Guerre, histoire et langage

dans le récit célinien (II)

 

Dès la fin de la deuxième guerre, Céline est donc un paria. Comment, pendant son exil, cette vox clamans in deserto va-t-elle récupérer son droit à la parole, et remonter, selon l'expression des Beaux draps, à "-bourrasque" 1 ?

Cette récupération procède de plusieurs stratégies, dont chacune, prise séparément, est déjà en gestation dans l'œuvre antérieure. Cependant, leur utilisation conjuguée construit une profonde mutation et dans la vision du monde, et dans l'écriture.

 

À partir de 1945, Céline écrit la Guerre, et uniquement la Guerre. Il affirme par exemple que le choix plus qu'épineux du sujet du roman D'un château l'autre n'est pas étranger au désir d'utiliser un objet provocant, explosif même et sensible à tous les Français afin, par ce coup d'éclat, de réapparaître dans les médias littéraires en posant sa vision et sa version des faits. Ce faisant, il opère une plongée décisive dans le délire tandis qu'il effectue, sur le corps même de l'écriture, un important travail d'allégement du référentiel. À sa mise à l'index, l'écrivain rétorque par une mise entre parenthèses de l'histoire. Non pas suppression, mais traitement théâtral destiné à prouver, œuvre à l'appui, que toute narration "éaliste" est une imposture ou une supercherie. La guerre n'a-t-elle pas engendré l'indescriptible !

Et puis il s'est passé des choses et encore des choses qu'il n'est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d'aujourd'hui ne les comprendraient déjà plus 2.

Singulière " captatio benevolentiae" qui saborde dès l'entrée son propre propos ! Précisément, le propos est-il là ? Cette issue refusée, le seul moyen de se justifier à ses yeux et de ridiculiser ses adversaires est de déconstruire l'Histoire, et de remonter un autre écheveau. Ainsi l'écriture s'empare du registre du spectacle léger, dont les Français (et Céline...) sont friands, et s'écarte par là-même de la sentence morale telle qu'on pouvait la découvrir dans le Voyage. L'opposition entre les mondes se transforme en simple changement de décors et d'acteurs :

Alors, on monte une autre pièce 3

On passe, comme au théâtre, et par la vertu de la répétition, du sérieux à la comédie bouffonne :

Je l'ai vu venir, moi, la guerre de 39... Je l'ai pas voulu prendre au sérieux... Une comédie que ça me paraissait. Va voir maintenant, c'est moi l'auguste... maquis guignols que je me disais, francs-tireurs du ballon des ternes... La guerre sérieuse, c'est la 14, j'en voyais pas d'autre dans la vie... C'est mon chapitre qu'était fini, mon sketch terminé 4

L'abondance des termes se rapportant au spectacle ne laisse aucun doute sur la volonté de l'écrivain de s'emparer de ce registre pour l'appliquer à l'Histoire. Certes, cette théâtralisation apparaît très tôt dans l'œuvre célinienne. Dès la première errance du Voyage, le théâtre des opérations, qui n'a jamais si bien mérité son nom, est réduit à l'état de décor. Cette distanciation est alors, semble-t-il, essentiellement morale : il s'agit de se protéger de l'explosion du monde, de son effondrement. Pour ne pas périr, la seule conduite efficace est de dresser entre soi et la guerre un rideau, qu'il soit de folie ou de scène, afin que la vie ne soit plus cette perpétuelle menace, qui ne laisse à l'homme comme choix de rôles que celui du clown ou celui du lapin :

Et tous les soirs ensuite vers cette époque-là, bien des villages se sont mis à flamber à l'horizon, ça se répétait, on en était entourés, comme par un très grand cercle d'une drôle de fête 5.

