Le "genre" Céline
[1934]

 

    Mort et enterré, semble-t-il, Jam foetet. Exhumons tout de même, car il y a là matière à réflexion. Matière est le mot.
    Je le dis très nettement, et tout d’abord, et une fois pour toutes, il n’est pas question, dans les pages qui suivent, de l’auteur que je ne connais pas et qui est, comme vous, comme moi, comme tous, un homme qui vit, c’est-à-dire, qui pense, qui souffre et qui se défend ; mais de son œuvre qu’il a livrée au public et qui, dès lors, appartient à qui s’en empare.
    Au juste, il s’agira moins de l’œuvre que du genre littéraire qu’elle manifeste : le "genre Céline", ainsi que s’exprime l’auteur lui-même.
    Le bouquin s’est bien vendu ; on en a beaucoup parlé : ce n’est pas précisément pour cela qu’on en parlera soi-même. On a même attendu qu’il se soit vendu, qu’on en ait parlé, pour exprimer une opinion personnelle ; non, certes, dans la crainte de troubler la vente ou le concert : on n’a point de telles ambitions : simplement, pour étudier à loisir et à l’aise un cas, à notre avis, sérieux.
    Henry Malherbe, dans un éditorial fort remarqué dans L’Intransigeant, dès sa parution et avant la vogue du Voyage au bout de la nuit, attirait l’attention sur la gravité de cette œuvre, signe d’une époque ; et Campagnou, ici même, avec la sagacité et l’image synthétique qui le caractérisent, appelait ce bouquin : un livre qui sent.
    D’où l’attrait qu’il a exercé sur le vaste public, monstre acéphale qui ne court qu’après ce qui flatte les bas instincts, mais qui, dans l’occurrence, a été volé, car le Voyage au bout de la nuit n’est pas, à vrai dire, une œuvre pornographique. Loin de là, même. C’est plus haut que cela – et pire. Les snobs (oh ! les inexprimables gogos !) se sont jetés dessus, à cause de la vogue ; mais combien parmi eux ont lu, de bout en bout, ces 623 pages de mauvais papier ? "Nous voulons du nouveau, n’en fût-il plus au monde !" Oui, Messieurs, Dames, il y a ici du nouveau, qui est vieux d’ailleurs comme le monde, mais il vous a passé sous le nez, et vous n’en avez perçu que l’odeur.
    Qu’apporte donc Céline, qui, jusqu’à lui, n’a pas été exprimé ?
    Notre temps, étrangement baudelairien, qui subit l’attrait du sens mineur, le sens olfactif, de l’asymétrie (voyez les tendances de nos arts décoratifs), du désaxé, de l’évasion hors de soi, de ce "soi" fixé, cristallisé par des habitudes séculaires, notre temps a trouvé pitance dans l’histoire de Bardamu. Les éternels gogos ont crié au chef-d’œuvre. C’en est un à sa manière qui est à l’opposé du chef-d’œuvre ordinaire, au sens latin du mot : ordo. On a répété que les populistes avaient voulu couronner son auteur. Mais personne ne l’a cru. Les promoteurs du populisme sont gens intelligents qui savent discerner les genres.
    Le roman de Céline n’est pas plus une œuvre populiste qu’elle n’est une œuvre naturaliste ou réaliste, à la manière de Balzac, Flaubert ou Zola. Ces grands artistes, contempteurs de l’académisme et de l’aristocratie littéraire, observateurs de la réalité bourgeoise et populaire, travaillaient selon les principes de l’art éternel, fond et forme.
    Entre Zola et M. Céline s’ouvre un abîme, le même qui sépare M. Céline de M. Paul Bourget. Le Voyage au bout de la nuit découvre un monde nouveau qui se heurte violemment au monde établi. Lâchons la chose : M. Céline nous apparaît dans l’ordre littéraire – et moral (tout se tient), ce que Lénine fut dans l’ordre social ou Arius dans le domaine religieux : un schismatique.
    "Qu’on s’explique". C’est ainsi que l’auteur intitulait la post-face à son roman, parue récemment dans Candide. Il a promené sur les pages de son livre sa lanterne assez fumeuse, mais aux lueurs assez claires pour nous révéler tout un monde redoutable.
