Mort et enterré, semble-t-il, Jam foetet.
Exhumons tout de même, car il y a là matière à réflexion. Matière est le mot.
Je le dis très nettement, et tout dabord, et une fois pour
toutes, il nest pas question, dans les pages qui suivent, de lauteur que je ne
connais pas et qui est, comme vous, comme moi, comme tous, un homme qui vit,
cest-à-dire, qui pense, qui souffre et qui se défend ; mais de son uvre
quil a livrée au public et qui, dès lors, appartient à qui sen empare.
Au juste, il sagira moins de luvre que du genre
littéraire quelle manifeste : le "genre Céline", ainsi que
sexprime lauteur lui-même.
Le bouquin sest bien vendu ; on en a beaucoup parlé : ce
nest pas précisément pour cela quon en parlera soi-même. On a même attendu
quil se soit vendu, quon en ait parlé, pour exprimer une opinion personnelle
; non, certes, dans la crainte de troubler la vente ou le concert : on na point de
telles ambitions : simplement, pour étudier à loisir et à laise un cas, à notre
avis, sérieux.
Henry Malherbe, dans un éditorial fort remarqué dans LIntransigeant,
dès sa parution et avant la vogue du Voyage au bout de la nuit, attirait
lattention sur la gravité de cette uvre, signe dune époque ; et
Campagnou, ici même, avec la sagacité et limage synthétique qui le
caractérisent, appelait ce bouquin : un livre qui sent.
Doù lattrait quil a exercé sur le vaste public,
monstre acéphale qui ne court quaprès ce qui flatte les bas instincts, mais qui,
dans loccurrence, a été volé, car le Voyage au bout de la nuit nest
pas, à vrai dire, une uvre pornographique. Loin de là, même. Cest plus haut
que cela et pire. Les snobs (oh ! les inexprimables gogos !) se sont jetés dessus,
à cause de la vogue ; mais combien parmi eux ont lu, de bout en bout, ces 623 pages de
mauvais papier ? "Nous voulons du nouveau, nen fût-il plus au monde !"
Oui, Messieurs, Dames, il y a ici du nouveau, qui est vieux dailleurs comme le
monde, mais il vous a passé sous le nez, et vous nen avez perçu que lodeur.
Quapporte donc Céline, qui, jusquà lui, na pas
été exprimé ?
Notre temps, étrangement baudelairien, qui subit lattrait du
sens mineur, le sens olfactif, de lasymétrie (voyez les tendances de nos arts
décoratifs), du désaxé, de lévasion hors de soi, de ce "soi" fixé,
cristallisé par des habitudes séculaires, notre temps a trouvé pitance dans
lhistoire de Bardamu. Les éternels gogos ont crié au chef-duvre.
Cen est un à sa manière qui est à lopposé du chef-duvre
ordinaire, au sens latin du mot : ordo. On a répété que les populistes avaient voulu
couronner son auteur. Mais personne ne la cru. Les promoteurs du populisme sont gens
intelligents qui savent discerner les genres.
Le roman de Céline nest pas plus une uvre populiste
quelle nest une uvre naturaliste ou réaliste, à la manière de Balzac,
Flaubert ou Zola. Ces grands artistes, contempteurs de lacadémisme et de
laristocratie littéraire, observateurs de la réalité bourgeoise et populaire,
travaillaient selon les principes de lart éternel, fond et forme.
Entre Zola et M. Céline souvre un abîme, le même qui sépare
M. Céline de M. Paul Bourget. Le Voyage au bout de la nuit découvre un monde
nouveau qui se heurte violemment au monde établi. Lâchons la chose : M. Céline nous
apparaît dans lordre littéraire et moral (tout se tient), ce que Lénine
fut dans lordre social ou Arius dans le domaine religieux : un schismatique.
"Quon sexplique". Cest ainsi que
lauteur intitulait la post-face à son roman, parue récemment dans Candide.
Il a promené sur les pages de son livre sa lanterne assez fumeuse, mais aux lueurs assez
claires pour nous révéler tout un monde redoutable.