C'est toutefois dans les romans de la dernière période que Céline utilise à plein les ressources et la vision du théâtre, de l'opéra et de l'opérette. On peut ainsi remarquer que dans Normance, les personnages se jouent une farce burlesque, et évoluent dans des univers parallèles dont l'un au moins est celui du spectacle lyrique. Un certain nombre de détails évoquent en Norbert la figure du Commandeur de Don Giovanni. Ottavio, "sacré ténor", est comme celui de Mozart, un peu niais, mais toujours prêt à défendre la veuve et l'orphelin. Les références à l'opérette abondent également. Les chansons des Cloches de Corneville, la lettre de La Périchole, certains vers de La Bohème, de Louise ou de Véronique construisent un contrepoint par lequel il ne fait aucun doute que Céline veuille inscrire la guerre dans le registre du spectacle et de la clownerie. On a pu d'autre part faire remarquer 6 que le titre même du roman, Normance, pouvait avoir été fabriqué de façon à provoquer plusieurs associations d'idées : Normance peut évoquer en effet La Norma de Bellini, L'Armance de Stendhal (dont on sait combien il goûtait lui aussi l'opéra !). De tonalité théâtrale, ce titre peut être rattaché, dans la mesure où il est éponyme, à toute une tradition d'œuvres théâtrales et lyriques. Ce qui est important dans cette théâtralisation, c'est que son utilisation, en installant les personnages et le lecteur dans le temps de l'opérette, détruit d'une certaine manière le tragique du bombardement de Normance. D'autre part, il apparaît que Céline a éprouvé qu'il était nécessaire de mettre en scène ce que Baudelaire nomme "la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ", et la guerre n'est-elle pas une de ces circonstances qui demandent, pour être exprimée, les formes de l'"amplification théâtrale" dont parle Barthes 7 ? Ce qui pouvait paraître outrance n'est alors qu'une des formes possibles de l'Histoire.

Cette théâtralisation de l'œuvre affecte également les différents lieux de l'action, qui se transforment alors en autant de décors, abandonnant par là toute prétention à une quelconque ressemblance avec des lieux existant réellement. Ainsi Berlin, écrasée sous les bombes alliées, devient-elle féerique, donc indigne d'être le point de mire de "" bombardements. Peu à peu, la ville se métamorphose en un immense trompe-l'œil baroque, semblable à ces édifices construits précisément pour tromper l'ennemi :

Ils s'intéressent plus à Berlin ?... Je comprenais pas, mais peu à peu, j'ai saisi... C'était une ville plus qu'en décors 8

Et si l'emploi d'un lexique spécifiquement théâtral dans Nord paraît si justifié qu'il en échapperait à son emploi premier pour n'être que pure métaphore, que penser des descriptions de Sigmaringen, arrachée à l'Histoire pour être transformée en décor de carton-pâte à usage de metteur en scène soucieux de prendre ses distances vis-à-vis de l'Histoire :

Peut-être pas encore se vanter, Sigmaringen ?... Pourtant quel pittoresque séjour !... Vous vous diriez en opérette... Le décor parfait... Vous attendez les sopranos, les ténors légers 9

Que devient alors l'Histoire jouée par des figures d'opérette sinon une gigantesque fête, grotesque certes, mais requérant de ses officiants la complète capacité d'oubli et de métamorphose que nécessite toute fête réussie. Pour les peuples, la guerre est une kermesse dans laquelle ceux-ci atteignent, par la rupture du quotidien social et domestique, un remède à l'ennui et à la monotonie écœurante de la vie :

En vrai, un continent sans guerre s'ennuie... Sitôt les clairons, c'est la fête !... grandes vacances totales ! 10

La guerre est surabondance de fête, voyage, donc délire, dans lequel le monde éprouve un monstrueux orgasme permettant la destruction de l'individu et sa fusion dans une alchimie de sexe et de violence. La fête/guerre est donc la disparition de l'homme et de l'ordre anciens :

Dans les moments où la page tourne, où l'histoire rassemble tous les dingues, ouvre ses dancings d'épopée ! bonnets et têtes à l'ouragan ! slips par-dessus les moulins ! 11

Il est également évident que l'un des caractères essentiels de Casse-pipe est sa facture théâtrale. Les militaires parlent et agissent en acteurs d'une bouffonnerie grossière et sadique, ces matamores sont cependant très près de verser, par l'oubli d'un mot de passe, dans la tragédie. Grotesque et tragique sont pour Céline comme pour Nietzsche 12 les deux faces du spectacle que se donnent les hommes.

