Visite chez Céline
Armin Mohler, ancien secrétaire d’Ernst Jünger et
théoricien de la " Révolution conservatrice ", est
décédé ce 4 juillet. En hommage à cette grande figure, nous
reproduisons la relation de sa visite à Céline, en novembre 1956. Ce
texte a été publié au moment du décès de l’écrivain.
Louis-Ferdinand Céline,
le grand " berserker " de la littérature française,
vient de mourir. Quand les journaux ont annoncé, dans de timides
brèves, qu'il était très malade ; il était, en réalité, déjà
mort et enterré ¹. Au début, on ne savait même pas où se situait sa
tombe. Au compte-gouttes, les nouvelles ont filtré quant aux
circonstances qui ont entouré sa mort, circonstances qu'il aurait très
bien pu inventer lui-même. Tandis que sa veuve, et quelques rares amis,
se trouvaient au cimetière, des individus sont entrés chez lui et ont
volé une partie des manuscrits (des inconnus les ont ensuite proposés
à la vente chez des bouquinistes). Les voleurs n'avaient toutefois pas
emporté le dernier manuscrit sur lequel il travaillait et qui se
trouvait sur sa table de travail. La dernière phrase, interrompue,
évoquait les Chinois, s'avançant jusqu'à Cognac et sombrant dans
l'ébriété ².
En l'année 1932, l'irruption de Céline dans le jardin de la
littérature, si bien entretenu par l'Académie française et par la
Sorbonne, constitue en vérié le dernier grand événement des lettres
françaises (et non pas de la littérature). Son premier roman venait de
paraître à l'époque, Voyage au bout de la nuit (le titre est
repris d'une chanson sur la bataille de la Berésina que chantaient les
soldats suisses qui avaient accompagné Napoléon en Russie). Céline y
introduit non seulement l'argot, mais la langue telle qu'elle est
réellement parlée, vécue, haletante, ce qui a insufflé une vigueur
nouvelle aux lettres de son pays. Des hommes comme Sartre ou Malraux ont
toujours reconnu, avec gratitude, au-delà de tout ce qui les opposait
idéologiquement à Céline, que sans ce bris de barrage célinien, la
plupart des grandes choses qui ont été faites en France, en dehors des
schémas classiques, n'auraient pas été possibles. Par la suite,
Céline est resté prisonnier de ce premier grand jet. Ce qu'il a écrit
ultérieurement n'était, au fond, qu'une succession de nouvelles
variations de Voyage au bout de la nuit, un flot de prose,
sauvage et grossier peut-être, mais aussi capable de tendresse pudique,
une prose où, sans cesse, trois points remplacent la ponctuation
habituelle. Ces points sont des signes qui indiquent la respiration,
car, dans ce type d'écriture, l'imprimerie n'est jamais qu'un adjuvant
; cette écriture doit s'entendre. Les connaisseurs conservent les
disques, trésors particulièrement appréciés, où l'auteur lui-même
ou des acteurs comme Arletty ou Pierre Brasseur lisent cette prose ³.
Alors on sent soudain quel rythme elle a, on sent qu'il y a là une
" certaine mélodie ", que peu d'écrivains sont capables de
rendre.
Au cours de ses dernières années, Céline a vécu comme un original,
qui évitait les hommes, dans une maison délabrée de la banlieue
Ouest. Dans le cabinet de ce médecin des pauvres, presque plus personne
ne venait encore, car un médecin qui ne prescrivait pas tout un paquet
de médicaments, comme le font ses collègues français, et qui, de
surcroît, ne réclamait presque jamais ses honoraires, ne devait pas
valoir grand chose. Il vivait de ce que gagnait sa femme, très
courageuse et bien plus jeune que lui, en donnant des cours de danse et
en prodiguant des leçons de gymnastique thérapeutique 4. Il
y a environ trois ou quatre ans, j'ai rendu visite à cet homme, qui
vient de mourir à l'âge de 67 ans.
L'un de ses rares amis nous avait recommandés, un Suisse à moitié
russe 5 et moi-même, ce qui nous a ouvert ses portes car,
autrement, elles restaient fermées. Les préliminaires de cette visite
se sont effectués selon le rituel français : j'ai d'abord écrit une
lettre, où j'annonçais le jour et l'heure où je téléphonerais, afin
de solliciter une visite. (Tout appel téléphonique d'un étranger
sans avertissement préalable par lettre est considéré en France comme
une entorse grossière à la bienséance ; quant à sonner à la porte
sans prévenir, c'est une intrusion malvenue dans l'intimité). "
Écrivez que vous venez de Suisse ", m'avait prévenu l'ami de
Céline, car celui-ci ne veut plus voir de Français ni d'Allemands.