Bardamu, le héros, si lon peut dire, du Voyage au bout de la
nuit (les termes usuels ne conviennent vraiment pas à ce livre étrange, vous allez
voir pourquoi) ; Bardamu, qui se raconte à la première personne, est un phénomène. Son
esprit est en rupture violente avec ce quon appelle lhumanisme ; il ne fait
pas partie de la "chaîne des esprits". Aucune réminiscence, aucun retour, sauf
de haine, de bave et de vomissure. Il commence à lui-même. Il est né, non de Dieu, mais
du Diable. Espèce de manichéen en folie, qui a supprimé lantique dualité pour ne
croire quau dieu du mal. Vous souriez ? Jexagère ? Attendez.
Ce qui expliquerait un peu lisolement spirituel,
lésotérisme caractéristique de Bardamu, cest quil fût un primaire ;
mais je ne crois pas la chose recevable. Cest un esprit mal né qui dinstinct
a refusé, contredit, renié, détruit lenseignement traditionnel. Comme il crache
avec soulagement sur la patrie, lhonneur, la société, tout ce qui existe, le cadre
et le domine ! Il sattache systématiquement à névoquer que la réalité
physiologique, inférieure et abjecte avec cette cynique puissance que donne à un être
littérairement doué la formation du carabin habitué à tripoter la chair humaine et à
ne voir, par déformation professionnelle, que muscles, viscères, tripes et substance
grise là où nous, profanes, nous voyons cur, tête, sentiments et pensées.
De là, chez Bardamu, un grand dégoût de soi et dautrui, un
sens hypertrophié, hyperbolique de la bassesse méchante de la vie, une généralisation
hâtive et pessimiste, une chute dans le matérialisme le plus noir. Tout est injuste,
mauvais, puant. Les choses recèlent une ironie irréductible qui saoule de haine
lêtre qui ne comprend pas. La plante qui embaume, la flamme qui brille : mensonges
irritants ! On ne voit que le fumier, que le charbon.
Bardamu se découvre dès le titre : Voyage au bout de la nuit.
Titre obscur ? Non : très clair. Cest une exploration intégrale et sincère dans
la partie ténébreuse de nous-même, dans ce quon a appelé la portion honteuse de
lombre, et qui est universellement omis dans la littérature, expression
traditionnelle de la haute vie humaine.
Quon me pardonne de ressasser quelques rengaines scolaires, qui
me paraissent ici nécessaires pour situer la position littéraire et morale de cet
explorateur cynique de la nuit humaine. En nous deux éléments : matière et esprit,
lange et la bête ; le limon primitif que Dieu anima de son souffle ou si
lon veut, le gorille ancestral transformé par la greffe de lintelligence. De
lanimalité jaillissent les sensations, de lesprit les idées abstraites. De
la zone intermédiaire, immergée à la fois dans les deux éléments, découlent les
sentiments et les images. Ainsi sétablit toute une classification, une hiérarchie
des facultés humaines : sensibilité, imagination, raison. Quon change lordre
des facteurs, que limagination lemporte sur la raison : cest toujours le
même ordre dêtre, lêtre humain, ce composé de matière et desprit,
dont lexpression littéraire sera plus sensorielle ou plus intellectuelle, mais
toujours humaine, cest-à-dire un arrangement entre les sens et lintelligence.
De là une sorte de définition de lart, qui est un choix, une
combinaison déléments. Ce choix implique des préférences, une échelle de
valeurs, des lois de beauté. Progressivement, selon les climats, au rythme des
civilisations, à mesure que lart se libère du poids de lépaisseur et de la
grimace de la matière et sirradie lesprit, se forme un canon humain,
consacrant dans luvre dart léquilibre et la hiérarchie des
facultés, la synthèse harmonieuse de la matière et de lesprit. Cest, par
excellence, lart méditerranéen, de Phidias, dHomère, de Sophocle et de
Platon, de Virgile et dHorace, de Cicéron et de Tite-Live. Cest notre
classicisme, qui est la littérature de luniversel, de labstraction ;
cest encore le romantisme qui, lui, est la littérature du particulier, du concret.
Cest, toujours et partout, le reflet lumineux et émouvant du composé humain, le
respect de sa synthèse, le sondage dans la matière à la lumière de lesprit. Les
principes de composition et de style dérivent invariablement des deux éléments qui nous
constituent : les deux zones, la claire et lobscure, restent liées,
interdépendantes.