Dans cette lutte contre l'Histoire que mène alors Céline, sa version enfante un monde fantasmagorique, où les acteurs, tout en conservant un semblant d'état-civil, perdent néanmoins une grande part de celui-ci. Personnages historiques encore, fiction plus sûrement, par leur métamorphose théâtrale. Selon le narrateur même D'un château l'autre, ils vivent d'une vie...

ni absolument fictive, ni absolument réelle, qui, sans engager l'avenir, tenait tout de même compte du passé... statut fictif, "-quarantaine, mi-opérette" 13.

La fable de Nord est ce voyage de personnages en quête de justification ; ils cherchent leur figure anéantie dans le déluge. Ferdinand, Lili et La Vigue se font photographier pour pouvoir obtenir un document officiel qui serait garant de leur existence. Leur photo les met brutalement face à leur disparition :

Je paye... dehors nos binettes... on est vraiment devenus horribles... trois monstres... pas niable! comment on est passé monstres ? 14

Guerre et écriture possèdent les mêmes effets, les mêmes vertus. Elles opèrent un dédoublement de l'homme qui le transforme en mort-vivant. La guerre est une métaphore de l'écriture célinienne. Toutes deux élèvent la mort hic et nunc au statut de créateur : création d'une altérité irréductible à soi et au monde. Le survivant des combats et l'écrivain accèdent aux portes d'un monde étrange, constamment menacé par la destruction au moyen du double dont Céline dit avoir été accompagné toute sa vie :

Plus tard, je m'y suis fait, très bien fait, promener un double, une espèce de mort, un mort avec canne et soucis... un méchant qui vous abattrait, ferait que vous renvoyer au cimetière d'où vous n'auriez pas dû sortir... moi depuis 14... pas que de 44... 15

Les guerres, comme l'écriture, sont fondamentalement liées à l'errance, à la métamorphose. L'homme devient autre, et n'est jamais sûr de son identité. Ainsi, le statut du personnage romanesque situé entre une hérédité, une position sociale et une situation géographique aisément repérables n'est plus admissible ni recevable, car il entre en contradiction avec cette transformation de la notion d'identité. Céline tire alors les conséquences de cette impasse et décide d'assumer totalement l'unité du personnage principal, et donc celle du récit. Par sa complète "ératurisation", la figure de Céline devient le montreur de marionnette qui actionne les ficelles d'un spectacle et qui laisse aussi apercevoir la technique. L'œuvre accède à une sorte d'absolu du dérisoire où seul le spectacle est réel :

… et plus ça saigne ! foutre ! ruisselle ! le knout là-dessus !... — Programme chérie ? 16

Rien n'a plus d'importance, et le bonimenteur de Féerie acquiert
de la sorte l'impunité suprême qu'il recherchait et qui lui permettra
de tout dire. En troquant son habit de lapin contre le costume du
clown, il devient sans doute, comme il le déclare, l'Auguste, mais
par cet acte même de déterritorialisation, il redevient le maître de sa
propre histoire. Il peut alors, comme le moine d'Assise dont parle
Paulhan dans ses Fleurs de Tarbes 17, se rendre maître d'un passé et
d'un devenir au besoin en en inventant les catastrophes, ou encore,
par un souci exemplaire de sincérité vis-à-vis de soi, les provoquer.
La réponse de Céline à un journaliste qui l'interrogeait sur ce point
précis témoigne de façon exemplaire de cette nécessité interne de la
catastrophe pour l'écriture :

— Mais, est-ce que vous iriez jusqu'à dire que vous avez plus
ou moins consciemment cherché l'occasion de...

— Oui, oui, oui...

