Dossier de presse
Une nouvelle édition du Voyage au bout de la nuit et de Bagatelles pour un massacre [1942]
Il faut savoir avouer ses erreurs. Quand, en octobre 32 ou 33, Robert Denoël me fit lire les bonnes feuilles du Voyage au bout de la nuit, qui devait paraître un mois plus tard, je ne ressentis quun exceptionnel agacement. Ces huit cents pages de vitupérations en jargon banlieusard maccablaient ; jy croyais apercevoir les traces dune affectation insupportable, dans le genre intellectuel distingué qui se déguise en mauvais garçon. Sous les confidences truculentes du hoquetant Bardamu, il me semblait quune allégresse assez vilaine se dissimulait, une rigolade de petit bourgeois en vadrouille.*
Tout compte fait, me dis-je, le nouveau "
romancier populaire " ne serait-il pas plutôt un écrivain savant, usant dun
langage artificiel préparé à son usage exclusif quelque chose comme de
largot stylisé avec de très subtils trucs de syntaxe écrivain dont le
propos véritable confinerait à la confession lyrique ?...
Jean-Jacques Rousseau, muni dune formidable musculature, et
dun lexique de la langue verte, prenant le bobinard du coin pour la maison de
campagne de Mme de Warens... Artiste, sans en avoir lair ; au fond, on ne peut plus
soucieux dépithète bien sonnante et de virgule bien placée... Lançant une mode
ultra-élégante, qui consiste à calculer à une guenille près le débraillé de
Crainquebille... Quant au moral, un forcené, un excessif, jouissant de son incoercible
extravagance comme certains malades de lintestin jouissent de leur relâchement.
Pour faire bref, un ennemi des hommes, irréconciliablement dressé contre les conventions
sociales ; un de ces êtres nés amers, peut-être à cause dun malheureux surcroît
de lucidité. Louis-Ferdinand Céline, ou Jérémie carabin...
Eh bien, ce nétait pas encore ça du tout ! Bagatelles pour
un massacre men administra la preuve.
Sans contredit, lauteur dune semblable diatribe, prolongée
sur des chapitres et des chapitres, navait rien du joyeux farceur ni de
lincurable pisse-vinaigre que javais successivement subodorés. Sil
avait pu paraître tel, cest à force de timidité, de pudeur : il y a un rapport
étroit entre le plus mal embouché des hommes de lettres et les adolescents farouches qui
dérobent leur sensibilité à vif derrière un voile de réticence délicate. Forçons la
citadelle hérissée et vaseuse où senferme Bardamu : nous trouverons certain
médecin parisien, dun dévouement infatigable, qui se tue depuis vingt ans en
consultations gratuites, et à qui son " violon dIngres " littéraire
na rapporté que des inimitiés, des rancunes, des mauvais procédés.
*
À ce stade de la " connaissance de
Louis-Ferdinand Céline ", on ne peut se défendre de la sympathie et de
ladmiration quinspirent, non seulement le plus puissant tempérament de
romancier, mais aussi la nature la plus généreuse de notre époque. Jentends
générosité dans les deux sens du mot : lauteur de LÉglise est à la
fois quelquun de merveilleusement doué pour la création verbale, probablement le
plus grand poète français vivant, et quelquun de très juste et de très bon.
Cest la retenue dun cur sauvage et pur qui, par un étrange retour,
provoque ces explosions de grossièreté lyrique dont le public et la critique se sont
ébahis.
Quand, dans ses deux ou trois pamphlets, ce pourfendeur de Juifs
appelle ses contemporains à la curée, chante le los des persécutions et des
proscriptions, cest lautre face de sa passion quil faut considérer ;
lenvers de sa frénésie : cest lamour secret de la vie et du sol, le
sens de la douceur française, lhorreur des tueries gigantesques qui
sannonçaient, et quil na que trop bien prédites, le goût de la
franchise et de lhonnêteté. Tout cela repose comme une gemme dans la gangue
épaisse de la narration bardamique. Sous les flots de scatologie et dobscénité
quelle déclenche, ces vertus et ces grâces palpitent. Parfois avec une candeur
singulière. Relisez, dans le Voyage, lépisode dAlcide le Congolais,
celui de Molly lAméricaine ; relisez dans Mort à crédit, lépisode
de lAnglaise Nora. Ce sont, à lorigine, des idylles à la Zénaïde Fleuriot,
des apologues de patronage !
