Entretien avec André
Willemin
Lucette
Destouches a tracé un portrait peu flatteur d’André Willemin. Elle
le décrit comme un " cynique ". " Aucun cœur. Il disséquait
tout le monde. Il voyait le mal partout. Il était froid comme un
poisson, il faisait souffrir les femmes, il écrasait les chiens. Un
monstre, avec une gueule de bouledogue, mais très intéressant,
passionnant même. " (in Marc-Edouard Nabe, Lucette,
Gallimard, 1995, p. 67).
Serge Perrault, qui le présenta à Céline au cours de l’année 1952,
se souvient : " Il fut très enthousiaste à l’idée de
rencontrer son illustre confrère, à Meudon. "
Qui était André Willemin ?
" Pendant ses études de médecine à Paris, il fut journaliste à L’Intransigeant,
le concurrent de Paris-Soir d’avant la guerre. Après guerre,
il est médecin généraliste avant de se spécialiser en
électro-radiologie. Par la suite, il pratique particulièrement la
mammographie. Il acquit ainsi une solide réputation, par sa
compétence, sur la place de Paris. Son cabinet était situé au 29, de
la rue Barbey de Jouy dans le VIIème. Co-auteur d’un
remarquable Atlas de mammographie avec le professeur François
Baclesse, de l’Institut Curie, grand ponte de la cancérologie, très
connu du monde médical.
Il y eut de nombreuses rencontres et entretiens à Meudon. Willemin
avait un humour sarcastique et beaucoup d’à-propos. Il pouvait amuser
et intéresser Céline. Cela n’empêchait pas son confrère de
déclarer à propos des appétits excessifs, pressants de celui-ci pour
les dames : " Willemin !... Il se balade toujours avec
sa queue sous le bras".
"Plus sérieusement, il fut la première personne que Lucette, en
plein désarroi, appela au moment où Céline était mourant. C’est
Willemin, alors en consultation, qui me téléphona pour que je monte en
vitesse près de Lucette. Après la mort de Céline, il demeura un
intime de Lucette et un fidèle de la villa Maïtou. C’était
aussi un personnage fantasque, inattendu : soudainement, sans
explication, il déserta la maison de Meudon. Jamais, là-haut, on ne le
revit. Plus tard, quelquefois, j’allais le voir dans son
rez-de-chaussée de la rue de Varenne. Bien entendu, je ne lui posais
pas de questions au sujet de la désertion. Je me serais fait
ramasser ; je connaissais le bonhomme...
Il est mort à Paris, un matin de décembre 1987, en essayant de sortir
de son lit, là, subitement. "
Ajoutons que c’est à André Willemin qu’on doit le masque mortuaire
de Céline (réalisé par Léon Paul Berthault), ainsi que l’empreinte
de la main droite. En 1976, pour l’une des rares émissions
consacrées à Céline par la télévision française, Claude-Jean
Philippe réalisa cet entretien, onze ans avant la disparition de ce
témoin des années de Meudon.
M. L.
" Il tenait beaucoup
à son titre. Il l’a dit d’ailleurs dans son œuvre ; si on avait
voulu lui faire le plus grand mal, on lui aurait retiré son diplôme,
ce à quoi il tenait au-dessus de tout. (...)
Vous savez que Mort à crédit a été écrit au cours de l’année
1935, dans une chambre d’hôtel de Saint-Germain, si j’ai bonne
mémoire ¹. Dans ce livre, Céline devine la façon dont il
mourra, c’est-à-dire il se demande de quelle façon il va mourir, et
il penche pour la petite artère qui lâchera un beau jour et qui
provoquera une hémorragie cérébrale. Sur ce plan, visionnaire comme
il était, il ne s’est pas trompé.
Dans quelles
circonstances avez-vous appris la mort de Céline ?
Par un coup de
téléphone de sa femme qui m’a appelé le 1er juillet
1961, vers cinq heures du soir à mon cabinet, en me disant que Céline
était au plus mal et que je vienne dès que possible.
Pourquoi Lucette
Destouches ne vous a-t-elle pas appelé plus tôt ?
Parce qu’il n’a pas
voulu. Elle le lui a proposé : " On va appeler
Willemin ". Il lui a répondu : " Je ne veux
pas de piqûre, je veux crever tout seul. " C’est pas
que j’avais l’intention de lui faire des piqûres. En somme, il
pensait que l’affaire était terminée et qu’il pouvait " poser
sa chique ", comme il disait. (...)
