"Louis-Ferdinand Céline, l'atroce" [1963]

Le Courrier National, organe mensuel du Centre d'Études Nationales a publié, en 1963, trois articles de René Pellegrin : les deux premiers consacrés à Robert Brasillach ("Brasillach et la jeune fille", janvier-février 1963; "Robert Brasillach historien", avril 1963), le dernier à Céline que nous proposons ici.
Le Centre d'Études Nationales, fondé en juillet 1962, au lendemain de l'indépendance de l'Algérie, en réaction contre l'abandon de la France d'Afrique, est animé par de jeunes militants nationalistes venus pour la plupart de l'Action Française. Il a pour président Robert Russo, vice-président de l'Union des inventeurs français; son président d'honneur est Abel Manouvriez, vétéran de l'A. F., et son secrétaire général se nomme René Guyomard. Le comité de patronage réunit les noms du colonel de Cadoudal, de Georges Drieu La Rochelle, de Raymond Dronne, député de la Sarthe, du général de Grancey, du syndicaliste Raymond Le Bourre, de Henri Massis, de l'Académie française, de J.-B. Morvan, du colonel Rémy et du colonel de Rohan-Chabot. Tiré à 2.500 exemplaires, le Courrier publie son dernier numéro en décembre 1963; il sera remplacé en 1964 par France-Travail, publié à Marseille.

