Ma visite à Céline

 

En 1957, Céline sortit de l’ombre. Rentré du Danemark en 1951, il s’était installé avec sa femme dans un pavillon de Meudon, aux portes de Paris, comme s’il avait craint de rentrer dans la ville. C’était étrange. On le savait là, mais le silence l’absentait. Des ombres l’enfermaient, des remugles de prison, de procès, d’exil traînaient après lui. On le disait malade et déjà, pour beaucoup, perdu pour la littérature.

C’est alors qu’on annonça brusquemment la prochaine publication de D’un château l’autre. Cela fit le bruit d’une bombe. Les journalistes furent alertés. On nous promettait un grand livre. Roger Nimier, qui courait de Paris à Meudon, s’en portait garant. Il n’avait pas tort. C’était un grand livre. Céline n’était pas mort. Son second souffle était même un renouvellement : une prose moins artiste peut-être, mais plus prenante, allant au pathétique sans cynisme.

    Peu après, on nous informait que Céline consentait à rencontrer la presse. Je soupçonne Nimier de l’avoir convaincu d’accepter cette corvée. Aucun journaliste ne l’escomptait. On nous offrit Céline sur un plateau. Nous nous précipitâmes.
    Un après-midi de juillet, annoncé par Nimier, je pris le chemin de Meudon, jusqu’à la porte de sa maison, ou plutôt de son mur. Sur une plaque, on lisait : " Docteur L.-F. Destouches, de la Faculté de médecine de Paris, de 14 à 17 heures, sauf vendredi ". Et au-dessous, en plus gros caractères, sur une autre plaque : " Madame Lucie Almanzor, danse classique et de caractère."
    La porte s’ouvrit. Elle donnait sur un jardin en friche. Des chiens aboyèrent. La maison était un petit pavillon de banlieue en pierre grise, comme il y en a tant en Île-de-France, avec un peu de verrière sur le côté où l’on entre.
    J’avançai avec émotion vers elle. Que de fois, depuis une semaine, n’en avais-je pas imaginé l’approche, puis le moment d’y pénétrer. Mais je n’avais pas imaginé quel concert m’y attendait : des voix d’enfants sur un air de piano. C’était la classe de Madame Almanzor, la femme de l’écrivain.
    Pendant tout le temps que je fus avec Céline, sauf celui de l’enregistrement de notre conversation, pour lequel nous obtînmes le silence, tomba sur nous cette pluie sonore, fraîche et joyeuse. Elle contrastait avec le singulier décor où l’on me fit entrer.

UN BRIC-A-BRAC

    Céline était gris et sale. Il portrait sur un corps affaissé un visage marqué de fièvre et d’angoisse. Ses yeux, alourdis de paupières qu’il semblait avoir du mal à tenir levées, étaient comme délavés et cependant brûlants. Son regard était difficilement soutenable. C’est pourquoi je m’accrochai d’abord au décor, avant de lui revenir.
    Le bureau de travail de Céline était encombré de livres, de caisses, de pots, de cartons, d’ustensiles divers, vides ou pleins, qu’il fallait enjamber pour se mouvoir. C’était un bric-à-brac, avec des choses poussiéreuses. Un perroquet trônait sur une pile de vieux journaux.
    Comment Céline se retrouvait-il dans ce désordre ? Plus tard, il m’indiqua ses repaires : des flèches au crayon gras désignant des liasses tenues par de grosses pinces à linge : ses manuscrits parmi les chiffons.
    Mais Céline s’était mis à parler. Sa voix m’apprivoisa. Toute fêlée qu’elle fût, elle avait du charme, et les mots qu’il disait en avaient un autre. Bardamu avait été séducteur. Il en restait des traces. Une femme m’accompagnait. Il se mit en frais pour elle.
    Son visage, cependant, demeurait douloureux, bien qu’il s’animât. Il était pâle, mal rasé et au bout de quelques phrases sa salive moussait sur ses lèvres. Un pull-over sans couleur enveloppait son corps. Il avait aux pieds de grandes pantoufles de feutre qu’il faisait traîner en marchant. On était en été, il était vêtu comme en hiver. " Je suis frileux ", dit-il. Il était malade. Je ne devais pas le revoir.
    Assis face à face, je mis mon magnétophone en marche et lui posai mes questions. Il se livra. Allai-je avoir une confession ? Ce fut un numéro. Céline était plus vrai dans le lyrisme que dans la sincérité. Je le mis sur les Juifs, il se défendit ; sur la politique, il attaqua. Il finit par sa mère, et c’est moi, la gorge nouée, qui ne pouvais plus dire un mot.

UN MISANTHROPE QUI AIMAIT SE JUSTIFIER

    C’était d’ailleurs inutile. Parti dans son discours, Céline le poursuivait sans qu’il fût nécessaire de le relancer, allant seul, chevauchant ses idées et ses souvenirs, tour à tour accusateur ou plaidant sa cause. C’était parfois de longues tirades. Les mots, pressés de jaillir, se bousculaient au passage de ses dents, parfois des pauses, ou bien des dérapages de phrases qui finissaient en légers grognements de tête ; rien de commun, en tout cas, avec son langage littéraire. Céline ne parlait pas comme il écrivait, ce qui prouvait, s’il eût été encore utile de le démontrer, que son style parlé était un style écrit et même très élaboré.
    Je me souviens de ses mains, qu’il avait longues. Il leur faisait faire, en parlant, de grands gestes dans l’air, un peu saccadés, comme on le voit faire aux vieillards, avant qu’elles ne retombent, comme de fatigue, sur ses genoux.
    Bien plus tard, il serra la mienne. Il y mit une chaleur. On m’assura, par la suite, qu’il avait apprécié l’entretien. Je n’y étais pour rien. C’était un bon jour. Je crois avoir su faire ce qu’il fallait surtout faire : écouter, et lui donner l’impression d’être compris. Ce misanthrope aimait qu’on lui fournît l’occasion de se justifier.
    Quand je redescendis vers Paris, le soleil m’avait précédé et la ville était déjà dans le bleu du soir.

Louis-Albert ZBINDEN