C’était un homme extrêmement musclé, costaud, enthousiaste jusqu’à
sa blessure qui en a fait un infirme plus un migraineux chronique. Il
est devenu d’un pessimisme épouvantable, noir. Il a vu le monde à
travers un verre fumé.
Était-il conscient de
ce verre fumé qu’il mettait entre lui et le monde ?
Il se faisait de l’humanité
une idée pessimiste... Le monde, pour lui, était fait d’alcooliques
et de ripailleurs – lui était le contraire de tout ça. Il ne fumait
pas, ne buvait pas. Il mangeait à peine, il dormait quelques heures à
coup de gardénal – de véronal, à l’époque. Il se couchait très
tôt, à sept heures et demie, se réveillait à deux heures du matin,
écrivait péniblement à travers ses douleurs et ses migraines, de
trois à onze heures du matin. Jusqu’au soir, il était incapable d’écrire
parce qu’il était torturé par les malaises, les maux de tête, de
sorte qu’il restait assis sur son banc au fond du jardin jusqu’au
soir. (...)
C’était un médecin extraordinaire dans le sens qu’il aimait le
malade pour lui-même et, comme il l’écrit dans son œuvre, il aimait
prendre le malade par la main, le consoler. Il était plein de
compassion et de bonté. C’était le véritable médecin.
Il y a très peu de
médecins qui aiment réellement leurs malades ?
Il y en a encore
beaucoup, surtout chez les jeunes. Mais peut-être que ce goût de la
médecine, ce dialogue se perd un peu tout de même au profit de la
réussite ou de la vanité. C’est pas si facile de trouver un bon
médecin...
Le Docteur Destouches
était un vrai médecin ?
C’était un vrai grand
médecin, oui, réellement. (...) Il fallait que l’homme fut vraiment
à la dérive, dans la misère et que lui puisse lui rendre service.
Alors, il ne ménageait ni sa fatigue ni son temps. Pendant qu’il a
été ici, à Meudon, il est descendu assez souvent dans le Bas-Meudon
en pleine nuit pour rassurer, consoler des vieilles gens mourants –
gratuitement, naturellement. Il savait pas faire payer. Il n’en
parlait pas. ...
Vous aviez pour lui de
l’affection ou de l’admiration ?
J’avais une grande
affection et une grande admiration, d’autant plus qu’il était
persécuté à tous les échelons. Et puis, je me disais que je ne
rencontrerais plus d’homme de son envergure après sa mort. Et, en
effet, je n’ai pas rencontré de génie pareil depuis qu’il est mort
³.
Entretien réalisé par
Claude-Jean Philippe, émission "Une légende, une vie",
Antenne 2, 3 septembre 1976.
Notes
1. Céline commence la
rédaction de Mort à crédit durant l’été 1933. Ce n’est
qu’en septembre 1935 qu’il s’installa à l’hôtel du
"Pavillon royal" à Saint-Germain-en-Laye pour y poursuivre la
rédaction de ce roman.
2. Voir notamment D’un château l’autre, pp. 58,
116 et 295 in Romans II, Gallimard, coll. "Bibliothèque de
la Pléiade", 1974.
3. En janvier dernier s’est vendu à Drouot un manuscrit de 11 pages
et demie in-4 du Dr André Willemin, " Dix dernières
années de Céline [et] Mort de Céline ".
Extrait : " Il s’était enfermé dans cette villa de Meudon comme
dans un fortin... Il était très fier de son diplôme, de son titre de
docteur en médecine. Il en parlait comme de la seule chose dont on ne l’eut
pas dépouillé ! Une interdiction d’exercer la médecine lui eut
causé une véritable douleur... Sa carcasse ne l’intéressait plus,
lui qui avait été un athlète et un cuirassier héroïque de 14. Il l’abandonnait
aux intempéries... Il ne dormait jamais plus de 2 à 3 heures d’un
sommeil constamment interrompu. Après minuit, il errait dans la
maison... (...) "Ferme
tout, dit-il. Je ne peux pas supporter la lumière".
Cette photophobie annonçait l’hémorragie cérébrale qui allait le
foudroyer quelques heures plus tard... Il s’installe à son bureau,
écrit quelques lettres, dont l’une la dernière à Marcel Aymé... À
11 heures, il remonte à son bureau et dit à Lucette : "Aujourd’hui,
je ne peux rien faire. Rigodon est terminé. Maintenant, je vais
m’occuper de ton livre (sur la danse)"... " |