— De vous fourrer dans le pétrin énorme, uniquement pour
en tirer de la matière à roman ?

— Oui, oui, c'est certain !

— C'est le comble de la littérature ! 18.

 

Les pages de Normance dans lesquelles Céline se réclame de Pline prennent alors une signification quasi-surréaliste ! Ce n'est plus l'Histoire qui fournit au romancier modèles et matière, mais le récit qui fait fictionner l'Histoire. Par son écriture, le romancier s'élève jusqu'au statut de démiurge et revendique, dans la solitude, la création du monde :

Je suis obligé de tout faire tout seul ! cyclones ! phosphore ! jusqu'aux passes magiques de Jules !...

Vous découragez le chroniqueur, de mèche !... de mèche !... y aura plus de récit ! et voilà ! y aura plus d'histoire!...19.

Le rapport entre l'Histoire et la fiction se renverse et devient extraordinaire. Ce qui fonde l'Histoire authentique, c'est la fiction ; et cette fiction n'est autre que l'attirance du romancier vers le chaos, que celui-ci soit déluge ou apocalypse. Ou plutôt qu'il soit en même temps destructeur et créateur. Sans la catastrophe, plus rien n'existe 20. Le roman n'est alors autre que l'atelier théâtral de l'Histoire et des désastres.

 

Broderies

 

Cependant, et cela semble autrement important, face à l'Histoire et aux diverses blessures qui se constituent d'une certaine façon en justifications externes au récit, Céline pose que c'est le récit lui-même qui engendre sa propre dérive et sa souffrance. C'est l'effort d'écriture, la transposition émotive des souvenirs en fiction qui est la véritable origine du vacillement de l'ensemble romanesque. Renversement de justification qui place la guerre et l'Histoire à l'intérieur d'un réseau de rapports dans lesquels seuls comptent l'acte d'écrire et l'impossibilité d'y échapper. Cette attitude résout alors du moins partiellement l'épineux problème de la plurivocalisation du récit, et rend compte de son unité. Le romancier s'allège du poids de ses propres justifications et crée une œuvre dont la duplicité est renforcée par la position même conférée à la fable : ni histoire ni roman mais broderie des deux, oscillation que le romancier appelle chronique :

Moi, chroniqueur des grand-guignols, je peux très honnêtement vous faire voir le très beau spectacle que ce fut 21

Que devient précisément la transposition de ces catastrophes de l'Histoire ? Une hallucination lucide et désespérée cherchant son équilibre entre le chaos dans lequel nous sommes déjà plongés, et l'Apocalypse, elle aussi quasi-présente ; un récit errant entre le témoignage et la fiction qui permet d'échapper à la culpabilité de l'Histoire. Il faut transposer tout, sinon le récit s'engloutit dans le chaos et n'en est plus que l'obscur mensonge. "Merde ! Transposez ou c'est la mort !", s'écrie Céline dans les dernières pages de Guignol's band 22. Cette transposition, comme la théâtralisation, dédouble le récit en une chronique où défilent, en parallèle, comme sur des rails, le déluge du quotidien et celui, plus authentique, de l'"outre-là". Cet "-là" n'est pas un ailleurs de notre monde ; il en est la face cachée et la source intensive où s'élaborent les pulsions homicides de notre temps. Le roman fonctionne comme une analyse sauvage, débarrassée par l'explosion narrée dans Mort à crédit de tous les concepts liés au triangle œdipien. Elle explore, de l'intérieur, par un supplice au cours duquel le romancier s'offre en victime expiatoire et théâtrale, les mille et une ruses de notre pulsion de mort :

Voilà comment se déroulent les drames d'outre-là... remontent des ténèbres les suicidés, les gestes très affreux, les viols... tickets de supplices?... par ici ! 23

