Le mystère Bardamu
Depuis trois mois, le Voyage au bout de la nuit stupéfiait les chaisières. Dans les Saint-Sulpice du bon goût, de furibonds prédicateurs ségosillaient à huer "lobscénité", "lordure" de ce prodigieux placenta que, pendant quinze ans avait gonflé de ses sucs et de ses fiels, mitonné au feu de ses fièvres, et quil venait de sarracher des tripes, pour le jeter là, tout fumant, sous le nez de lhonorable société.
Nous, les encore jeunes de ce temps-là, nous hurlions denthousiasme. Pour nous, ce livre nétait pas quun chef-duvre. Cétait une libération. Non seulement Céline osait dire des choses furieusement désobligeantes pour lhumanité, cette vacherie verticale toujours en train de brouter la mandragore amère des grands Montfaucons sous la lune ; mais la façon quil avait de dire ces choses nous révélait une liberté décrire dont nous neussions jamais osé rêver sans son exemple. Nous découvrions, grâce à lui, quil était parfaitement licite d"avoir sa langue et sa syntaxe à soi à condition, bien sûr, de les charpenter dautre chose que de nouilles à leau et que le style rond-de-jambe, la phrase en queue de chat, laction de grâces et le blasphème tirés à quatre épingles nétaient que timidités, poltronneries, politesses, eau bénite de cour, une cour au fond de laquelle le talent le plus fier finissait fatalement par sasseoir sur les chiottes.
Et puis, comme il nous était sympathique, lhomme Céline, cet inconnu ! Songez que Les Nouvelles littéraires consacrant une page aux lauréats possibles du Goncourt (que le Voyage nallait dailleurs pas obtenir), page illustrée des binettes de ces messieurs, avaient dû laisser vide le cadre réservé au visage de Céline. Pas un reporter navait pu dénicher la photo du mystérieux et discret docteur Destouches !
Quelques semaines plus tard, le succès du Voyage ayant pris deffarantes proportions, une tenancière de salon littéraire et mondain se permit dinviter Céline, quelle tenait à présenter aux familiers de son zoo :
"Cher Monsieur,
Nous navons pas lhonneur de vous connaître, mais notre vif désir est de vous
avoir à lun de nos prochains vendredis..."
La réponse vint par courrier :
"Madame,
Je regrette davoir à décliner votre invitation. Je ne sors jamais. Vous ne me
connaissez pas, mais moi je vous connais bien..."
Et de consterner le bas-bleu en lui révélant que, lui, Céline, ayant fait naguère le métier de garçon livreur chez Potin, il avait eu, un jour, en telle année, "lavantage" de porter quelques kilos de camelote chez la dame, sans toucher un rond de pourboire...
Pas grand-chose : quatre lignes dinsolence tranquille.
Oui, mais croyez-vous que ces quatre lignes, un Paul Guth, par exemple, serait capable de les écrire et de les expédier ? Il est vrai que Paul Guth, lui, est toujours livreur. Il est tenu de ménager la clientèle.
"Il ma fallu, mécrivait alors Céline, il ma fallu servir pendant tant dannées, de fils, de serf, de paillasson, de héros, de fonctionnaire, de bouffon, de vendu, dâne, décureuil, à tant de légions de fous divers, que je pourrais peupler tout un asile, rien quavec mes souvenirs. Jai nourri didées, defforts, denthousiasme, plus de crétins insatiables, de paranoïaques débiles, danthropoïdes compliqués, quil nen faut pour amener nimporte quel singe moyen au suicide."
Il me disait des vénéreux littérateurs en vogue :
"Faire leurs besoins devant tout le monde, sen flatter avec dinfinis tortillements de plume, et les voici ravis, parvenus au comble de la distinction, dans le cur même de la poésie ! "
Et comme je lui reprochais davoir le pessimisme grandiose mais sans issue :
"Tout est à refaire, cher confrère. On ne peut rien bâtir avec du carton et des morts. ¹ "
Ses lettres : dexténuants hiéroglyphes. Un trait vaguement sinueux en travers de la page, cétait une phrase. Déchiffrée, la phrase bouleversait, comme celle-ci, quun soir, on lentendit prononcer à Médan : "La rue des Hommes est à sens unique, la mort tient tous les cafés ; cest la belote au sang qui nous attire et nous garde."
