Guerre, histoire et langage dans le récit célinien
Le signe de la guerre est
surabondant dans toute l'œuvre de Céline, et sous toutes les formes
possibles. Obsédant, par son interminable réitération, n'est-il pas
le masque du reste qui se cache derrière une omniprésence parfois fort
gênante ? Guerre de 1940 également ; subie de très près, sur les routes de l'exode mitraillées par l'aviation allemande, ou sur le navire dans lequel Céline est médecin militaire. De fait, si l'on excepte les Entretiens avec le professeur Y, la totalité des romans écrits pendant ou après la deuxième guerre errent sur les routes ouvertes par celle-ci. La Légende du Roi Krogold enfin, qui apparaît tout au long de l'œuvre. Elle se présente comme une sorte de chronique qui narre, en quelques épisodes sanguinaires bien sentis, l'absurdité de la guerre sur un mode que l'on peut qualifier d'hyper-théâtral, et qui n'est pas sans rappeler la tentative de Jarry avec ses Ubu, ni sans anticiper sur certaines recherches cinématographiques contemporaines. Cette mise à distance déborde en effet le cadre initial de la chronique pour devenir peu à peu mode de vision et de fiction de toute l'écriture. Il est très vraisemblable que Céline s'est aperçu très tôt que cette écriture théâtrale était nécessaire à sa vision de l'histoire. Si donc la guerre est vécue avant que d'être écrite, et vécue dans une intense douleur physique et morale, elle est ensuite scrutée par un anatomiste à la fois horrifié et amusé par ce qui se transforme littérairement en grand-guignol. Guignol horrible certes, mais farce surtout, et de plus en plus. Comme tel, le signe de la guerre possède à la fois les caractères de l'Intensité, de la Fascination et du Destin, et semble s'apparenter au "unique" que décrit Pierre Klossowski dans la postface des Lois de l'hospitalité ². Cependant, la plus grande méfiance s'impose. Il n'est pas question de nier la forte unité de l'œuvre célinienne, mais cette unité ne repose-t-elle pas ailleurs que dans l'omniprésence de la guerre ? De nombreux problèmes se posent alors. La guerre de 1914 par exemple n'est-elle pas plus importante dans l'ordre moral que dans celui de l'écriture ? Comment d'autre part Céline pose-t-il son acte d'écriture face à la guerre et à l'histoire, quand cette dernière ne se déroule pas d'une manière valorisante pour l'écrivain ? Ce n'est pas le moindre paradoxe que ces récits pleins de la guerre aient toujours été affirmés comme une incessante mise en garde contre celle-ci. De ce fait, il serait peut-être hasardeux de considérer que la guerre sert à faire réagir un héros, ou à le construire, littérairement et moralement. Il apparaît plutôt que les événements de l'histoire ou de la guerre, au lieu de nous présenter un personnage en formation, ce qui ferait de l'œuvre une sorte de Bildungsroman, créent l'aventure plus fascinante d'une écriture en constante invention, oscillant entre le récit impossible de la bataille et la mise en scène de l'opérette ; entre l'Histoire, parfaitement indéchiffrable dès lors qu'elle se pose en ennemie, et la "éerie", sorte de chronique de l'" outre-là3", par laquelle cette même Histoire, insupportable du côté des vaincus, est réécrite d'une écriture béant de trous de plus en plus profonds, et de ponts de plus en plus aériens, comme pour nier, à sa manière, l'effroyable culpabilité, l'immense lourdeur du monde et de l'homme.
Ébranlements moraux
La première découverte de la guerre, c'est qu'elle se constitue immédiatement en une immense machine mortifère : "la prison, on en sort vivant, pas de la guerre", déclare Ferdinand au début des combats 4. Quelle qu'en soit l'issue, la guerre foudroie l'individu et fait de lui un mort-vivant. Toutes les valeurs qui ont justifié et provoqué le conflit s'écroulent du simple fait de son existence effective. Dans les récits de guerre du Voyage, il y a un refus têtu de toute dialectique (de tout bavardage...), des abstractions, des idéalisations et des généralisations. La guerre, ou plutôt la bataille, et même un petit coin de la bataille, car la guerre dans sa totalité est indescriptible, devient un ensemble de notions primaires réduites aux images des champs dans lesquels cadavres et boue se fondent en une noce macabre vertigineuse et répugnante par l'aspiration intense qu'elle provoque. Dégoût de la guerre, dégoût de la campagne et de la boue, c'est tout un. Céline refuse d'accorder à ce déluge toute autre dimension que celle d'une impitoyable solitude dans laquelle tout s'équivaut, et plus rien ne vaut :
Contrairement à beaucoup
de romans sur la guerre de 1914, qui conservent, au milieu de la
description des atrocités, une foi désespérée dans la grandeur de
l'homme, le Voyage ne retient que la totale abjection de la
guerre, et désacralise toutes les notions entourées du plus haut
respect. Le patriotisme et l'héroïsme dont a fait réellement preuve
le brigadier Destouches sont complètement effacés par le romancier
Céline ; loin de lier l'attribution de sa médaille à un acte de
bravoure, celui-ci évoque la réforme de Ferdinand comme les suites
d'un dérangement mental causé par la peur, et "" purement et
simplement les circonstances qui ont valu au jeune homme d'être
décoré.