Ce fut un sentiment étrange, après tant d'années passées à lire les
livres de Céline, d'entendre sa voix au téléphone : elle était
rauque, sèche, comme si elle était cassée, mais demeurait vibrante,
à mon étonnement. C'était bon, nous pouvions venir. Céline nous a
donné le jour et l'heure. " Mais pas de photos – je n'aime
pas ça – c'est quelque chose pour les journâââliiiistes, pour
les cinéâââââstes. " (Céline tirait les mots en
longueur, pour exprimer son mépris). À l'heure dite, nous nous sommes
retrouvés devant le portillon du jardin. " Docteur Destouches
", le nom au civil de Céline : cette mention figurait sur une
plaque rouillée ; à côté de celle-ci, une plaque plus brillante
mentionnait les heures des cours de danse de Madame Lucette Almansor, sa
femme.
Nous sommes à la lisière de Meudon, dans un triste paysage de
banlieue, une banlieue faite de brics et de brocs : des rues dont la
construction a commencé, des jardins entamés, des maisons plantées
là dans un style inadéquat. La maison qui se trouve à l'arrière du
jardin est construite en style classique, mais la pauvreté et la
solitude semblent s'y être insinuées. Quelqu'un a fait signe après
notre coup de sonnette, nous pénétrons dans le jardin et nous nous
dirigeons vers la maison. Le chemin, assez long, qui y mène, longe les
cages de dogues danois et de chiens loups dont s'entoure le misanthrope
Céline ; les chiens exhibent leurs mâchoires derrière un treillis de
fer, puis derrière une porte de verre, située au sous-sol de la
maison. Les hurlements des chiens derrière cette porte sont moins aigus
pour l'oreille que lorsqu'ils sont enfermés dans leurs cages, mais le
ton sonne plus menaçant, vu l'étouffement dû à la barrière de
verre. La figure qui nous avait fait signe depuis la fenêtre du
rez-de-chaussée se trouve maintenant près du coin que forment les murs
de la maison. C'est Céline. Je n'oublierais jamais son regard. Il
portait une robe de chambre usée, des pantalons flottants et des
pantoufles. Il ne portait pas de chemise. Dans l'échancrure de sa robe
de chambre, on apercevait un tricot, une vague encolure, à moitié
cachée par un foulard noué et très serré. Les cheveux, mal coupés,
lui tombaient bas dans le cou ; la barbe, non rasée depuis longtemps,
était longue de plusieurs centimètres. Il n'a pas levé les yeux
lorsqu'il nous a tendu la main, la tête détournée. Et il n'a toujours
pas levé les yeux lorsque nous avons pris place dans la pièce des
prescriptions au rez-de-chaussée. Cette pièce, non plus, je ne
l'oublierai jamais. Il y avait une vaste table, des chaises, où
s'empilaient des papiers et des livres, ce qui ressemblait à la
superposition d'autant de couches géologiques. Au milieu de la table,
sur les papiers, un chat dormait, les pattes étendues de tout leur
long. Plus tard, quad le perroquet dans sa cage collée au mur, se mit
à croasser d'une voix rauque, le chat a dressé brièvement la tête,
puis s'est remis à somnoler sans avoir bougé de place. Derrière
l'écrivain profondément enfoncé dans sa chaise, on voit des cartes
chamarrées épinglées au mur. De loin, elles ressemblent à des
icônes. Puis, en regardant de plus près, je découvre que ce sont des
schémas de la musculature humaine.
" Que voulez-vous de moi ? ", nous dit Céline, abrupt.