Délire de l'écriture et délire du monde se fondent dans ses voyages fantastiques où le récit n'ambitionne rien de moins que de nous montrer Dieu à l'envers. "vois double, je vois juste", clame le romancier 24, et son récit ne prend son poids qu'au cours de cette plongée que le personnage de Céline assume physiquement et justifie par l'accès de fièvre qui permet, comme à la Sybille de Cumes, l'ouverture des portes de corne et d'ivoire. Les distorsions, les redites, les contradictions apparentes touchant les lieux et les temps ne sont pas un défaut de conception, mais volonté d'atteindre le chaos authentique de l'Histoire. Toute autre interprétation que celle de Céline est alors frappée de nullité :

Que voilà de disparates histoires !... si je chevrote, branquillonne, je ressemble, c'est tout, à bien des guides !... Vous me tiendrez aucune rigueur quand vous saurez le fond du fond !... ferme propos !... tenez avec moi !... 25.

Je les vois !... je les vois !... après 39° vous voyez tout !... la fièvre doit servir à quelque chose !... 26.

Notre monde n'est désormais qu'un monde-fantôme, mort-né des monstruosités de la guerre. On ne peut donc l'atteindre que par le délire d'une part, et par une approche d'une extrême délicatesse, un effleurement aérien comme la broderie maternelle, d'autre part. C'est ainsi que l'écriture s'allège de tout l'héritage psychologique du Voyage et de Mort à crédit. À propos du roman D'un château l'autre, Céline déclare :

Je me suis libéré de beaucoup de clichés. Les peintres ont abandonné le sujet peu à peu. J'ai tenté la même aventure 27.

Cet allégement aboutit alors en l'abandon de ce que Rosolato appelle la phase métonymique dans la jouissance de l'œuvre 28. La narration logique perturbée, le récit élime l'effet de représentation pour permettre l'accession immédiate à une émotion extrêmement proche de celle que peut provoquer la musique. Les dernières et admirables pages du pamphlet Les Beaux draps abandonnent toute prétention explicative de la crise que traverse la France d'alors, ce qui était pourtant son but avoué, pour opérer une plongée dans le monde de l'émotion, seule manière authentique de l'être. Ce qu'il est important de souligner, c'est que ce refus du sens est également élimination de celui de l'Histoire, et de tout ce qu'il peut comporter d'intolérable pour Céline :

Vous entendez comme ça des ondes... des avis qui passent... des symphonies... la!... fa!... sol!... do!... la!... do !... très bien... très bien !... je demande pas mieux... message?... je l'emmerde !... parfait... libre à tous ! libre... 29.

Ces pages ressemblent étonnamment à celles de la fin de Rigodon, comme si, au bout d'un certain nombre de lignes enfantées dans la douleur, extorquées, le romancier, dans l'impossibilité de terminer, éparpillait son texte, le faisait éclater musicalement. Ce faisant, Céline se débarrasse à la fois du récit et d'un quelconque sens dont celui-ci pouvait être porteur. Par cet allégement, l'écrivain esquive une nouvelle fois l'Histoire, en la niant. Cette stratégie de l'écriture n'est-elle pas née (mais il est évident qu'il ne s'agit que de l'une de ses sources...) de cette culpabilité fondamentale à tout écrivain, dès lors que celui-ci a pensé, un seul instant, que son acte d'écrire retentirait sur l'Histoire, voire en infléchirait peut-être le cours ?

Cette évasion musicale se double, tant l'angoisse de notre pesanteur obsède Céline, d'une revendication de la relation intime de son écriture avec l'esprit de la danse et celui de la dentelle. Comme pour accélérer l'élimination d'une certaine Histoire, le texte se creuse de plus en plus, devient tissu de plus de vide que de plein, rejoignant alors la fascination de la femme-danseuse et de la mère-dentellière. Tout est danse car tout doit être léger, aérien, afin que le regard puisse à la fois surmonter la répugnance que lui inspire son époque, et se détacher de tout ce qui entrave. L'écriture peut alors vaincre la "spécifique" dont parle Nietzsche 30, et devenir, quel que soit son objet, clarté :

Viande d'hôpital ou de ballet, c'est tout un pour moi, et des mots tout autour 31.

