Dossier de presse

Voyage en Avignon
(suite)

 

Dans notre précédent numéro, nous avons reproduit un article sur l’adaptation théâtrale de Voyage au bout de la nuit par Romeo Castelluci. En voici trois autres parus dans la presse belge et française.

 

    Intellectuels ! L’« insulte » a fusé au beau milieu du chahut général saluant la fin présumée du Voyage au bout de la nuit présenté par la compagnie italienne Raffaelo Sanzio. Dans les secondes qui précédaient on en avait entendu d'autres: Horrible ! Bandes de savants ! C'est pas du théâtre, c'est du cinéma !
   Autant de jugements lapidaires expédiés par ceux qui quittaient les gradins, furieux, en invectivant copieusement le travail de Romeo Castelucci et les spectateurs qui s'enthousiasmaient pour celui-ci. Puis, dans le silence quasiment revenu, une petite silhouette apparaissait sur scène : un Céline plus vrai que nature, fantôme errant, s'approchant de son perroquet comme dans le petit film aperçu quelques minutes plus tôt. Dans le même temps, les paroles de l'écrivain s'envolaient dans la nuit sous forme d'un montage d'hésitations, de raclements de gorge, de propos lapidaires et désabusés. D'un geste las et agacé, le fantôme congédiait l'assistance, semblant signifier le plus profond mépris pour ce chahut et tous les fracas du monde.
    Cette fois, le spectacle était bel et bien terminé, et la troupe pouvait venir saluer, Romeo Castelucci affichant un sourire amusé face aux attaques dont il était l'objet. L'après-midi même, il expliquait qu'une des bases du travail de sa compagnie était l'enfant. Cet enfant que chacun porte en soi et que l'on étouffe le plus souvent. Un enfant capable d'émerveillement et de bonheur simple, mais aussi de cruauté et de terreurs profondes. Loin des accusations d'intellectualisme, c'est justement à cet enfant qu'il fait appel pour laisser surgir sur scène toutes les émotions que lui suggèrent "Hamlet", "Giulio Cesare" (présenté ici et à Bruxelles l'an dernier) ou aujourd'hui ce Voyage au bout de la nuit. Constatant la force du verbe célinien, les membres de la compagnie ont décidé d'en faire entendre la musique terrible plutôt que de vouloir mettre en scène le récit lui-même.
    Celui qui a lu Céline retrouve donc les atmosphères terrifiantes d’un livre mythique et effrayant. Celui qui ne l’a jamais lu en découvre toute la violence, la précision terrible, les sensations les plus troubles et les plus dérangeantes. Comme face à l'ouvrage lui-même, on peut rejeter en bloc cette fureur, cette peinture monstrueuse de la guerre, de la maladie, du sexe, du capitalisme américain triomphant... On peut même avoir apprécié l'ouvrage et détester le spectacle : question de mode d'expression, de sensibilité, de capacité à se laisser bouleverser par ces sons qui, d'habitude ne font qu'accompagner des images.
    Ici, les images filmées viennent en renfort des mots éructés, murmurés, hurlés, tordus, pleurés, assenés par une équipe d'acteurs utilisant leur voix comme un instrument soumis à toutes les tortures.
    Ni consensuel ni aimable, le spectacle de la Compagnie Raffaelo Sanzio ressemble de manière effrayante aux éructations littéraires d’un Céline haï et adulé. Bien plus pertinent que toutes les mises en scène traditionnelles d'un univers littéraire, il ne pouvait que susciter les réactions les plus diverses et extrêmes. Mais que l'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas par désir de choquer ou de provoquer que Castelucci et les siens nous plongent dans ce magma sonore d'une complexité et d'une intelligence à couper le souffle. Celui qui choque, secoue, déstabilise chacun de nous, c'est bel et bien Céline dont le torrent littéraire provoque à lui seul cet ouragan sonore qui aura durablement secoué Avignon.

JEAN-MARIE WYNANTS, Le Soir [Bruxelles], juillet 1999

 

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    Fabrice Luchini a inscrit sa gloire avec le Voyage au bout de la nuit de Céline, spectacle qu'il a encore repris avec succès cette année au Théâtre Paris-Villette. L'acteur, comme la main dans le gant, épouse les éructations et colères de l'auteur, mettant l'accent sur les irritations finales du personnage Bardarnu, médecin de quartier.
    C'est tout autre chose que propose Romeo Castelluci, l'enfant terrible de la scène italienne, auteur l'année dernière dans ce même festival d'un Jules César qui avait fait du bruit. De ce même livre, il fait un concerto. Pourquoi ? " L'aspect musical du livre m'a frappé. L'écriture de Céline swingue. C'est une écriture de style orgiaque au service d'un sujet, la guerre, qui est une orgie aux yeux de l'auteur. La vie elle-même s'emballe comme un moteur. Il est impossible d'imaginer quelque chose de plus sonore dans la littérature du XXème, siècle. Le livre est une métaphore du siècle le plus bruyant."