" Je n'ai plus rien à dire ". Le voilà donc, c'est
bien lui. Nous sommes heureux qu'il ait trouvé refuge au Danemark à la
fin de la guerre, que les Français n'ont pas eu l'occasion de le
traiter comme les Norvégiens l'ont fait avec leur grand écrivain
Hamsun ou comme les Américains avec Ezra Pound. La conversation n'a pas
bien commencé. Nous lui avions apporté une bouteille d'un vieux
Pommard, très précieuse, que nous voulions lui offrir. Il a refusé
d'un geste ennuyé : " Buvez-la à ma santé – je ne me
nourris plus que d'eau et de nouilles ". Nous avions bien
entendu oublié les nombreux passages de ses livres où il brocarde les
Français, en disant qu'ils sont un peuple abruti par l'alcool. La
conversation traîne péniblement en longueur. Elle devient cependant
plus vivante quand Céline, pendant une longue minute – morceau
de cabaret fascinant – tresse littéralement des phrases les unes
après les autres, sur un ton persiflant, pour donner des exemples de ce
qui, en France, est considéré comme le " bon style ". Il
ajoute qu'à part lui trois hommes seulement écrivent avec style dans
la littérature française d'aujourd'hui : le jeune Morand, le Barbusse
du Feu et, enfin, Ramuz (ce dernier nom n'est pas une flatterie
qu'il nous adresse, [à nous Suisses], car il a souvent évoqué Ramuz).
Puis la conversation s'alanguit à nouveau. Céline n'a toujours pas
levé les yeux. Résigné, je m'efforce de trouver une formule pour
prendre congé et je me dis : tu aurais dû savoir que cela n'a aucun
sens de rendre visite à un grand homme. Mais, soudain, une idée
diabolique me vient à l'esprit. Je veux réveiller cet homme, qui
semble parti au loin, car je ne le verrai sans doute plus jamais, je
veux qu'il me présente son visage que j'avais eu si souvent devant moi,
en imagination. J'ai senti instinctivement, avec la rapidité de
l'éclair, comment faire pour qu'il abandonne son masque.
En 1951, Céline était revenu d'exil. En 1951 aussi, les Strahlungen
d'Ernst Jünger, qui sont ses journaux de la deuxième guerre
mondiale, avaient été publiés en traduction française. Dans ces
carnets, Jünger mentionne une conversation explosive qu'il a eue
pendant l'occupation allemande de la France avec un Français. Jünger
avait donné à ce Français un pseudonyme, mais le traducteur, sans
avertir Jünger, avait tout simplement remplacé ce pseudonyme par
" Céline ".
À cause de cette indiscrétion, une succession de procédures ridicules
et désagréables pour les deux parties s'ensuivit. On eut recours aux
tribunaux 6. Pour Céline, il avait été très désagréable
de voir se raviver à nouveau tout le débat sur sa pseudo-collaboration
avec les Allemands, débat qui s'était assoupi au moment de son retour
en France. Tout cela me repassait dans la tête avec la vitesse de
l'éclair et j'ai dit à Céline qu'il nous avait reçu fort aimablement
mais que je ne voulais pas lui dissimuler que j'avais été le
secrétaire de Jünger. L'effet de cette divulgation fut étonnant. Pour
la première fois, Céline lève la tête, pour la première fois, il me
regarde droit dans les yeux. De sa bouche s'écoule alors un flot de
gros mots, prononcés à froid, un flot de ces gros mots si nombreux
dans ses livres. Il répétait sans cesse deux expressions : " Ce
petit Boche... cette espèce de flic. "
Ce qui était déroutant, c'est que Céline, en prononçant ces mots, ne
s'énervait pas, n'élevait même pas la voix. Il n'était pas
hystérique, ou alors c'était une hystérie sur glace ! La mention du
nom [de Jünger] l'avait réveillé. Il nous a alors accompagnés dans
le corridor vers la porte de la maison et a commencé à nous parler
avec jovialité. De biais, il s'est mis à regarder l'homme qui
m'accompagnait et a prononcé cette remarque : " Vous avez là
une belle barbe. Une barbe comme Trotski. ". Mon compagnon
s'est quasiment liquéfié, je suis intervenu et Céline a ajouté, en
pondérant ses propos : " Oh, Trotski, c'était un
"malin" ". C'est-à-dire un irrévérencieux, un
homme intelligent, avec une tendance à la roublardise. Pour Céline, le
terme "malin" est un terme positif, dans tous les cas de
figure, car il venait tout juste de qualifier son chat de
"malin" (Les lecteurs de Céline savent qu'il a trimbalé son
chat préféré, Bébert, dans une musette qui lui pendait sur le ventre
à travers toute l'Allemagne en flammes, à l'heure de son
effondrement).
