Voyage en Avignon

Cette année encore, Céline était présent au festival d’Avignon grâce à une initiative italienne : un "concert" de la Societas Raffaelo Sanzio, d’après le Voyage au bout de la nuit, dans une mise en scène de Romeo Castelluci. La presse s’en est fait l’écho enthousiaste.

    On guette le poitrail pour voir s'il se soulève, si le râle amplifié par la sono peut provenir de la bête étendue sur le côté, immobile, le ventre gonflé. Le vent fait onduler son poil roux, entretenant pour un temps l'illusion qu'il respire, mais la rigidité des pattes ne laisse pas de doute. C'est par la vision de ce cheval mort que s'ouvre le "concert" imaginé par la Societas Raffaello Sanzio d'après Voyage au bout de la nuit et l'on sait tout de suite que cela ne va pas aller en s'arrangeant. De fait, les images de film qui défilent ensuite sur les deux écrans circulaires au-dessus de la scène ne contribuent pas à détendre l'atmosphère, des chevaux morts (encore) aux cadavres mutilés en passant par le bêtes qu'on égorge. La viande vivante n'est guère plus appétissante : l'humour des scènes pornographiques tournées dans les bordels au début du siècle ne résiste pas longtemps aux gros plans sur les vulves béantes et les langues au travail. Les écrans en question évoquant par ailleurs deux globes oculaires, ou bien deux hémisphères de cerveau, et peut-être encore plus deux plaques de microscopes, l'un orienté vers la cellule, le virus, la métastase, l'autre vers le monde entier.

Spectateurs exaspérés

    Travaillées au sampler, les voix des trois comédiennes et des deux comédiens sont traversés de stridences, de hoquets. On saisit des mots, des bribes de phrase que les grésillements ou la soudaine escalade de décibels emportent.

    Tous les éléments qui peuvent expliquer l'agacement, puis l'exaspération d'une partie des spectateurs. Certains partent, d'autres restent pour une bronca qui jeudi, soir de la première, n'attendit pas la fin du spectacle pour éclater. Pas de quoi s'affoler : il ne manquerait plus qu'un spectacle pareil fasse l'unanimité. Mais, comme souvent dans ce genre de situations, la violence des réactions provient largement d'un malentendu.

    D'abord parce qu'il s'agit quand même de Céline, dont la lecture n'est jamais de tout repos. Ainsi ces histoires de chevaux, telles que le cavalier Bardamu peut les raconter au début de Voyage au bout de la nuit "(...) il n'en avait plus de dos ce grand malheureux, tellement qu'il avait mal, rien que deux plaques de chair qui lui restaient à la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, à vif, avec de grandes traînées de pus qui lui coulaient par les bords de la couverture jusqu'aux jarrets." Ou bien la distribution de la viande pour le régiment qui clôt le chapitre 2 : "(...) il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaïe, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure d'alentour (...) Et puis du sang encore et partout, à travers l'herbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente. Et Bardamu-Céline, vaincu par la nausée, de conclure : "La guerre ne passait pas". Les pages de Céline non plus. Et le travail de la Societas Raffaello Sanzio pas d'avantage : il est de ce point de vue fidèle à l'original.

" Concert "

    Ce qui dérange le plus, c'est que contrairement aux apparences, la Societas Raffaello Sanzio n'a aucun goût pour la provocation gratuite. Son obscénité majeure, c'est la pertinence. C'était flagrant l'an dernier avec un Giulio Cesare d'après Shakespeare dont les multiples "audaces" (un texte réduit à quelques répliques, des comédiens aux corps et aux voix hors normes) résultaient avant tout d'un énorme travail dramaturgique. Et c'est encore vrai pour Voyage, dans un registre différent, plus "modeste".

    Si Castellucci parle de "concert", c'est que son travail est avant tout une partition pour voix, où les acteurs – si l'on excepte une apparition du fantôme de Céline à la fin – n'incarnent rien, ne sont, derrière les micros, que des ombres, des souffles, des soubresauts qui viennent "de l'autre côté de la vie". Ce que Castellucci explique : "La portée torrentielle du roman ainsi que la surprenante précision de l'écriture de Céline ne présentent aucune tendance analytique (...), elles ont la fonction de "rendre présent" un monde. Aucune forme ne peut alors égaler ce "rendre présent" si ce n'est le concert symphonique. Il y a là une anxiété temporelle qui conduit vers ce bout, qui n'est plus le futur mais l'intérieur."

Reconstitution mentale

    Dans cette symphonie en six mouvements – la guerre, le bordel, l'Afrique, l'Amérique, la médecine, les fête des Batignolles – on peut retrouver, clairement identifiées, les lignes de force du roman. Comme une tentative de reconstitution mentale, où l'histoire tient une large place : toutes le images d'archives sont contemporaines du temps du roman, de la guerre de 14 aux années 20. Un univers gangrené qui, contrairement à ce que pourrait laisser croire la réaction d'un spectateur désemparé – "bande de savants !" – ne demande pas d'autre effort que d'être regardé en face.

René SOLIS ( Libération, 17-18 juillet 1999 )

 

Voyage au bout de la nuit

Concert de la Societas Raffaello Sanzio, mise en scène de Romeo Castellucci d'après le roman de Céline. Dramaturgie musicale et partition vocale : Chiara Guidi. Avec Claudia Castelluci, Chiara Guidi, Silvia Pasello, Giovanni Rosseti, Giuseppe Tani.

Dans le cadre du Festival Off d’Avignon, un autre spectacle d’après l’œuvre de Céline a été présenté. Il s’agit de Guignol’s band, Variations sur Céline, par le Théâtre de l’Oulle. Mise en scène de Gilles, assisté d’Armelle Henry. Les comédiennes sont Emmanuelle Maquat et Armelle Henry.