Le Voyage à La Villette

    Au Théâtre de La Villette, Fabrice Luchini met à nouveau sur scène le Céline du Voyage au bout de la nuit qui, cette fois, n’est pas accompagné d’autres écrivains ( La Fontaine, Baudelaire, Nietzsche ). La séance commence à 21 heures, mais, pour la plupart, les spectateurs sont très en avance, face à un plateau sur lequel sont disposées trois chaises dans un décor fait de grandes tentures noires. Il ne reste plus qu’une place vide lorsque surgit, un livre à la main, celui qui a choisi de faire revivre Bardamu et qui a commencé par se faire une silhouette aussi ressemblante que possible ; il est arrivé avec un léger retard face à un auditoire extraordinairement silencieux : certes, on a échangé quelques mots entre voisins, mais on ne retrouvait rien du bruissement habituel au théâtre lorsque l’on attend que le rideau se lève.
    Il est vrai qu’il n’y a pas de rideau !

 

    "C’est pas le tout d’être rentré de l’Autre Monde ! On retrouve le fil des jours comme on l’a laissé à traîner par ici, poisseux, précaire, il vous attend." Céline est là. C’est bien lui qui est au rendez-vous, près de la porte de Pantin, non loin de cette banlieue triste dont il a tant parlé.
    Une déception cependant, mais toute personnelle : les textes choisis sont pour la plus grande partie, ceux que Fabrice Luchini avait déjà interprétés dans son spectacle de 1991, transmis par la télévision et dont j’ai revu assez récemment un enregistrement sur cassette ; je m’attendais à redécouvrir d’autres passages. Mais peu importe, en tout cas, pour les très nombreux jeunes, garçons et filles, venus ici aujourd’hui : il y a huit ans, ils n’avaient pas l’âge de s’intéresser à cette émission.
    On retrouve donc le jeune médecin aux prises avec sa clientèle de La Garenne-Rancy, et Bébert, et sa tante, la concierge, et quelques autres. Et le public est remarquablement attentif, conquis à n’en pas douter par le talent de l’auteur et par celui de l’interprète, intimement liés ¹.
    Le spectacle proprement dit dure un peu plus d’une heure. Vivement, longuement ovationné, l’acteur remercie et annonce une prolongation avant de quitter momentanément le plateau. Ce n’est pas un entracte et personne ne sort. Fabrice Luchini revient peu après muni d’une bouteille d’eau minérale. Cette fois, ce n’est plus seulement pour nous dire des textes de Céline, mais pour nous parler familièrement de son propre voyage théâtral, des réactions, parfois curieuses ou amusantes, des gens qu’il a rencontrés à Paris et en province. Il nous remercie avec chaleur de notre attention, de notre participation silencieuse ; il nous dit que toutes les soirées céliniennes des semaines précédentes n’ont pas ressemblé à celle de ce 24 juin et qu’en fonction de la qualité de l’écoute il lui est arrivé, soit de s’en tenir à une durée minimale de présence sur scène, soit de revenir, comme aujourd’hui pour une sorte d’improvisation ; il nous raconte que, récemment, M. le Ministre de l’Intérieur est venu l’entendre, escorté de gardes du corps qui s’étaient dissimulés derrière les rideaux, et il ajoute que ce soir là il n’a pas eu la moindre envie de s’attarder ; il nous parle enfin de ses projets, autour d’autres pages du Voyage, consacrées à l’Amérique, à New York, la "ville debout" et il rouvre le livre : "Bien au-dessus des derniers étages, en haut, restait du jour avec des mouettes et des morceaux de ciel."
    En attendant, la preuve est faite, magistralement : on peut parler de Céline "en juin", c’est-à-dire au début de la morte-saison de la vie des théâtres. Le succès de l’expérience a surpris le directeur de La Villette, et les soirées céliniennes vont se prolonger dans les premiers jours de juillet.
    Et dans ces propos à bâtons rompus Fabrice Luchini nous parle du style de Céline, de sa "musique", de son "génie", lisant encore quelques pages, hors programme, en quelque sorte : Martrodin, le bistrot et sa jeune bonne, Séverine, qui s’éloigne dans la nuit avec deux clients arabes : " Et les voilà donc partis tous les trois, elle un peu en avant d’eux. On les a vus traverser la place refroidie, plantée des débris de la fête, le dernier bec de gaz du bout a éclairé leur groupe brièvement blanchi et puis la nuit les a pris. On entendit encore un peu leurs voix et puis plus rien du tout. Il n’y avait plus rien."
    Ainsi prend fin ce spectacle étrange. Pendant environ deux heures, beaucoup ont retrouvé Céline ; d’autres, peut-être plus nombreux, l’ont découvert, ou plutôt ils ont commencé à la découvrir ; Fabrice Luchini estime, en effet, que, pour la plupart, ses auditeurs n’ont pas lu le Voyage ("ni d’aut’chose", comme aurait dit Aristide Bruant); on est en droit de penser que nombre de ces derniers voudront en connaître davantage et qu’ils iront vite chercher chez leur libraire un exemplaire du roman français le plus important du XXème siècle ; on s’étonne, à ce propos, que l’on n’ait pas songé à mettre en vente le livre à La Villette : il aurait, sans aucun doute, trouvé de très nombreux acquéreurs à l’occasion de toutes ces soirées.
    Des soirées qui laissent des impressions très fortes : "Qu’est-ce que vous leur faites ?", a-t-on demandé à Fabrice Luchini... Comment ne pas penser à une certaine phrase de Paul Claudel, formule fort prétentieuse, certes, appliquée par un écrivain à l’une de ses œuvres, mais qui convient beaucoup mieux ici, qui résume assez bien toutes ces choses qui se passent à La Villette : "Faites que je sois comme le semeur de solitude et que celui qui entend ma parole rentre inquiet chez lui et sourd."

 

Charles-Antoine CARDOT

 

1. Un autre grand acteur – il ne faut pas l’oublier – avait déjà mis son talent au service du Voyage : "Ça a débuté comme ça..." Il s’agit – et bien entendu je n’apprends rien aux moins jeunes des amis de Céline – de Michel Simon, dans un disque datant des années cinquante, réalisé par François Gardet, alias Paul Chambrillon, contenant aussi des pages de Mort à crédit, lues par Arletty, deux chansons de Céline, interprétées par lui-même et aussi, sur la pochette, une belle page d’Henry Mondor, rendant hommage à celui qui était doublement son confrère, médecin et écrivain comme lui... Il serait bon de reproduire ces enregistrements et ce texte.