la nuit», pierre angulaire de l'univers célinien, le roman le plus lu, le plus étudié, existe bel et bien. Ses 876 feuillets, utilisés quelquefois recto verso, raturés seront vendus à Paris en avril prochain. Sa réapparition, après 50 ans de mystère, est une bombe littéraire.

 

Le manuscrit de « Voyage au bout de la nuit » resurgit

 

LES 876 FEUILLETS (écrits parfois recto verso) du manuscrit du plus célèbre livre de Louis-Ferdinand Céline vont être vendus à Paris en avril par l´étude Piasa. Expertisé par Pierre Bérès (auquel on doit aussi la réapparition du texte d´un autre Céline, Mort à crédit) et Thierry Bodin, le manuscrit est estimé autour de 4 à 5 millions de francs. C´est un événement qui va au-delà de la vente elle-même, puisque ce document, qui provient « d´une collection privée anglaise », était comme « porté disparu ». Depuis que Céline, Le 29 mai 1943, avait vendu le manuscrit de Voyage au bout de la nuit– contre 10 000 F et un petit Renoir – on ignorait où celui-ci se trouvait. On ne savait même pas quelle était sa taille. L´un des biographes de Céline, François Gibault, rapporte que l´épouse de Robert Denoël, éditeur de Voyage au bout de la nuit, avançait le chiffre de 20 000 pages – probablement sans avoir jamais vu l´objet.

«Oh!» C'est un «oh!» de théâtre, contenant toute l'émotion du monde qu'a poussé Henri Godard, le maître de la Pléiade (4 tomes de papier bible consacrés à Céline), en apprenant la nouvelle, miraculeuse comme l'armistice de 1918. Le manuscrit du Voyage au bout de la nuit, pierre angulaire de l'univers célinien, le roman le plus connu, le plus lu, le plus étudié de cet «écrivain fait par Dieu pour scandaliser» selon Bernanos, prix Renaudot 1932 à défaut du Goncourt, existe bel et bien. Ses 876 feuillets, utilisés quelquefois recto verso, écrits de premier jet avec les ratures et les repentirs qui resserrent peu à peu le style pour le rendre célinien, seront vendus à Paris en avril par l'étude Piasa (estimation autour de 4 à 5 MF, experts Pierre Berès et Thierry Bodin).En vingt ans de recherches, l'exégète l'a pisté follement, écrivant partout, recevant des informations mystérieuses, voire abracadabrantes, qui le disaient en Amérique du Sud comme l'or de Cortès. Les chercheurs comme les céliniens, petit peuple passionné jusqu'à la dévotion, savaient que Louis-Ferdinand Destouches avait vendu lui-même les manuscrits de ses deux premiers romans pendant la guerre au marchand de tableaux Etienne Bignou. Les portant à vélo rue de La Boétie, disait-on. C'est un «oh!» de théâtre, contenant toute l'émotion du monde qu'a poussé Henri Godard, le maître de la Pléiade (4 tomes de papier bible consacrés à Céline), en apprenant la nouvelle, miraculeuse comme l'armistice de 1918. Le manuscrit du Voyage au bout de la nuit, pierre angulaire de l'univers célinien, le roman le plus connu, le plus lu, le plus étudié de cet «écrivain fait par Dieu pour scandaliser» selon Bernanos, prix Renaudot 1932 à défaut du Goncourt, existe bel et bien. Ses 876 feuillets, utilisés quelquefois recto verso, écrits de premier jet avec les ratures et les repentirs qui resserrent peu à peu le style pour le rendre célinien, seront vendus à Paris en avril par l'étude Piasa (estimation autour de 4 à 5 MF, experts Pierre Berès et Thierry Bodin).En vingt ans de recherches, l'exégète l'a pisté follement, écrivant partout, recevant des informations mystérieuses, voire abracadabrantes, qui le disaient en Amérique du Sud comme l'or de Cortès. Les chercheurs comme les céliniens, petit peuple passionné jusqu'à la dévotion, savaient que Louis-Ferdinand Destouches avait vendu lui-même les manuscrits de ses deux premiers romans pendant la guerre au marchand de tableaux Etienne Bignou. Les portant à vélo rue de La Boétie, disait-on.

