Le cas Céline

[1939]

    La première intention de ces lignes était de présenter le livre récent de L.-F.Céline, L'École des cadavres. Depuis, poussé par la prudence, c'est l'auteur et l'étude de sa situation qui en est devenue le sujet. Il faut bien comprendre le Cas de Céline, avant de songer à attaquer ou défendre une partie de son œuvre. Or, généralement, les gens les plus renseignés hésitent, ou discutent sur sa situation dans le domaine des lettres. La partie substantielle d'une étude doit donc s'étendre sur ce point. La conclusion est courte, et plus facile à faire. Comme auteur, Céline est encombrant, et surtout dangereux. Il est encombrant par sa méthode et l'allure des ses ouvrages, il est dangereux par l'incompréhension qui l'entoure et les haines qui le poursuivent. Il est entouré d'un cercle complet d'ennemis, la plus simple prudence doit guider les pas de l'observateur s'il ne veut pas subir les dégâts ou faire l'objet d'un classement immérité. Il faut s'avancer, protégé par de solides justifications. Aussi, dès le début, nous prenons position en affirmant la volonté de penser à Céline du point de vue de l'évolution générale de la Littérature et un petit peu aussi, si vous le permettez, du point de vue de la compréhension de notre temps.
    Nous avons donné comme titre "Le Cas de Céline", ceci doit se prendre au sens médical du terme. Il existe entre cet auteur et les autres auteurs, le même rapport qu'entre un malade et d'autres malades, lorsqu'il apporte à l'observateur, au médecin, une particularité ou une situation particulière le rendant digne d'être signalé.
    Regardons, si vous le voulez bien, le cas littéraire de Céline. Voyons sa situation, et, avançant avec discernement et prudence, cherchons une explication. Un diagnostic n'est jamais définitif, chaque étude est un pas dans une recherche, le mot de la fin reste souvent aux grands spécialistes. Pour le cas présent, je ne crois pas qu'il soit possible de parler de Céline sans précaution. On peut ne pas être compris, mais on peut avec plus de risques être mal compris... ce qui est plus grave. Les raisons en sont multiples ; elles viennent de Céline par son style ; elles proviennent du monde dont le conformisme a de tristes résultats, et il n'est pas possible de comprendre la partie intéressante de l'œuvre de l'auteur, sans tenir compte des réelles difficultés se levant sur la route à parcourir. Parler de Céline sans précaution, c'est s'attirer de gros ennuis. Aussi n'est-ce qu'au nom des nécessités de la littérature que cette étude se publie.
    Il y a donc un cas Céline dans les lettres contemporaines. Il éveille des échos dans bien des milieux, les lecteurs réagissent. Céline est de notre temps, il fait vibrer à titres divers la sensibilité actuelle: étudions-en les causes.
    Dès l'instant où, bien ou mal intentionné, on se porte à sa rencontre, chacun est en difficulté par suite d'absence de documents.
    Céline n'est pas un homme public, il n'offre pas de prise aux individus, il tend à devenir inabordable. Son œuvre est son masque, l'être est peut-être tout autre, nous ne le connaissons pas, il joue face au public sa propre tragédie.
    Pour parler de l'auteur, presque de l'auteur Céline, nous devons admettre les seuls indices qu'il nous a laissés, et nous baser sur son seul acte officiel, son court exposé. Ce discours fut prononcé lors d'une inauguration à Médan. Il fut très simple, mais il offre la possibilité de lui donner une place symbolique. Au nom de Médan pour chacun, des images surgissent: Médan... Zola... C'est le plus connu, mais il en est d'autres... Maupassant, Céard, Hennique... Nous y sommes ... Alexis. Toute l'École de Médan nous est présente.
    Ces membres s'animent et se pressent, toute une partie du XIXe siècle se précise. Le Naturalisme fut influent, il a eu ses scandales, ses accusateurs, ses accusés, et aussi de nombreux amis. Les Goncourt en firent partie, Alphonse Daudet participe aux soirées de Médan. Mais s'il a fréquenté Médan, en compensation il n'a pas collaboré au manifeste de l'École. Les Soirées de Médan ont paru sans nouvelle de sa main. Malgré cela, l'Équipe était aussi puissante pour s'implanter, et tenir.
    Albert Thibaudet a tenté de la peindre, en quelques pages excellentes et très personnelles, c'est-à-dire surchargées de rappels et d'évocations, il a montré dans son Histoire de la littérature française... comment une équipe médiocre, mais active, a pu s'installer dans son temps. Comment, à l'aide d'œuvres personnelles, elle y a développé ses problèmes. Par la même occasion, comment elle a eu une influence sur les esprits et l'évolution de la mentalité de l'élite. Ce fut une époque où les romans eurent beaucoup d'influence, ils avaient un aspect cru et relevé de contrastes. Pendant vingt-trois ans, de 1857 à l'arrivée du livre de Flaubert Madame Bovary, jusqu'en 1880, date de l'ouvrage Les Soirées de Médan, l'influence du Naturalisme s'étend, et acquiert une forte puissance. Dans son ensemble, il nous présente une perspective du monde qui n'a pas encore vieilli, étant proche d'une certaine vue de l'esprit humain, bien qu'étant assez particulière. Une telle révélation fit scandale. Il est oublié maintenant : mais il revient avec Céline, dont l'attitude est la même, la forme étant devenue plus violente.
    Le naturalisme a été noyé par des réactions et le temps. Céline le sera aussi. Tôt ou tard. Cela enlève de l'acuité au problème, les échanges de vues peuvent se faire d'une manière plus calme. La question littéraire reste entière, et à ce titre on peut toujours se pencher sur les problèmes, qu'ils soient contemporains ou non. Depuis qu'à Médan Céline a fait entendre sa grande Voix, depuis qu'il publie ses livres rageurs débordant d'invectives, le monde des lettres doit se résigner à reconnaître sa présence et l'admettre comme un des siens.