Or, avec Bardamu, cest la rupture de la synthèse humaine, le
divorce entre la matière et lesprit, le schisme introduit dans les racines mêmes
de lart. Plus de zone claire, celle de la spiritualité : rien que la zone obscure,
celle de lanimalité. Telle est la nouveauté du genre Céline : lemploi
unique, absolu, farouche de lélément obscur. Fond et forme.
Quant au fond, dabord, M. Céline, pardon ! Bardamu le déclare
en propres termes : "La vie donc, je la retiens, entre mes mains, avec tout ce que je
sais delle." Tout ce quil sait delle quil ne veut
savoir delle ; cest-à-dire avec ses sens seuls : les yeux, les oreilles, le
goût, le toucher, lodorat (oh ! combien !) sans autre esprit, autre
imagination, autre sensibilité que ce quil lui en faut pour sexprimer
humainement, ces facultés étant dailleurs systématiquement enchaînées aux sens,
maître souverains de la perception et de lexpression.
Doù, premièrement, asservissement des facultés hautes aux
facultés basses.
Deuxièmement, parti pris obstiné de ne noter que ce que perçoivent
les sens en tant que sens uniquement : lanimal seul en lui sent et sexprime.
Et cest ce qui rend cette littérature à la fois si étrange et si effarante. On
navait jamais vu ça : la littérature de la brute qui grouille en nous, la
littérature exclusive du fumier qui nourrit la plante humaine.
Troisièmement, ignorance et mépris, expulsion hors du monde
exprimable de tout ce qui est proprement humain, qui résulte du composé ange et bête.
Les sentiments, les idées abstraites, la morale, la société, la patrie, la religion,
les vertus, lhéroïsme, la sainteté, lamour même, tout cela est omis, ou,
à la moindre rencontre, honni. Il faut le répéter, nous navons plus là que
lanimal qui, le groin en avant, va, grogne, flaire, remue, explore le monde réduit
à des épluchures, du purin, et de la crotte.
Je nexagère pas. Lisez larticle explicatif paru dans Candide
: quelle joie mauvaise à propos du garde-forestier qui saccage les écrivains classés,
surtout cette Mme de Sévigné qui a le tort dêtre une femme et une marquise du
XVIIIème siècle ! Relisez surtout le Voyage au bout de la nuit. Ce livre crache,
intarissable gargouille, sur tout ce qui est efflorescence de lâme. Pas un
sentiment honnête, pas un coin de ciel bleu : de la grisaille, du crachin, de la
vomissure à perpétuité. Bardamu est bien le cochon paniquard, lâche, louche,
simulateur, entremetteur, hérissé davance contre tout ce qui est dordre
moral. Ce quil est, il lest spontanément, intrinsèquement ; la saleté est
sa chose, précisément parce quelle est sale ; mais elle nest pas sale pour
lui. Il a besoin dêtre dégoûté et de nous dégoûter. On la écrit ici, et
je le souligne pour ma cause : le récit et la mort du capitaine au Front est la plus
triste chose quon ait jamais écrite. Quel avilissement ! Révolte contre
lesprit ? Désir de scandaliser le bourgeois ? Non, sans doute ; plutôt ce parti
pris de ne voir des choses et des gens que la misère physique. Cela devient un procédé.
"La vie donc, je la retiens, entre mes deux mains, avec tout ce que je sais
delle, tout ce que lon peut soupçonner, quon aurait dû voir... tout ce
quon devrait savoir... les fausses santés, les joies défuntes, les petits airs en
train doubli, le tout petit peu de vie quils cachent encore, et le secret de
la cellule au fond du rein... Vous me comprenez ?... La jambe difforme de la petite
cousine doit y tenir aussi , repliée, et le bateau navire à voile si grand ouvert à
trop de vents, qui nen finit plus de faire son tour du monde avec son frêt en vieux
dollars ?... Il faut lamarrer après votre rêve... Avec son capitaine qui ne veut
pas avoir lair de porter déjà des lorgnons... Et que tout léquipage essaya,
cependant, parce quon sait quil se méfie... Son mousse lippu, dents
branlantes, reste trop longtemps dans sa cabine..."