 

«La peur de la vie, la fatigue dans l'âme même, la peur»

 

Mais les anecdotes concernant l'ermite de Meudon sont souvent fausses. Lorsqu'on ne connaissait que la seconde partie du manuscrit de Mort à crédit (adjugée 510 000 F, prix qui fit scandale comme son auteur, vente Sicklès juin 1986) et que l'on cherchait la première (retrouvée depuis et adjugée 1,33 MF le 14 juin 1999 chez Piasa au libraire Jean-Claude Vrain), on racontait que Céline avait rétorqué avec l'insolence de Bardamu: «Je me suis torché le cul avec!» Depuis le 29 mai 1943 où Céline le vendit contre 10 000 F et un petit Renoir, le manuscrit du Voyage était invisible comme l'Atlantide. «Nous n'en savons rien (...) ou presque rien. Mme Denoël qui ne l'avait sans doute pas vu, parlait de 20 000 pages», raconte Me Gibault dans sa biographie de Céline. Sa réapparition, après 50 ans de mystère, est une bombe littéraire, comme le fut la parution de ce livre coup de poing qui dénonçait la société «la guerre, l'exploitation coloniale, le travail industriel taylorisé, les banlieues désespérantes» dans un style révolutionnaire, violent, haletant, plus vrai que la vie. Il est là, sorti d'une «collection privée anglaise» par la magie du grand libraire parisien Pierre Berès à qui l'on devait aussi la réapparition des deux parties de Mort à crédit. Un énorme dossier gris entoilé. Un texte monumental qui dit assez la ténacité de l'écrivain - 50 chapitres fébriles repris à l'encre noire, puis au crayon - sorti du coffre-fort comme le diamant Tavernier. Le manuscrit de premier jet, complet (la double numérotation globale et par chapitre l'atteste). Le carton beige qui fait office de page de titre, le dit. De son écriture un rien chaotique, Céline a noté «Voyage au bout de la nuit/SEUL MANUSCRIT/LFCéline/98, rue Lepic». «Premier aperçu d'un texte mythique disparu», le chapitre inédit du Voyage, adjugé 125 000 F au libraire Jean-Claude Vrain lors de la vente le 14 juin 1999 chez Piasa, ne ferait pas partie de cet ensemble qui raconte «la peur de la vie, la fatigue dans l'âme même, la peur».

«Ça a commencé comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Bardamu qui m'a fait parler, c'était un médecin lui aussi, un confrère. Il me rencontre place Clichy.» Ces quatre premières lignes du Voyage font déjà bondir les chercheurs, puisque «je est un autre, Bardamu est encore dissocié du narrateur incarné par un «je» naïf, progressivement déniaisé par le monde, ce qui change la répartition des rôles», explique Henri Godard, sur les feux ardents en attendant de voir lui-même ce revenant. Dans la version finale, souligne le professeur, «Bardamu est dès le début, l'homme lucide forgé par l'expérience qui rue dans les brancards et à qui on la fait pas». En quatre lignes, on voit la genèse de l'écriture de Céline, encore classique par le respect de sa syntaxe et l'emploi de ses mots, déjà géniale machine qui comprend la nécessité de couper les introductions, de raccourcir les présentations, d'associer les idées en dehors de toute bienséance, de substituer au mot convenu celui qui vient de la rue, remplaçant pour au final le banal «médecin» par «carabin», le «confrère» par «camarade», le pronom «il» par l'indéfini «on», ce «lâche qui ne dit pas son nom». Ce manuscrit touffu, raturé presque à la Balzac, a servi de modèle pour la version dactylographiée, incomplète, dite «manuscrit Nicaise» du nom de feu le libraire qui la gardait jalousement jusqu'à ces derniers mois où, sous la pression de la maladie, il l'aurait vendu à un collectionneur.

Il y a déjà une leçon célinienne puisque la dactylo, très dame des années 30, est souvent perdue devant la prose inhabituelle. Au crayon rouge et gras, elle a laissé des points d'interrogation devant les mystères du Voyage, butant sur les «Vlan!» qui ponctuent le récit, sur «les bonbonnes pansues qui rappellent la gaudriole», sur l'abréviation «syphi (li) tique» pour décrire un teint, sur les «spahis», sur les personnages comme Princhard. On comprend à ces hésitations premières le choc que créa le roman en 1932, «un retentissement dont témoignent documents et souvenirs des lecteurs de l'époque», frappés par cette profession de foi coléreuse et anarchiste comme par ce «français populaire qui battait en brèche le monopole du français officiel». De quoi mobiliser les chercheurs pour des années. De quoi aussi déchaîner les passions privées et publiques. Un précipice sépare les amateurs comme l'éditeur Jean-Paul Louis ou le libraire Emile Brami, captivés par Céline malgré ses pires défauts, des institutions françaises qui ont laissé partir la seconde partie de Mort à crédit, longtemps tenue pour l'unique vestige, à Harvard (Massachusetts) et Guignol's Band à Austin (Texas). «Ce serait un scandale que la BNF laisse partir le manuscrit de ce roman connu de tous, à part dans l'œuvre de Céline, texte qui incarne la nouveauté même du roman sans la violence des pamphlets», souligne Henri Godard. «Assez voyagé comme ça. Fatigué, j'étais, oui, bien fatigué du voyage et des voyageurs tout au fond.»  

 

Valérie Duponchelle, Le Figaro, 19 janvier 2001