    Bardamu, le héros, si l’on peut dire, du Voyage au bout de la nuit (les termes usuels ne conviennent vraiment pas à ce livre étrange, vous allez voir pourquoi) ; Bardamu, qui se raconte à la première personne, est un phénomène. Son esprit est en rupture violente avec ce qu’on appelle l’humanisme ; il ne fait pas partie de la "chaîne des esprits". Aucune réminiscence, aucun retour, sauf de haine, de bave et de vomissure. Il commence à lui-même. Il est né, non de Dieu, mais du Diable. Espèce de manichéen en folie, qui a supprimé l’antique dualité pour ne croire qu’au dieu du mal. Vous souriez ? J’exagère ? Attendez.
    Ce qui expliquerait un peu l’isolement spirituel, l’ésotérisme caractéristique de Bardamu, c’est qu’il fût un primaire ; mais je ne crois pas la chose recevable. C’est un esprit mal né qui d’instinct a refusé, contredit, renié, détruit l’enseignement traditionnel. Comme il crache avec soulagement sur la patrie, l’honneur, la société, tout ce qui existe, le cadre et le domine ! Il s’attache systématiquement à n’évoquer que la réalité physiologique, inférieure et abjecte avec cette cynique puissance que donne à un être littérairement doué la formation du carabin habitué à tripoter la chair humaine et à ne voir, par déformation professionnelle, que muscles, viscères, tripes et substance grise là où nous, profanes, nous voyons cœur, tête, sentiments et pensées.
    De là, chez Bardamu, un grand dégoût de soi et d’autrui, un sens hypertrophié, hyperbolique de la bassesse méchante de la vie, une généralisation hâtive et pessimiste, une chute dans le matérialisme le plus noir. Tout est injuste, mauvais, puant. Les choses recèlent une ironie irréductible qui saoule de haine l’être qui ne comprend pas. La plante qui embaume, la flamme qui brille : mensonges irritants ! On ne voit que le fumier, que le charbon.
    Bardamu se découvre dès le titre : Voyage au bout de la nuit. Titre obscur ? Non : très clair. C’est une exploration intégrale et sincère dans la partie ténébreuse de nous-même, dans ce qu’on a appelé la portion honteuse de l’ombre, et qui est universellement omis dans la littérature, expression traditionnelle de la haute vie humaine.
    Qu’on me pardonne de ressasser quelques rengaines scolaires, qui me paraissent ici nécessaires pour situer la position littéraire et morale de cet explorateur cynique de la nuit humaine. En nous deux éléments : matière et esprit, l’ange et la bête ; le limon primitif que Dieu anima de son souffle – ou si l’on veut, le gorille ancestral transformé par la greffe de l’intelligence. De l’animalité jaillissent les sensations, de l’esprit les idées abstraites. De la zone intermédiaire, immergée à la fois dans les deux éléments, découlent les sentiments et les images. Ainsi s’établit toute une classification, une hiérarchie des facultés humaines : sensibilité, imagination, raison. Qu’on change l’ordre des facteurs, que l’imagination l’emporte sur la raison : c’est toujours le même ordre d’être, l’être humain, ce composé de matière et d’esprit, dont l’expression littéraire sera plus sensorielle ou plus intellectuelle, mais toujours humaine, c’est-à-dire un arrangement entre les sens et l’intelligence.
    De là une sorte de définition de l’art, qui est un choix, une combinaison d’éléments. Ce choix implique des préférences, une échelle de valeurs, des lois de beauté. Progressivement, selon les climats, au rythme des civilisations, à mesure que l’art se libère du poids de l’épaisseur et de la grimace de la matière et s’irradie l’esprit, se forme un canon humain, consacrant dans l’œuvre d’art l’équilibre et la hiérarchie des facultés, la synthèse harmonieuse de la matière et de l’esprit. C’est, par excellence, l’art méditerranéen, de Phidias, d’Homère, de Sophocle et de Platon, de Virgile et d’Horace, de Cicéron et de Tite-Live. C’est notre classicisme, qui est la littérature de l’universel, de l’abstraction ; c’est encore le romantisme qui, lui, est la littérature du particulier, du concret. C’est, toujours et partout, le reflet lumineux et émouvant du composé humain, le respect de sa synthèse, le sondage dans la matière à la lumière de l’esprit. Les principes de composition et de style dérivent invariablement des deux éléments qui nous constituent : les deux zones, la claire et l’obscure, restent liées, interdépendantes.