    Céline a repris une forte partie de l'École Naturaliste, mais il est plus réaliste que Naturaliste, car il s'est débarrassé de l'influence Romantique encore très agissante, sur Zola par exemple.
    Il n'a pas manqué de profiter de ce qu'il restait de tout cet héritage. L'École continue ainsi, après avoir été longtemps sans représentant officiel, un peu étonnée peut-être de ce qui lui arrive. C'est le destin de bien des créations humaines.
    Au temps de sa pleine activité elle avait foi dans sa continuité. Un de ses membres avait traduit cette croyance dans un télégramme qui restera célèbre: "Naturalisme pas mort – Lettre suit – ". C'était aussi court qu'historique. Bien des années après, c'est Céline qui est arrivé. Il n'a pas repris les formes du passé, mais il a continué une attitude en face de la vie, une manière de la peindre, si nous pouvons le dire, à rebrousse-poil. Elle n'a jamais aimé cela.
    Comme Zola après les Flaubert et Goncourt, Céline profite de la trouée de ses prédécesseurs. Il se place dans un sillon encore marqué dans la littérature, pouvant guider ses premiers pas. Il emploie cette voie pour se faire connaître et admettre d'un public. Bientôt il possède une certaine audience. Dès lors, se tournant vers ses contemporains, il développe la forme de son génie propre, et il produit des ouvrages d'actualité. En sa faveur agit un talent personnel, fait d'un style plein de tonalités, de formes et même d'odeurs. Il possède du fond et du souffle, son allure personnelle est extraordinaire d'originalité et de continuité. Pour avoir un moyen de faire pression, il cherche à heurter ses contemporains et veut les scandaliser. Il y est arrivé.
    C'est le point sensible de toute son action. La notion du scandale qu'il éveille vient du fait qu'il s'est heurté de face à une carapace de conformisme recouvrant la sensibilité et le goût de notre société bien-pensante. Pendant cinquante années, celle-ci a été dominée par un idéalisme aussi stupide que dangereux : il a cultivé une solide mesquinerie, une hypocrisie confortablement rentée, et une médiocrité possédant de grands agréments. L'influence d'une telle avalanche est très sensible actuellement : nous sommes devenus inaptes à regarder les réalités en face, nous refusons de les voir, et on nous rend furieux lorsqu'on nous oblige à admettre les choses telles qu'elles sont. En fait, sur ce point nous sommes dans un triste état. Nous sommes incapables de reconnaître des évidences, nous arrivons au sublime en nous dupant nous-mêmes, avec des mots creux et inutilisables. Céline lance à la tête de notre temps des évidences dures et sombres, et celui-ci lui reproche son style. Il préfère chercher à étouffe la vogue de l'auteur que constater ce qu'il est. Voilà l'essentiel du Scandale Céline. Vous connaissez maintenant.
    Regardons avant de terminer la situation extérieure de l'auteur : au lieu de s'en lamenter, celui-ci force son style pour arriver à s'imposer par un certain attrait. Il fait ce qu'il peut pour devenir impossible. Et de là arrive un snobisme issu du plaisir de toute société en décomposition à se regarder dans l'état où elle se trouve. Le style de Céline lui est favorable par ses caractères, il est énorme, dense, vigoureux, d'un allure vibrante et d'une virilité tonnante. La forme autant que le fond des œuvres célinesques devient la nourriture terrestre indispensable d'une foule de snobs affamés d'inédit et de sensations rares. Telle est la cause de l'engouement d'un certain public.
    Avant de terminer, cherchons à définir notre opinion devant ce monstre, terreur des bien-pensants.
    Il n'est pas à conseiller au lecteur. Son étude est une source d'intérêt pour le lettré et l'amateur averti. Mais en deçà de ces limites, il faut être prudent.
    On peut reprocher à Céline, au nom de nos valeurs humaines, une attitude blessante par son exactitude. Il se place au-delà du vrai ou du faux, par une invective sans mesure ne cherchant pas et ne devant pas justifier les erreurs ou des détails. Il faut affirmer certaines pages comme inadmissibles. L'Église en particulier ne peut pas pardonner maints passages. Mais le comble est qu'il sait avoir raison: il est des pages éblouissantes de netteté et de vérité. Charles Maurras en particulier se fait culbuter en quelques phrases d'une vraie splendeur. Il donne des mots, des phrases lapidaires qui mériteraient d'être connues par cœur. Il réalise contre lui, de cette manière, le FRONT COMMUN de notre temps. On risque de perdre des plumes à se porter à son secours. Il faut le regarder du point de vue de Sirius. L'Avenir de Céline, c'est presque certainement l'étouffement publicitaire. Et sa fin sera proche le jour où, de commun accord, les dirigeants de notre temps auront repris assez de courage pour oser réforer nos institutions et défendre un ordre social basé sur des valeurs moins négociables.
    La présence de Céline doit pousser tous ceux le réprouvant, désirant un monde meilleur, à unir leurs forces pour en tenter l'essai. Cette Transformation évitera l'impression et la vente d'ouvrages dont la forme et fautive, dont le fond comporte de multiples vérités.
    Lorsque Céline peint un monde sordide et abject et qu'il le dissèque en des termes inadmissibles, on peut le regretter, mais il est sage de souffrir qu'il puisse exister. Il ne faut pas oublier que le monde qu'il détaille est le nôtre, que nous y vivons et en sommes souvent satisfaits. En toute objectivité, nous en sommes responsables. Nous sommes à " l'école des Cadavres ".

E. NASY ( L’Horizon nouveau, février 1939 )