La nature véritable de Céline est si différente de sa nature
empruntée que, dès quil relâche le moins du monde son parti pris de désinvolture
et de férocité, dès que la trame des enlaidissements et des avilissements
samincit autour de ses personnages, on voit sourdre une bénignité qui tire sur le
sentimentalisme. Quand ce caricaturiste enragé nappuie pas sur le crayon, on le
voit dessiner des Grandissons, ou des amoureuses de carte postale. Comparez au Congolais,
à lAméricaine et à lAnglaise les parents du narrateur, dans Mort à
crédit.
*
Le père et la mère dAuguste sont présentés
continuellement sous un jour odieux, ridicule, parfois atroce. Leur fils ne se départ
jamais à leur égard dune attitude hargneuse ; il les traîne dans la crotte, les
soupçonne des pires turpitudes, essaye même une fois de les assassiner. Le langage dudit
Auguste est dailleurs un monument de vulgarité insolente ; il ne peut proférer une
phrase sans y fourrer des mots orduriers. Pourtant ces gens sont de braves gens. Pourtant,
ils saiment entre eux. Et le malentendu qui les sépare, alors quils sont
faits pour sentendre, alors quils pourraient si facilement se consoler
lun lautre des vicissitudes de lexistence, est dautant plus
déchirant quil a quelque chose de fatal, de général. Lhumanité tout
entière, avec sa charge dâmes et de siècles, est impliquée dans ce minuscule
désastre.
Au prix du sens de la fatalité qui se manifeste et sévertue
dans les deux grands livres de Louis-Ferdinand Céline, quest-ce que la pitié
littéraire de M. Duhamel ? quest-ce que les élégants scrupules de M. Mauriac ?
quest-ce que les petites crises nerveuses de Mme Colette ? qu est-ce que la
" poignante objectivité " de lécole populiste ?... On vient de
rééditer le Voyage et Bagatelles. Ce dernier livre a déjà vieilli,
justement parce quil collait miraculeusement aux circonstances et que les
circonstances vont bon train. Mais le premier na pas pris une ride. Javais
tort, voici cinq ou six ans, de penser quil périrait par dessèchement de
lécriture. En fait, on a peine à se représenter aujourdhui les motifs pour
lesquels ce début sensationnel fit pousser aux petites natures de lélite
artistique et littéraire tant dexclamations dhorreur. À moins de deux
lustres de distance, rien ne paraît (dans le genre) plus sûr et plus sage. Le polémiste
échevelé des Beaux draps et de LÉcole des cadavres a lart
d " en remettre " énormément sur les témérités du conteur ( prétendu
paroxystique ) dont il est issu. Cest que voilà : tout le monde a imité, dans
lintervalle, son élocution en bras de chemise, ses attaques exclamatives, son
bégaiement expressif. Par comparaison avec les sous-Céline, avec les faux Céline, le
vrai fait figure de modéré, encore largement engagé dans les lacs du conformisme.
Mais il est tout de même un homme de génie ; dont les
chefs-duvre ne tiennent pas debout, comme il convient : exactement comme La
recherche de labsolu, comme les Frères Karamazoff et comme les Années
dapprentissage. Entre toutes, les trois cents premières pages de Mort à
crédit constituent une histoire formidable, lun des plus impétueux torrents de
boue quon ait jamais vu déferler sur la littérature universelle. Quon se
hâte de la rééditer aussi ! Ne fût-ce que pour nous obliger à le relire. Il y a, si
jose dire, des diarrhées salvatrices ; il y a des vomissements libérateurs.
Robert POULET
(Le Nouveau Journal, 13 août 1942)