    Or, avec Bardamu, c’est la rupture de la synthèse humaine, le divorce entre la matière et l’esprit, le schisme introduit dans les racines mêmes de l’art. Plus de zone claire, celle de la spiritualité : rien que la zone obscure, celle de l’animalité. Telle est la nouveauté du genre Céline : l’emploi unique, absolu, farouche de l’élément obscur. Fond et forme.
    Quant au fond, d’abord, M. Céline, pardon ! Bardamu le déclare en propres termes : "La vie donc, je la retiens, entre mes mains, avec tout ce que je sais d’elle." Tout ce qu’il sait d’elle – qu’il ne veut savoir d’elle ; c’est-à-dire avec ses sens seuls : les yeux, les oreilles, le goût, le toucher, l’odorat (oh ! combien !) – sans autre esprit, autre imagination, autre sensibilité que ce qu’il lui en faut pour s’exprimer humainement, ces facultés étant d’ailleurs systématiquement enchaînées aux sens, maître souverains de la perception et de l’expression.
    D’où, premièrement, asservissement des facultés hautes aux facultés basses.
    Deuxièmement, parti pris obstiné de ne noter que ce que perçoivent les sens en tant que sens uniquement : l’animal seul en lui sent et s’exprime. Et c’est ce qui rend cette littérature à la fois si étrange et si effarante. On n’avait jamais vu ça : la littérature de la brute qui grouille en nous, la littérature exclusive du fumier qui nourrit la plante humaine.
    Troisièmement, ignorance et mépris, expulsion hors du monde exprimable de tout ce qui est proprement humain, qui résulte du composé ange et bête. Les sentiments, les idées abstraites, la morale, la société, la patrie, la religion, les vertus, l’héroïsme, la sainteté, l’amour même, tout cela est omis, ou, à la moindre rencontre, honni. Il faut le répéter, nous n’avons plus là que l’animal qui, le groin en avant, va, grogne, flaire, remue, explore le monde réduit à des épluchures, du purin, et de la crotte.
    Je n’exagère pas. Lisez l’article explicatif paru dans Candide : quelle joie mauvaise à propos du garde-forestier qui saccage les écrivains classés, surtout cette Mme de Sévigné qui a le tort d’être une femme et une marquise du XVIIIème siècle ! Relisez surtout le Voyage au bout de la nuit. Ce livre crache, intarissable gargouille, sur tout ce qui est efflorescence de l’âme. Pas un sentiment honnête, pas un coin de ciel bleu : de la grisaille, du crachin, de la vomissure à perpétuité. Bardamu est bien le cochon paniquard, lâche, louche, simulateur, entremetteur, hérissé d’avance contre tout ce qui est d’ordre moral. Ce qu’il est, il l’est spontanément, intrinsèquement ; la saleté est sa chose, précisément parce qu’elle est sale ; mais elle n’est pas sale pour lui. Il a besoin d’être dégoûté et de nous dégoûter. On l’a écrit ici, et je le souligne pour ma cause : le récit et la mort du capitaine au Front est la plus triste chose qu’on ait jamais écrite. Quel avilissement ! Révolte contre l’esprit ? Désir de scandaliser le bourgeois ? Non, sans doute ; plutôt ce parti pris de ne voir des choses et des gens que la misère physique. Cela devient un procédé. "La vie donc, je la retiens, entre mes deux mains, avec tout ce que je sais d’elle, tout ce que l’on peut soupçonner, qu’on aurait dû voir... tout ce qu’on devrait savoir... les fausses santés, les joies défuntes, les petits airs en train d’oubli, le tout petit peu de vie qu’ils cachent encore, et le secret de la cellule au fond du rein... Vous me comprenez ?... La jambe difforme de la petite cousine doit y tenir aussi , repliée, et le bateau navire à voile si grand ouvert à trop de vents, qui n’en finit plus de faire son tour du monde avec son frêt en vieux dollars ?... Il faut l’amarrer après votre rêve... Avec son capitaine qui ne veut pas avoir l’air de porter déjà des lorgnons... Et que tout l’équipage essaya, cependant, parce qu’on sait qu’il se méfie... Son mousse lippu, dents branlantes, reste trop longtemps dans sa cabine..."