« Chaos organisé »

 

    De ce roman où Bardamu, l'alter ego de Céline, s'engage et part pour le front en 1914, puis gagne l'Afrique, l'Amérique et revient à Paris, petit médecin de quartier, à deux pas des Batignolles, Romeo Castellucci retient la ligne musicale. Il la décompose en deux, avec d'abord un travail sur les voix ordonné par Chiara Guidi qui a découpé certains passages du livre comme une partition. Les mots sont comme des notes, des noires, des blanches, des croches et doubles-croches. Quatre interprètes – trois femmes et un homme – sont chargés de "moduler " cette partition.
    Vient ensuite la création musicale de Romeo Castelluci. Cette "composition sonore est un chaos organisé, dit-il. Ce sont des bruits du quotidien amplifiés qui illustrent la guerre et ses horreurs, l’Afrique et sa primitivité, l'Amérique et ses usines. Ils sont conçus par des machines de mon invention. Il n'y a aucune référence à la musique contemporaine, à l'exception de quelques enregistrements d’Egisto Macchi, chanteur populaire des années 20."
   Cette partition épouse le roman découpé en six parties : la guerre, le bordel, l'Afrique, l'Amérique, la médecine, la fête des Batignolles. Derrière les interprètes, deux écrans circulaires proposent d'un côté des images d'archives tirées de films du début du siècle, de l'autre des images contemporaines réalisées par Cristiano Carloni et Stefano Frenceschetti.
   "L'écriture de Céline est comme une boussole qui aurait perdu le nord. C'est un va-et-vient incessant entre l'horreur et l'éclat de rire. Pour illustrer cette fluidité, j'ai inventé un appareil qui déforme les voix, crée des émulsions sonores." On comprend avec tout ça les remerciements adressés du fond du cœur à Bernard Faivre d'Arcier, "qui prend un risque".
   Car il est vrai que son aventure ne laisse pas d'étonner. Mais, en Avignon, il se sent un peu comme chez lui. - J'ai l'impression d'être en Italie, à la seule différence que l'amour du théâtre est exalté à chaque coin de rue. En Italie, le théâtre de répertoire décline faute de public et c'est le théâtre expérimental qui devient la principale force du théâtre contemporain. "

 

Marion THÉBAUD, Le Figaro, 16 juillet 1999

 

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    Le festival tient son scandale : Voyage au bout de la nuit, présenté sous forme de concerto par les Italiens de la Societas Raffaello Sanzio, a été hué par une partie des spectateurs de la première représentation, jeudi 16, dans la cour du lycée Saint-Joseph. Certains sont partis en criant "C'est du cinéma, pas du théâtre" (une insulte, à Avignon) ou "intellectuels " (autre insulte, qu'on pensait en désuétude, à l'usage de ceux qui applaudissaient). Les saluts ont fait autant de bruit que le spectacle – ce qui n'est pas peu dire.
    Romeo Castellucci et sa troupe avaient annoncé leur projet dans la bible distribuée à l'entrée : " La portée torrentielle du roman ainsi que la surprenante précision de l'écriture de Céline ne présentent aucune tendance analytique (...), elles ont la fonction de "rendre présent" un monde. Aucune forme ne peut alors égaler ce "rendre présent" si ce n'est le concert symphonique." Au fond du plateau, en hauteur, deux écrans ronds comme deux yeux réduits à deux cavités énormes. Sur le devant de la scène, un cheval mort. Â côté, une table de travail avec le maté- riel musical. Les cinq intervenants se tiennent debout, derrière : trois femmes et deux hommes, en noir.
    Romeo Castellucci est un adepte de l'expérience. Il est venu à Avignon en 1998 avec un Giulio Cesare, d'après Shakespeare, aux tableaux empreints d'une radicalité morbide (Le Monde du 15 juillet 1998). Avec Voyage au bout de la nuit, il reste dans le même domaine, qui est celui de la sensation poussée à l'extrême. Bien qu'il se défende de vouloir illustrer Céline, il fait défiler sur l'écran droit un flot d'images ininterrompues, boucherie de la guerre de 14-18, avec dépeçage d'un cheval, scènes de bordel nettement pornographiques, vues d'Afrique, usine américaine, tournis d'une fête parisienne. Mais, en même temps, cette clarté est brouillée par d'autres images, comme celle du regard d'un chat mêlé au bordel, ou la succession de photosynthèses et tâches noires qui peuplent l'écran gauche. Nous verrons aussi Céline jouant avec un oiseau, se promenant avec un chien, assis à sa table de travail. Images furtives, mais presque trop évidentes.

HURLEMENTS ET EXORCISME

    A-t-on jamais entendu pareil magma sonore, haché de coups de canons, cisaillé de stridences infernales, ponctué de cris déchirants et de voix déchirées ? Au risque de choquer son instigateur, Romeo Castellucci, Voyage au bout de la nuit est à la scène de théâtre ce que le groupe Motörhead est à celle du rock, question décibels. Et encore : Motörhead est plus calme et plus musical.
    Parfois, un mot ou une bribe de phrase se détache. " Lâcheté... Oh ! Ferdinand... Les nègres.. hystériques... Paris, Rancy... " Sons en direct, enregistrés ou malaxés par un ordinateur, s'enchevêtrent avec une précision qui laisse sans voix toute forme d'improvisation. Les hurlements d'une des femmes appellent l'exorcisme. Assemblages répétitifs, accalmies mensongères : tout concourt à rendre infernal le bruit du Voyage. Les six stations - la guerre, le bordel, l'Afrique, l'usine Ford, la médecine en banlieue, la foire des Batignoles – atteignent leur pa- roxysme en Amérique, abrutie par le martèlement de machines dont les pieux de fer cognent le plateau. Romeo Castellucci appelle la fureur du monde qui sort par les yeux et vomit par les oreilles. C'est un choix, mais malheureusement pas une réussite. Le paradoxe se retourne contre son auteur : à trop vouloir susciter l'émotion, le Voyage au bout de la nuit de la Societas Raffaello Sanzio finit par laisser presque indifférent.

Brigitte SALINO, Le Monde, 18 juillet 1999

 

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Concerto d’après Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline. Par la Societas Raffaello Sanzio. Composition sonore et mise en scène : Romeo Castellucci. Dramaturgie musicale et partition vocale : Chiara Guidi. Mélodie : Claudia Castellucci. Films : Cristiano Carloni, Stefano Franceschetti, Romeo Castellucci. Avec Claudia Castellucci, Chiara Guidi, Silvia Pasello, Giovanni Rossetti, Giuseppe Tani.