Lisez ceci qui projette des lueurs inquiétantes sur les buts de cette
littérature sans âme : "Ce nest pas du grand art, sans doute, mais il vaut
bien, tout considéré, lautre : Coiffeur à tout prix Guerre indéfrisable
Rien qui dépasse Participe intrompable Le Peuple à sang froid...
Choses vues par M. Grenouille... Jai les mains sales, prétend-on. Pas de petits
soucis ! Thomas a Kempis, bien pur, lui, sy connaissait en Art, et puis en Âmes
aussi. Cest un malheur quil est mort. Voici comment quil parlait :
"Nessayez pas dimiter la fauvette ou le rossignol, disait-il, si vous ne
pouvez pas ! Mais si cest votre destin de chanter comme un crapaud, alors, allez-y !
Et de toutes vos forces ! Et quon vous entende !" Voilà qui est conseiller, je
trouve, comme un père. Qui nous juge ? Est-ce donc cette humanité nietzchéenne ?
Freudarde ? Cornélienne ? Stoïque ? Conquérante de Vents ? Tartufienne et Cocoricote ?
Quon nous la prête avec son nerf dentaire et dans huit jours on ne parlera plus de
ces cochonneries. Il faut que les âmes aussi passent à tabac."
Bardamu est un effroyable sectaire. Ses airs dégoûtés, veules et
avachis cachent une flamme sombre de destructeur implacable. Il veut supprimer
lâme, cette cochonnerie, lâme non seulement au sens religieux et moral, mais
encore au sens ontologique. Evidemment innombrables sont les vilenies et les abominations
provenant de lexploitation du monde idéal issu de lâme. Mais lâme
existe tout de même, ce soleil divin sans qui les choses ne seraient pas ce quelles
sont : une morne matière. Des gens sans aveu ont sans doute profité de la mort du
capitaine, mais lhéroïsme de cette mort est un fait ; et le héros est mort pour
quelque chose de grand, même si ce quelque chose de grand a été détourné par
dautres vers un profit crapuleux. Linquiétude métaphysique, fût-elle une
illusion, reste une réalité spirituelle dont le souffle de Bardamu ne saurait éteindre
la splendeur. Immense est la désolation de ce monde, mais ce nest pas la
désespérance matérialiste qui en allègera le poids. Laissez-nous lâme et ses
noblesses ! Quelle nuit dans le monde sans ce soleil, la nuit de Bardamu, la nuit qui
sétend dans les banlieues brutales et qui précède laube catastrophique des
âges de fer ! Lazur ! Lazur ! Lazur ! Lazur !
La forme du bouquin de M. Céline est à la mesure du fond. Elle est
anarchique, en ce sens quelle va contre tous les principes de composition et de
style admis et se caractérise par le mépris outrancier de la littérature et de la
grammaire. Cest la haine systématique du "participe intrompable". Le
vocabulaire à sens flou, chargé dimpropriétés, bizarre et nouveau dans ses
alliances de mots, manifeste un goût morbide de labjection, mais offre un
indéniable intérêt sémantique et psychologique en ses façons tortueuses et
inlassables de plonger et de fouiller dans les régions de lobscur. La morphologie
est mutilée ; les classifications des espèces de mots sont bouleversées ; le subjonctif
passe après ladjectif purement épithète. Quant au verbe souverain, il est le plus
souvent possible escamoté. La construction a un déhanché voulu, maintenu grotesque. La
phrase est invertébrée et avance comme elle peut, myriapode. Il en est
dinterminables, qui entrent dans toutes les circonvolutions et les découpures
dune réalité fantasque et généralement ignoble. Littérature dinvention
laborieuse, semble-t-il, sans le dessin ni lombre dune composition, songe
mi-exprimé dun cerveau encombré et loufoque. La phrase de Bardamu est une chenille
qui dévore le beau feuillage du monde, en détruit jusquaux nervures et nen
laisse que des débris informes. Sa stylistique est à lavenant. Son réservoir
dimages est dans le laboratoire, au rayon de la basse physiologie. Ses métaphores
brillent à linstar de ces bocaux de pharmacie, rebondis, voyants et mélancoliques.