La guerre qui tue est aussi celle qui sépare, celle dont on se sépare par la folie volontaire. Cette séparation d'avec le monde représente métaphoriquement la mise à l'écart du monde que Céline ne cessera d'affirmer comme condition nécessaire de l'écriture, plongée vers l'"-là". De plus, si la guerre tue, si elle sécrète de l'écart, elle produit également une totale impossibilité de l'appréhender. Il y a trop de tout en même temps pour que la raison, ou un dispositif scriptural classique, prisonnier de la linéarité, puisse en rendre compte justement : "guerre, en somme, c'était tout ce qu'on ne comprenait pas", remarque très vite Ferdinand 7. D'autant que la bataille détruit toute possibilité de dialogue, non seulement en supprimant les interlocuteurs, mais surtout par son intensité qui fonctionne comme un parasite total détruisant les tentatives de communication. Ainsi, Ferdinand est sur le point, dès le début des combats, d'accomplir une démarche décisive :
Cette démarche, rien de moins que d'aller s'expliquer d'homme à homme avec le colonel, tourne court et se fond dans une intensité dans laquelle l'identité même du jeune homme semble disparaître dans un abîme de boue, de feu et de bruit :
Cette fusion dans
laquelle l'individu se perd ne crée pas par elle-même
l'incommunicabilité ; elle ne fait que la sanctionner, la rendre
absolue et définitive. Ainsi l'écriture, dans le temps même de la
description, manifeste sa propre aporie. La guerre n'est-elle pas alors
d'abord le mal du langage ?
Ainsi, la guerre de 1914
a-t-elle fait prendre conscience à Céline de l'importance de la
pulsion de mort chez l'homme, et l'écriture n'est que le moyen
privilégié de découvrir cette pulsion sous tous ses masques.
Ce qui nous intéresse ici est de saisir les liens que tisse ce pacifisme avec l'œuvre à venir. Dans ses romans postérieurs à Mort à crédit, Céline affirme avec force et sur tous les modes que l'une des plus importantes justifications de son acte d'écriture est précisément ce pacifisme - tout plutôt qu'une nouvelle guerre :
Certes, la pente prophétisante que prend l'œuvre après 1940 n'est pas une absolue originalité, mais tire ses racines de la constatation impuissante d'un certain nombre d'intellectuels de l'entre-deux-guerres. Le massacre collectif a fait d'un monde en relative stabilité un univers de la fuite, de la chute et de la déraison : "raison est morte en 14... Après, c'est fini, tout déconne13." Ce qui, par contre, est profondément original, c'est l'appropriation que le romancier a opérée de ce " clinamen " du monde. Dès 1916, Céline a en effet saisi la véritable portée de la guerre de 1914. Il a conscience d'appartenir désormais, et pour toujours, au mouvement, au déséquilibre, et à l'errance :
Ainsi, l'extraordinaire importance de la guerre de 1914 dans l'œuvre de Céline se situe sans doute davantage sur le plan des ébranlements moraux que sur celui de l'écriture proprement dite. N'est-ce pas là une des raisons qui expliqueraient la relative désaffection de la critique contemporaine vis-à-vis des premiers romans, coupables d'être écrits dans une langue plus étrangère aux préoccupations actuelles que celle des romans postérieurs ? Certes, l'ébranlement du monde et celui de la tête impliquent le godaillement de l'écriture. Cependant, de l'aveu même de Céline, tout déséquilibre a besoin, comme un pendule, d'être entretenu, et précisément celui provoqué par la guerre de 1914 aurait sans doute abouti, par la gloire littéraire acquise, à une impasse. Le romancier s'est en effet parfaitement rendu compte que la célébrité annulait le déséquilibre fondateur de l'œuvre. La deuxième guerre est venue à point nommé donner à ces ébranlements une poussée cette fois décisive par son intensité même :
La deuxième guerre
mondiale se présente en effet pour Céline comme un effondrement sur
tous les plans : "imaginaient des enfers, nous il est là ! 16".
Même sa tentative pour redevenir le soldat glorieux qu'il a été
échoue, et son engagement, qu'on passe trop souvent (et pour quelles
raisons...) sous silence, sombre dans les eaux du détroit de Gibraltar,
où le navire sur lequel il sert comme médecin militaire éventre et
coule une corvette anglaise, et a bien du mal à regagner Marseille. Là
s'achève alors, et définitivement, la carrière militaire de Céline.
Celui-ci sent déraper son histoire personnelle et celle du monde dans
un mouvement désordonné dont plus rien de raisonnable ne saurait
naître.
Cet effondrement affecte évidemment Céline dans sa situation et devient un des leit-motive par lesquels sa chute est justifiée à l'intérieur d'un réseau essentiellement moral. L'écrivain mesure alors l'écart creusé entre sa gloire passée, son sang versé, et la désillusion devant la constatation amère que ces valeurs ne pèsent plus très lourd :
L'autre guerre, ou l'exil
de l'intérieur. Même la gaîté devient un des attributs de
l'ancienne, de la vraie France. Certes, cette exubérance appartient
dans une large mesure au caractère de l'écrivain, que tous ses proches
ont peint comme un homme aimant rire ; certes également, ce rire du
fond des prisons est provocateur ; cependant, l'important est que cette
jovialité est assumée, dans Féerie par exemple, comme esprit
de 14.
(à suivre)
Robert LLAMBIAS
Cette étude, dont vous lirez la seconde partie dans le prochain numéro, a paru initialement dans la Revue des Sciences humaines en octobre 1986. Nous remercions le Professeur Robert Llambias (Université de Lille III) de nous avoir autorisé à reproduire ce texte.
Notes 1. L.-F. Céline, Maudits
soupirs pour une autre fois, Gallimard, 1985.
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