    Lisez ceci qui projette des lueurs inquiétantes sur les buts de cette littérature sans âme : "Ce n’est pas du grand art, sans doute, mais il vaut bien, tout considéré, l’autre : Coiffeur à tout prix – Guerre indéfrisable – Rien qui dépasse – Participe intrompable – Le Peuple à sang froid... Choses vues par M. Grenouille... J’ai les mains sales, prétend-on. Pas de petits soucis ! Thomas a Kempis, bien pur, lui, s’y connaissait en Art, et puis en Âmes aussi. C’est un malheur qu’il est mort. Voici comment qu’il parlait : "N’essayez pas d’imiter la fauvette ou le rossignol, disait-il, si vous ne pouvez pas ! Mais si c’est votre destin de chanter comme un crapaud, alors, allez-y ! Et de toutes vos forces ! Et qu’on vous entende !" Voilà qui est conseiller, je trouve, comme un père. Qui nous juge ? Est-ce donc cette humanité nietzchéenne ? Freudarde ? Cornélienne ? Stoïque ? Conquérante de Vents ? Tartufienne et Cocoricote ? Qu’on nous la prête avec son nerf dentaire et dans huit jours on ne parlera plus de ces cochonneries. Il faut que les âmes aussi passent à tabac."
    Bardamu est un effroyable sectaire. Ses airs dégoûtés, veules et avachis cachent une flamme sombre de destructeur implacable. Il veut supprimer l’âme, cette cochonnerie, l’âme non seulement au sens religieux et moral, mais encore au sens ontologique. Evidemment innombrables sont les vilenies et les abominations provenant de l’exploitation du monde idéal issu de l’âme. Mais l’âme existe tout de même, ce soleil divin sans qui les choses ne seraient pas ce qu’elles sont : une morne matière. Des gens sans aveu ont sans doute profité de la mort du capitaine, mais l’héroïsme de cette mort est un fait ; et le héros est mort pour quelque chose de grand, même si ce quelque chose de grand a été détourné par d’autres vers un profit crapuleux. L’inquiétude métaphysique, fût-elle une illusion, reste une réalité spirituelle dont le souffle de Bardamu ne saurait éteindre la splendeur. Immense est la désolation de ce monde, mais ce n’est pas la désespérance matérialiste qui en allègera le poids. Laissez-nous l’âme et ses noblesses ! Quelle nuit dans le monde sans ce soleil, la nuit de Bardamu, la nuit qui s’étend dans les banlieues brutales et qui précède l’aube catastrophique des âges de fer ! L’azur ! L’azur ! L’azur ! L’azur !
    La forme du bouquin de M. Céline est à la mesure du fond. Elle est anarchique, en ce sens qu’elle va contre tous les principes de composition et de style admis et se caractérise par le mépris outrancier de la littérature et de la grammaire. C’est la haine systématique du "participe intrompable". Le vocabulaire à sens flou, chargé d’impropriétés, bizarre et nouveau dans ses alliances de mots, manifeste un goût morbide de l’abjection, mais offre un indéniable intérêt sémantique et psychologique en ses façons tortueuses et inlassables de plonger et de fouiller dans les régions de l’obscur. La morphologie est mutilée ; les classifications des espèces de mots sont bouleversées ; le subjonctif passe après l’adjectif purement épithète. Quant au verbe souverain, il est le plus souvent possible escamoté. La construction a un déhanché voulu, maintenu grotesque. La phrase est invertébrée et avance comme elle peut, myriapode. Il en est d’interminables, qui entrent dans toutes les circonvolutions et les découpures d’une réalité fantasque et généralement ignoble. Littérature d’invention laborieuse, semble-t-il, sans le dessin ni l’ombre d’une composition, songe mi-exprimé d’un cerveau encombré et loufoque. La phrase de Bardamu est une chenille qui dévore le beau feuillage du monde, en détruit jusqu’aux nervures et n’en laisse que des débris informes. Sa stylistique est à l’avenant. Son réservoir d’images est dans le laboratoire, au rayon de la basse physiologie. Ses métaphores brillent à l’instar de ces bocaux de pharmacie, rebondis, voyants et mélancoliques. La misère de cette littérature tient du miracle : "Ayant amalgamé tant bien que mal, disions-nous, hommes, bêtes et choses au gré de nos sens, de notre mémoire infirme, modestement, à vrai dire, très humblement (pour ne réveiller encore personne), nous étendons le tout (c’est l’impression que le procédé nous donne) comme une pâte sur le métier. Debout, qu’elle était la vie ; la voici couchée, ni morte, ni plus tout à fait vivante... Horizontale, notre pâte..." Foin de l’académisme, du pompiérisme, et du maniérisme ! Mais le "bardamisme" est pire que tout.