Par-delà l'attirance bien connue de l'écrivain pour les corps bien faits et les jambes de femmes musclées, il y a la légèreté de l'art du ballet, et cette fascination du miracle qui parvient, l'espace d'un court instant, à dompter la pesanteur, comme le travail maternel parvenait à ruser avec la matière pour la rendre légère et transparente :Tout est dentelle dans la nénette, délicats d'entre-deux, résilles, trilles volages, trilles de rien. Malmenés, ils existent plus...32

Ce jeu du plein et du vide, dans lequel le plein ne se réalise que par le vide qui le crée, et vice versa, l'écrivain n'en fait pas seulement la métaphore de toute écriture ; sa broderie, qui rend compte de la lourdeur de notre monde, de sa complexité infinie, témoigne également de l'extrême sensibilité qu'il faut posséder pour ramener vers soi les fils emmêlés. Cet effleurement de fantômes si ténus que la moindre lourdeur les efface, comme ces corps miraculeusement conservés et qui tombent en poussière à l'ouverture de la tombe, cette recherche à fuir le sens engendre aussi du sens à l'infini. La guerre peut alourdir un monde déjà pesant, l'écriture en fait l'absent de toute fiction par un mouvement qui, pareil à celui de la danseuse, la libère pour toujours :

Aux cendres le calendrier ! plus rien ne pèse ! plumes d'envol ! aux diables lourds cadrans et lunes ! plumes de nous ! tout poids dissous ! âmes aux joies au ciel éparses à bouquet ! c'est le ballet !... et tout s'enlace et tout dépasse, pirouette, farandole à ravir !... ritournelles argentines... musique de fées !... 33.

Robert LLAMBIAS

 

Notes

 

1. L.-F. Céline, Les Beaux draps, p. 209.

2. L.-F. Céline, Romans I, p. 47.

3. L.-F. Céline, Lettre à Claude Lafaye, 12 déc. 1947 in Textes et documents, 3, Bibliothèque de Littérature contemporaine de l'Université de Paris VII, Paris, 1984.

4. L.-F. Céline, Maudits soupirs pour une autre fois, p. 69.

5. L.-F. Céline, Romans I, p. 29.

6. Marie-Christine Bellosta, "Féerie pour une autre fois I et II : un spectacle et son prologue", in Lectures de Féerie I, p. 61.

7. R. Barthes, "Écritures politiques", in Le degré zéro de l’écriture, Le Seuil, coll. "", p. 19.

8. L.-F. Céline, Romans II, p. 333.

9. Ibid., p. 102.

10. Ibid., p. 163.

11. Ibid., p. 155.

12. Nietzsche, Le Gai savoir, Gallimard, coll. "Idées", p. 363.

13. L.-F. Céline, Romans II, p. 224.

14. Ibid., p. 348.

15. Ibid., p. 349.

16. L.-F. Céline, Féerie, p. 48.

17. Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, Gallimard, coll. "ées", p. 49.

18. L.-F. Céline, Romans II, p. 1001.

19. L.-F. Céline, Normance, Gallimard, coll. "", p. 183.

20. L.-F. Céline, Féerie, p. 25.

21. L.-F. Céline, Romans II, p. 732.

22. L.-F. Céline, Guignol’s band, Gallimard, coll. "", p. 377.

23. L.-F. Céline, Les Beaux draps, p. 219.

24. L.-F. Céline, Romans II, p. 356.

25. Ibid., p. 105.

26. Ibid., p. 101.

27. Ibid., p. 979.

28. Guy Rosolato, Essais sur le symbolique, Gallimard, coll. "", p. 150.

29. L.-F. Céline, Les Beaux draps, p. 217.

30. Nietzsche, op.cit., p. 358.

31. Textes & documents 3, p. 148.

32. L.-F. Céline, Maudits soupirs pour une autre fois, p. 183.

33. L.-F. Céline, Les Beaux draps, p. 221.