La misère de cette littérature tient du miracle : "Ayant amalgamé tant bien que
mal, disions-nous, hommes, bêtes et choses au gré de nos sens, de notre mémoire
infirme, modestement, à vrai dire, très humblement (pour ne réveiller encore personne),
nous étendons le tout (cest limpression que le procédé nous donne) comme
une pâte sur le métier. Debout, quelle était la vie ; la voici couchée, ni
morte, ni plus tout à fait vivante... Horizontale, notre pâte..." Foin de
lacadémisme, du pompiérisme, et du maniérisme ! Mais le "bardamisme"
est pire que tout.
Il est, dans ce Voyage au bout de la nuit, des pages que
Dorgelès mettait quiconque au défi de citer. Ce sont ces pages-là quil faudrait
citer justement pour donner des exemples typiques du genre Céline. Je ninfligerai
pas cet effort méritoire au lecteur de ces réflexions. Mais, dites, ont-ils raison, les
snobs qui ont crié à la nouveauté ? Nous avons là tout simplement un spécimen de la
littérature animale en réaction contre la littérature humaine, celle dHomère et
de Virgile, de Corneille et de Racine, de Victor Hugo et de Balzac : le premier livre du
bolchevisme littéraire qui est lexpression de lanéantissement humain.
Oui, je sais, et jy ai déjà fait allusion, les vieilles grandes
idées de patrie, de société, de religion ne sont que trop souvent trahies ; mais
lexploitation des principes dhéroïsme ou de simple noblesse humaine ne
supprime ni la beauté ni la vérité de ces principes mis en acte. Lhistoire
équivoque du bassin de Briey durant la guerre ne ternit pas léclat de la Marne et
de Verdun, na point détruit lefficacité de ces victoires. Le soldat inconnu
vit, fût-il mort malgré lui, dans la splendeur de son sacrifice et de son mystère. En
vain les vils profits parasitent autour de ces réalités supérieures : la pourriture qui
champignonne sur leurs racines nempêche pas leurs cimes de se déployer vers les
étoiles. Lâme est immortelle. Bardamu lui-même narrive pas à la tuer.
Ce que le livre a de terrible, cest quil manifeste la chape
de plomb sous laquelle étouffe la masse sans âme. Ici, nous débordons le cadre
littéraire et touchons au terrain social. A ce point de vue, il convient de prêter une
oreille inquiète aux propos de lauteur du Voyage au bout de la nuit :
"Linertie cest le sommeil de la race. Il en faut sans doute ? Qui la
trouble, se fait engueuler." Nous ne prétendons pas "engueuler" M. Céline
sur le plan littéraire, encore moins sur le plan moral, mais seulement marquer que son
uvre exprime la révolte contre lidéalisme. Vous avez remarqué que son livre
ne finit pas, et pour cause : au bout de la nuit il y a toujours la nuit : la nuit des
sens. Cest contre ces ténèbres que nous nous révoltons. Jignore où va le
monde : je ne crois pas quil roule vers ces ombres. En tout cas, notre temps
nest pas mûr pour une telle épopée de la vacherie. Et il est toujours temps de
réagir au nom de lesprit.
Suivez Bardamu. Écoutez son éternel monologue quil remâche,
acharné ruminant, comme un foin âcre qui ne veut point passer. A quoi pense-t-il ? Que
raconte-t-il ? De quoi se plaint-il ? Ah ! ce ne sont fichtre pas les grands problèmes
métaphysiques qui le préoccupent, ni les soucis philanthropiques ! Jamais, pas une
petite fois, et Dieu sait pourtant si loccasion sen présente sur les routes
du Front et des deux mondes, cet extraordinaire Bardamu ne pense à laprès-mort, à
lau-delà, à lhumanité, à la famille, à lenfant, à lamour.
Cest le raté dévolu aux ratatouilles de lexistence, lhomme damné qui
a opéré sur lui lablation de lâme : Bardamu bardamusant dans sa
bardamuserie... Ah ! le pauvre type, qui ferait pitié sil nétait
écurant ! Je préfère don Quichotte et Sancho Pansa, voire Tartarin. Mais ce
Bardamu, pour employer une expression de chez nous et une image bien à lui, quelle
"loufe" ! Rouvrez les fenêtres, et quon respire lair pur qui nous
vient du grand ciel !
Jean SUBERVILLE, (LArcher, mai 1934)