***
Il y eut un second chef-duvre : Mort à crédit.
Il y eut ensuite, incompréhensible, la rugissante explosion dantisémitisme, dont je me suis toujours demandé sil ne sagissait pas, au fond, dun apocalyptique canular.
Et puis, il y eut la guerre et la libération. Il y eut Céline en fuite, écopant dun an de prison par contumace (un acquittement ou presque...). Semblant de condamnation dont cérébralement "choqué", je veux le croire Céline en exil fit un drame démesuré. Il y eut Céline amnistié, rentré en France, osant écrire ceci (je cite de mémoire) : "Brasillach a eu de la chance : lui, au moins, "ils" lont fusillé tout de suite..." Cétait bête, cétait fou, et même assez odieux.
Folie de la persécution ? Cest ce que je préfère encore croire.
***
Voilà deux ans, par un beau jour dété, Breffort et moi roulions vers de fraîches banlieues où nous attendaient des Mouillottes, quand, en traversant le Bas-Meudon, lidée nous vint daller serrer la pogne à Bardamu.
Une ex-villa bourgeoise réduite à létat de masure. Un vaste jardin darbres et dherbes folles, où des chiens sans race aboyaient, confinés derrière un treillage. Au seuil de ce qui devait être la cuisine de la bâtisse, frileusement pelotonné sur une chaise, nippé, comme un clochard, de kilos de houppelande crasseuse, le visage maigre, ravagé, de ses yeux dhalluciné, pleins dune indicible méfiance, Céline cétait lui nous regardait venir.
Il se leva péniblement. Appuyé sur une canne, sil fit deux pas vers nous, ce fut comme dans un recul, tant sa démarche trahissait on ne savait quelle angoisse. Je me nommai. Il me regarda, hébété. Visiblement, je nétais pour lui quun inconnu. Breffort, gêné, crut devoir prononcer le nom dAlbert Paraz, Paraz lami commun qui venait de mourir, le défenseur frénétique, le premier et longtemps le seul quavait trouvé Céline, aux jours les plus noirs de son exil. Alors, en réponse à ce nom, Céline eut un geste las, que sa lenteur fit encore plus moche : le geste qui balance une épluchure par-dessus lépaule...
Il ny avait plus quà prendre congé, ce que nous fîmes. Lentrevue navait pas duré trois minutes. Nous repartions, le cur lourd, désolé. Plus dillusion possible sur le Céline du Voyage et de Mort à crédit : un homme fini, une épave, un tas mous de détritus, là où le génie avait eu de si robustes racines. Nous en aurions pleuré, et je crois bien avoir vu Breffort, à son volant, sessuyer le bout dun cil, à la sauvette.
Seulement, quelque temps plus tard, Céline passait à la télévision, recevait des interviewers de presse, et, lucide, tenait copieusement le crachoir, à pleine page et à plein écran...
Sétait-il moqué de nous ? Pourquoi cette comédie plutôt macabre ? Nous ne le saurons jamais. Mais la-t-il su lui-même ?
***
Céline, jirai bientôt vous revoir. En ami. Vous serez moins bavard que jamais. Nous échangerons des silences. Mais je vous chuchoterai tout de même que votre pierre tombale est digne de porter cette devise, que, géniale tête de lard, vous dictiez naguère à Paraz :
"Sur ma tombe, une seule épitaphe : "NON ! "
Jérôme GAUTHIER ²
(Le Canard enchaîné, 12 juillet 1961)
Notes
1. Ces extraits de la lettre de Céline à lauteur furent déjà publiés par lui dans Le Canard enchaîné du 25 octobre 1933. Voir Cahiers Céline 1 [Céline et lactualité littéraire, 1932-1957], Ed. Gallimard, 1976, pp. 90-91.
2. Jérôme Gauthier était le pseudonyme de Pierre Châtelain-Tailhade alias Clément Ledoux
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