Céline nous a accompagnés dans le jardin. La conversation devenait de
plus en plus vivante. Dans la maison, elle avait duré à peu près dix
minutes. Dehors, elle s'est bien prolongée pendant trois quarts
d'heure, avec les chiens écumant qui grondaient dans leurs niches. Un
vieillard brisé nous avait reçus. Maintenant, nous nous trouvions face
à un Céline qui faisait étonnamment jeune. (Plus tard, un homme qui
le connaissait bien m'a dit : " Cela a toujours été ainsi, même
du temps de Voyage au bout de la nuit. Lorsque nous passions
toute une soirée avec Céline, on avait toujours l'impression, à deux
moments, qu'il était mort, mais entre ces deux moments d'abattement, il
vibrait et pétillait. ").
Céline exprimait dans le jardin, avec une force intarissable, les
contenus habituels de ses livres : rien en lui ne s'était éteint, ni
la haine ni l'amour, qu'il recouvrait d'un drap de grossièreté. C'est
ainsi que l'on se représente un barde celtique. Mon compagnon lui
demande alors si l'évocation récurrente des Celtes dans son œuvre relève
du hasard. " Nullement ", répondit Céline, " ma
première femme était Bretonne. Ensuite, que dit-on des Celtes ? Qu'ils
étaient poètes – je le suis ; qu'ils étaient sales – je le
suis aussi ; qu'ils étaient des ivrognes – non, ça, je ne le suis
pas, je ne me saoûle pas. ". Dans cette longue suite d'images
et de mots, je me rappelle qu'il a désigné une villa voisine,
abandonnée. Jadis, un général y avait passé sa retraite; au
dix-neuvième siècle, lors des nombreux désordres qui secouaient
Paris, il avait fait tirer sur les insurgés. Céline ne parle pas de
lui avec horreur, ni avec respect, mais avec une sorte de mépris froid,
un mépris qui se borne à constater. Souvent, son regard se portait en
direction de Paris, où une cloche de smog indiquait le lieu où
s'étendait la ville. Il y avait longtemps qu'il n'y était plus allé.
Il n'irait plus.
Puis, progressivement, le feu, à nouveau, s'éteint, Céline sombre une
fois de plus en lui-même. Nous prenons congé. Courbé, l'écrivain
retourne dans la maison, dans sa chambre des prescriptions, où plus
personne ne lui rend visite, parce qu'il n'y a pas là de ces appareils
pimpants.
En ravalant notre salive et en nous raclant la gorge face aux horribles
chiens qui nous fixent, nous quittons le jardin négligé, et les propos
de Céline nous repassent dans le crâne, notamment quand j'avais
utilisé l'expression " Les Français ". " Les
Français ? ", avait-il dit en riant de sa voix cassée, "
mais ils n’existent plus ! Je suis le dernier Français. ".
Armin MOHLER
Texte repris de Von rechts gesehen, Stutgart,
Seewald Verlag, 1974, pp. 293-298.
Notes
1. Le 3 juillet au soir,
Lucette Destouches accepta de laisser publier un communiqué sur l’état
de Céline qui " s’est subitement aggravé ", alors
qu’il était décédé le 1er juillet. L’inhumation au
cimetière de Meudon eut lieu le 4 juillet. C’est ce jour-là que le
décès fut annoncé dans la presse.
2. Allusion à la fin de Rigodon
(éd. postume en 1969) : " qu’ils viennent, qu’ils osent les
Chinois, ils iront pas plus loin que Cognac ! il finira tout saoul
heureux, dans les caves, le fameux péril jaune ! encore Cognac est bien
loin... milliards par milliards ils auront déjà eu leur compte en
passant par où vous savez... Reims... Epernay... de ces profondeurs
pétillantes que plus rien existe... "
3. Erreur de l’auteur
à propos d’enregistrement où Céline lirait sa prose. L’allocution
" Céline vous parle " constitue une improvisation. Il existe
néanmoins un enregistrement, datant de 1959 et conservé à la
Phonothèque Nationale, où l’écrivain lit des extraits de Nord. Voir
L’Année Céline 1998, Du Lérot-IMEC Éditions, 1999, p. 173.
4. Inexact. Céline
vivait aussi des avances consenties par Gaston Gallimard.
5. Il s’agit de Sergius
Golowine. Voir François Gibault. Céline, III. Cavalier de l’Apocalypse,
1944-1961, Mercure de France, 1981, p. 287.
6. Au sujet de l’affaire qui opposa Céline à
Julliard, l’éditeur de Jünger, voir F. Gibault, op. cit., pp.
277-287.
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