Charles-Antoine CARDOT


Je n'ai jamais approché Louis-Ferdinand Céline. Cependant, je l'ai découvert et apprécié si jeune - en 1938, à quinze ans - j'ai connu, au cours de mon existence, une ou des crises si semblables aux siennes, que cet écrivain m'est familier autant qu'un ami de longue date, un maître, un parent spirituel. Son œuvre et, à travers elle, sa personnalité ont été si influentes sur ma vie et ma formation culturelle, que j'avoue subir encore son emprise involontairement, comme à mon insu, en dépit de la fuite du temps, et de la découverte d'autres maîtres spirituels.
Automne 1938. Je découvre, chez moi, Bagatelles pour un massacre, un fort beau livre, au papier épais, édition numérotée offerte à mon père, historien et animateur, à Tunis, d'une société littéraire, en service de presse.
Certes, je ne pouvais manquer d'être intéressé par le fonds documentaire de l'ouvrage, mais ce que je retins surtout, ce fut le style de l'auteur, la marque profonde de son génie. Une verve inépuisable, un souffle formidable, des idées à pleine poignée et chez chacune d'elles, un éventail de nuances quasiment magique, une profusion d'adjectifs accolés à des noms, fantaisistes de prime abord, convaincants à la réflexion. On a souvent parlé du feu d'artifice célinien, du délire grammatical de cet auteur, mais on n'a pas su évoquer la puissance du chant, la musique assourdissante de ses écrits: romans, lettres ou pamphlets. Louis-Ferdinand Céline n'écrivait pas comme un écrivain: il jetait des notes sur le papier, comme un artiste. Et si l'on veut comprendre Céline, il faut se mettre à son diapason, chanter avec lui, s'intégrer à la musique qu'il nous propose ou plutôt qu'il nous impose.
Je ne pus garder cette révélation pour moi. Tous mes amis bientôt connurent Céline, et la bibliothèque publique du coin dut régulièrement, chaque mardi, chaque jeudi, nous réserver les rares exemplaires du Voyage, de Mort à crédit, de L'Église et de Mea culpa qu'elle possédait. Peu à peu notre langage, notre façon de penser, d'écrire, s'imprégnèrent du style célinien, des épithètes et tournures de phrases du maître, de ses interjections, de son argot. Et, il n'est pas jusqu'à nos personnes physiques qui ne guindèrent la démarche - ou ce que nous supposions être la démarche - de Robinson ou de Bardamu.
Nous lui découvrîmes une certaine parenté avec Zola, et tous les Rougon-Macquart y passèrent; Edouard Drumont ne fut pas long à être pillé à son tour, et puis Charles Maurras. Mais ce dernier nous parut vite trop classique, trop précieux et aussi trop vertueux ou attardé sur certains points, alors rapidement, nous revînmes à Céline, nous émerveillant sur ses écrits les moins connus: la nouvelle de Neuf et une: Secrets dans l'île, l'Hommage à Zola, sa thèse sur Semmelweis.
Possédant tous un portrait du maître dans notre chambre, au-dessus de notre table de travail, et sur celle-ci l'essentiel de son œuvre, puisé dans les rayons d'occasions des librairies de Tunis, nous envisageâmes un jour de fonder un Cercle Louis-Ferdinand Céline avec séances de travail ou de lectures, impression d'un bulletin, création d'une chaîne internationale des céliniens, etc. Ce beau projet demeura à l'état de souhait quand nos seize, dix-sept ou dix-huit ans évoquèrent les obstacles matériels qui avaient noms: local, imprimerie à main, argent pour ceci, argent pour cela.
Quoi qu'il en fut, nos compositions portèrent la trace de notre culte de l'écrivain - du pamphlétaire surtout - et nos professeurs de français respectifs observèrent, ébahis, une transformation s'opérer chez nous, métamorphose qu'ils mirent sans doute au compte d'une puberté retardée ou de mauvaises fréquentations.
La guerre vint, les prophéties de Céline, ses avertissements amers se trouvèrent vérifiés. Notre amertume, née de la défaite de notre pays, se trouva tempérée par la solennité et la dignité des appels du Maréchal. Nous attendions cependant - comme des croyants entretiennent leur foi en suivant la messe - le chant désespéré et magnifique de Céline, mais, en dehors des Beaux draps et les larges citations de L'École des cadavres -, introuvable - dans la presse, rien ne vint jusqu'à nous.
Nos destins - ceux de mes amis et le mien - empruntèrent des routes différentes. Certaines aboutirent à ce que l'on a appelé, depuis la mort de Brasillach et Drieu La Rochelle, "une impasse". Toutes, ou presque, en tout cas ne nous ramenèrent point à ce qui fut le lieu géométrique de notre adolescence: le célinisme.
Le géant de notre enfance réapparut bien plus tard. Notre vie mûrie n'avait plus besoin de lui. Elle se contentait du pâle souvenir de l'enthousiasme d'antan. " lion à l'échine brisée", suivant la belle image de Robert Poulet, ne pouvait plus ressusciter cette foi de nos dix-huit ans éprouvée durement par le naufrage de nos idées, le massacre ou le silence de nos maîtres, les persécutions ou contraintes que nous subîmes de longues années durant.
Je me souviens qu'un de mes familiers vécut l'exil de Sigmaringen en compagnie de Céline. Les seules anecdotes qu'il m'en rapporta concernent le comportement de l'écrivain lors des alertes aériennes. Aux premiers coups de la "Flak", Céline éperdu cherchait son matou, le fameux Bébert, et une fois celui-ci abrité au creux de son bras, s'inquiétait de la présence de sa femme: "Tu me suis, n'est-ce pas? Tu me suis bien...". En dehors de ce propos tragicomique, un trait prophétique, encore un -, le dernier peut-être du Céline première époque : "Les Soviets sont les plus forts, ils tiendront toute l'Europe, mais ils hériteront des dépouilles des démocraties, c'est-à-dire de la juiverie. Ce sera leur tour alors de faire de l'antisémitisme..."
1957, publication de l'interview de L'Express. Magistral coup de talon dans la fourmilière célinienne. L'édifice est remis sur ses bases aussitôt, grâce au Château l'autre. Double émotion chez les admirateurs de Bardamu car si le politique consent à avouer sa défaite, la silhouette gigantesque de l'écrivain émerge à nouveau à l'horizon. Toute la critique est unanime: le lion n'a pas l'échine brisée comme on l'a cru à tort pendant dix années. Son cri retentit comme dans le passé: aussi fort, puissant, aussi redoutable.
Les tirages du Voyage, de Mort à crédit se font importants; c'est à Paris et en province la chasse aux éditions rares des Céline quels qu'ils soient; on assiste à la quasi disparition - insolite et révélatrice - des quatre pamphlets condamnés mais toujours en circulation; enfin, l'on attend l'œuvre suivante.
Elle viendra, et ce sera Nord, pesant, lui aussi, ses mille pages, comme dit Max Dorian à propos de son premier roman. Céline laisse entendre qu'il nous donne là la pénultième phase de son voyage dans le Nord de l'Europe. En effet, les Russes occupent Berlin, et le couple Céline s'apprête à franchir la Baltique. Nous refermons Nord avec le sentiment que nous connaîtrons enfin dans le livre suivant, qui sera l'épilogue de son aventure européenne, le secret du Céline à la fois pamphlétaire et romancier. Ces cinq années de vie misérable au Danemark: la prison, la maladie, la persécution, doivent nous livrer le mystère de Céline, docteur en médecine devenu premier romancier de son pays puis, aux dires de ses adversaires, "l'homme au monde le plus dangereux après Adolf Hitler...".
Il n'y aura pas de mystère Céline. Tout a commencé avec ce livre Voyage au bout de la nuit, nous a-t-il dit dans la préface d'une réédition. Le voyage se poursuivra avec ses manuscrits publiés une année ou l'autre, Guignol's band II, Rigodon, ses lettres, les brouillons que l'on a pillés et qui réapparaissent un peu partout, on connaîtra la suite des mésaventures de Bardamu, mais cela nous apportera-t-il quelque chose de nouveau et en avons-nous besoin vraiment ? Le message de Céline, son appel à l'humanité tout entière, son chant désespéré et unique - quant à la densité et à la diversité - dans la vie des hommes, de tous les hommes, n'est-il pas désormais éternel ? Ne retentira-t-il pas à tout jamais au-delà des âges, jusqu'à l'extinction de l'espèce humaine?...

René PELLEGRIN

P.S. - Pour les âmes avides de nouveautés céliniennes, le père de Bardamu leur en réservait une, et de taille: elle nous est exposée dans le cahier spécial de L'Herne en ce début d'année 1963, soit un peu plus d'une année après la disparition de l'écrivain, à travers les témoignages et documents produits par d'anciens amis ou familiers.
Louis-Ferdinand Céline n'a pas eu l'enfance ni la jeunesse misérables qu'il s'est complu à décrire dans son Mort à crédit avec l'aide de son héros; ses parents étaient d'honorables bourgeois aisés, et notre "issu du peuple", Louis Destouches, descendait en réalité d'un de Lenthillère et d'une de Villaubry; tout premier héros de la guerre 14-18, il n'a jamais été trépané, mais gravement blessé au bras et pour toujours assourdi par le bruit de l'explosion; à aucun moment de sa vie, il n'a été le bourgeois établi et rangé qu'il prétendait avoir été, mais un authentique anarchiste de cœur et de pensée…
D'autres démystifications sont exposées là, dans ces pièces inattendues. Et de leur lecture s'élève, véritable écho de la stupéfaction et du désarroi des biographes et disciples du maître, le rire discret et moqueur de Bardamu jouissant, par-delà la mort, de la dernière farce qu'il leur réservait.