Découverte tardive et jubilatoire d'un grand classique

Septuagénaire depuis peu, j'ai (beaucoup ?) lu, comme tous les gens de ma génération. Le plus souvent par plaisir, parfois par obligation professionnelle, pour avoir été critique théâtral et chroniqueur littéraire, pendant de longues années, surtout dans La Libre Belgique de Victor Zeegers, puis de Jacques Franck. Mes préférences ? Quand on m'interroge sur les dix ou douze auteurs que j'emporterais sur une île déserte (c'était naguère un jeu à la mode) ou que je garderais finalement dans ma bibliothèque, je cite en vrac Molière, Sévigné, Marivaux, Dumas, Baudelaire, Jules Renard, Tchékhov, Giraudoux, Jacques Prévert, Simenon, Jean Anouilh, Félicien Marceau, tous des "classiques" à mes yeux. On peut s'étonner de ne pas voir fugurer, dans cette liste forcément brève, Céline qui est le romancier le plus important de son siècle avec Proust. Eh oui ! C'est une lacune dans ma culkture et j'essaie de la combler depuis quelques semaines. Je n'ai pas l'intention maintenant de détailler les premiers résultats de cette décuverte tardive et jubilatoire, dans un article pour des lecteurs certainement plus initiés, mais de chercher à expliquer cette lacune.       

  Je pourrais souligner qu'un critique littéraire parle, en priorité, des romans ou autres livres " qui viennent de sortir " ou des éclairages nouveaux, biographiques ou non, consacrés à de grands classiques. Ce serait là une mauvaise raison, car rien ne m'empêchait de reprendre l'édition en poche du Voyage au bout de la nuit, à peine entamée, parcourue en diagonale et vite abandonnée. À vrai dire, je me méfiais, non pas d'un romancier que je connaissais peu (par ces " morceaux d'anthologie " qui font tant de mal) mais d'un homme " de mauvaise réputation " : " collabo et antisémite " comme on disait dans le monde clos d'une droite qui se croyait modérée. Même s'il s'agissait d'un critique d'une autre génération, le R.P. Pirard (Dieu ait son âme !) affirmait, péremptoire, dans La Libre de l'époque : " Céline pue ! ".        J'ai évidemment renoncé à cet a priori. La vie privée, politique ou amoureuse, d'un auteur doit être détachée de son œuvre. Dans cet esprit, il importe peu que Paul Claudel ait été à la fois Mesa et Turelure, chrétien et païen, anarchiste et intolérant, sensuel et hypocrite, également collabo (économiquement parlant), lâche vis-à-vis d'une maîtresse aimée, Rosalie Vetch (portée au théâtre sous les traits d'Ysé et de Prouhèze), odieux à l'égard de sa sœur Camille qu'il fit interner dans un asile psychiatrique, si le même homme fut un poète et un dramaturge prodigieux.

Je me garderai donc bien d'intervenir dans les querelles idéologiques et moralisatrices autour de Céline, écrivain magistral qui, dans une langue populaire et juteuse, voire argotique, retrouve le ton des auteurs "classiques" selon mon cœur. Dans Mort à crédit, il écrit, par exmple : " [Ma mère] a tout fait pour que je vive, c'est naître qu'il aurait pas fallu ". La marquise de Sévigné ne dit pas autre chose dans une lettre adressée à sa fillele 16 mars 1672 : " Je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu'elle y mène que par les épines qui s'y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout, mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis et m'auraiy donné le ciel bien sûrement et bien aisément... "

Les textes de Céline – du moins ceux que j'ai lus jusqu'ici – évoquent pour moi d'autres "correspondances". Si l'écrivain est parfois effectivement "puant", au premier degré, à la manière de Rabelais ou du Molière de Pourceaugnac, quand il se plait à confier qu'il a " eu de la merde au cul jusqu'au régiment ", il y a de ces réflexions qui ont un parfum classique XVIIe ou XVIIIe. Lisez ceci : " Faire confiance aux hommes, c'est déjà se faire tuer un peu... On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté... Quand on n'a pas d'imagination, mourir c'est peu de chose, quand on en a, mourir c'est trop... La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde,c'est la mort... L'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches..." Un Chamfort aurait pu écrire cela. Ou encore : " La campagne, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. " Et Giraudoux apporte son commentaire à la première partie du Voyage quand il nous dit avec des mots analogues : " Aux approches de la guerre, tous les êtres secrètent une nouvelle sueur, tous les événements revêtent un nouveau vernis, qui est le mensonge. Tous mentent. " Quant à la misère des amours céliniennes, elles se réfèrent à la cruauté d'un Marivaux mais aussi à Félicien Marceau, quand l'un de ses personnages s'interroge : " D'une femme qui fait l'amour, on dit qu'elle se donne. À qui se donne-t-elle ? À moi ou à son plaisir ? À moi ou à cet instant qui passe ? "    Pour moi, découvrant tardivement en 2003 un grand auteur qui, comme il s'en est expliqué auprès de plusieurs critiques dans les années trente, " écrit comme il parle, sans procédé ", cherchant seulement à " rendre le parlé en écrit parce que le papier retient mal la parole ", récusant le langage académique qu'il qualifie de " beau style ", pour moi donc, la merveille est que ce contestataire du " français absolu ", râleur et truculent, bouleversant ça et là, empruntant avec brio à l'argot populaire qui a été et est encore parlé dans les polars et au cinéma, est un " classique malgré lui " et " contre son goût " dirait-on à Bruxelles, renouant ainsi avec toute une littérature, localisée en France, en Belgique ou au Canada, dont le seul commun dénominateur est notre langue à tous. On la parle et on l'écrit depuis cinq siècles, elle a été enrichie par le langage populaire des paysans de Molière et des truands d'Audiard, des Québécois ou des Acadiens qui n'ont pas renié leurs ancêtres français et des Bruxellois aussi qui ont leur mot à dire (non, peut-être ?). C'est le droit de Céline de juger que cette langue est morte depuis Voltaire. Je ne le crois pas et si je lis aujourd'hui Louis-Ferdinand Destouches avec tant de plaisir, c'est parce que cet homme, quoi qu'il en pense, n'est pas tellement différent d'une douzaine ou d'une centaine d'auteurs que j'aime et qui avaient quelque chose à dire, et qui l'ont dit en français. Car Shakespeare ou Tchékhov dans une bonne traduction (car j'ai la faiblesse ou la chance de ne pas être multilingue) ne m'apportent pas le même bonheur. Dans une édition de la Pléiade, qui m'aide, avec ses appendices, à mieux saisir la richesse du vocabulaire populaire et argotique de l'époque (c'est cela qui change, qui meurt parfois, pas la langue), je me prépare à passer des journées et des soirées fabuleuses, avec un Céline méconnu par ma faute, dont j'admire, qu'il le veuille ou non, le " beau style ".       

 

    Jacques HISLAIRE (Bulletin célininen n°243, juin 2003)