    Il est, dans ce Voyage au bout de la nuit, des pages que Dorgelès mettait quiconque au défi de citer. Ce sont ces pages-là qu’il faudrait citer justement pour donner des exemples typiques du genre Céline. Je n’infligerai pas cet effort méritoire au lecteur de ces réflexions. Mais, dites, ont-ils raison, les snobs qui ont crié à la nouveauté ? Nous avons là tout simplement un spécimen de la littérature animale en réaction contre la littérature humaine, celle d’Homère et de Virgile, de Corneille et de Racine, de Victor Hugo et de Balzac : le premier livre du bolchevisme littéraire qui est l’expression de l’anéantissement humain.
    Oui, je sais, et j’y ai déjà fait allusion, les vieilles grandes idées de patrie, de société, de religion ne sont que trop souvent trahies ; mais l’exploitation des principes d’héroïsme ou de simple noblesse humaine ne supprime ni la beauté ni la vérité de ces principes mis en acte. L’histoire équivoque du bassin de Briey durant la guerre ne ternit pas l’éclat de la Marne et de Verdun, n’a point détruit l’efficacité de ces victoires. Le soldat inconnu vit, fût-il mort malgré lui, dans la splendeur de son sacrifice et de son mystère. En vain les vils profits parasitent autour de ces réalités supérieures : la pourriture qui champignonne sur leurs racines n’empêche pas leurs cimes de se déployer vers les étoiles. L’âme est immortelle. Bardamu lui-même n’arrive pas à la tuer.
    Ce que le livre a de terrible, c’est qu’il manifeste la chape de plomb sous laquelle étouffe la masse sans âme. Ici, nous débordons le cadre littéraire et touchons au terrain social. A ce point de vue, il convient de prêter une oreille inquiète aux propos de l’auteur du Voyage au bout de la nuit : "L’inertie c’est le sommeil de la race. Il en faut sans doute ? Qui la trouble, se fait engueuler." Nous ne prétendons pas "engueuler" M. Céline sur le plan littéraire, encore moins sur le plan moral, mais seulement marquer que son œuvre exprime la révolte contre l’idéalisme. Vous avez remarqué que son livre ne finit pas, et pour cause : au bout de la nuit il y a toujours la nuit : la nuit des sens. C’est contre ces ténèbres que nous nous révoltons. J’ignore où va le monde : je ne crois pas qu’il roule vers ces ombres. En tout cas, notre temps n’est pas mûr pour une telle épopée de la vacherie. Et il est toujours temps de réagir au nom de l’esprit.
    Suivez Bardamu. Écoutez son éternel monologue qu’il remâche, acharné ruminant, comme un foin âcre qui ne veut point passer. A quoi pense-t-il ? Que raconte-t-il ? De quoi se plaint-il ? Ah ! ce ne sont fichtre pas les grands problèmes métaphysiques qui le préoccupent, ni les soucis philanthropiques ! Jamais, pas une petite fois, et Dieu sait pourtant si l’occasion s’en présente sur les routes du Front et des deux mondes, cet extraordinaire Bardamu ne pense à l’après-mort, à l’au-delà, à l’humanité, à la famille, à l’enfant, à l’amour. C’est le raté dévolu aux ratatouilles de l’existence, l’homme damné qui a opéré sur lui l’ablation de l’âme : Bardamu bardamusant dans sa bardamuserie... Ah ! le pauvre type, qui ferait pitié s’il n’était écœurant ! Je préfère don Quichotte et Sancho Pansa, voire Tartarin. Mais ce Bardamu, pour employer une expression de chez nous et une image bien à lui, quelle "loufe" ! Rouvrez les fenêtres, et qu’on respire l’air pur qui nous vient du grand ciel !

Jean SUBERVILLE, (L’Archer, mai 1934)