(1903-1977)
On sait peu de choses sur Jeanne Feys-Vuylstecke.
Elle est connue des céliniens pour avoir correspondu avec Céline au moment de
lexil danois, et ce, dès 1946, alors quil était emprisonné à Copenhague.
Elle lui rendit même visite à Klarskovgaard en avril 1951. Âgée alors de quarante-huit
ans, elle habitait en Belgique à Geluwe (Flandre occidentale), près de Poelkapelle où
Céline fut blessé en 1914.
Riche et philanthrope, "du genre bienfaitrice et cul-béni"
(dixit Céline dans une lettre à Charles Deshayes écrite en 1948), elle na de
cesse de vouloir venir en aide au proscrit, notamment par une aide financière qui
sera, comme toutes les autres, refusée, à lexception de la vente de manuscrits,
dont la préface de Bezons à travers les âges. Elle lui envoie les articles le
concernant (elle sest abonnée pour lui à LArgus de la Presse) et
correspond avec plusieurs de ses amis, comme Pierre Monnier, Henri Mahé, Marie Canavaggia
ou François Löchen. Issue de la grande bourgeoisie francophone de Flandre, Jeanne
Feys-Vuylstecke était apparemment un personnage complexe : puritaine et catholique, mais
en même temps intéressée par largot et par un écrivain aussi peu
conformiste que Céline. Cétait manifestement une personne de caractère,
indépendante et volontaire.
À la fin de sa vie, elle se confie à un écrivain flamand, Willy
Spillebeen. Jeanne Feys-Vuylstecke lui laisse entendre quelle aurait eu une liaison
avec Céline après la parution du Voyage au bout de la nuit. Lauteur prend
des notes et décide, quelques années plus tard, de tirer un roman de cette confession,
sous le titre De varkensput quon pourrait traduire en français par Le
trou à rats. Il parut en 1985 aux éditions Manteau, à Anvers.
Affabulation ou vérité ? Il est difficile de trancher, même
sil est patent que les confidences recueillies par lécrivain ont des accents
de sincérité. Ce qui complique évidemment les choses, cest que Willy Spillebeen a
romancé tout cela, et quil est difficile de faire le tri entre ce qui fut recueilli
et ce qui relève de la transposition ¹. La lettre que Jeanne adresse à Céline en 1949
² ne laisse, en tout cas, rien deviner de ce qui se serait passé entre eux une quinzaine
dannées auparavant. Une autre explication serait que cest sa sur,
Claire Vuylstecke, qui aurait connu Céline et qui se serait confiée à Jeanne, laquelle
se serait "approprié" cette histoire. Le mystère demeure entier. Nous vous
livrons tel quel ce document, en loccurence la traduction dextraits de deux
chapitres du livre relatifs à Céline.
1. "Elle na jamais parlé ouvertement de quelque liaison
avec Céline, elle la insinuée. Lai-je mal compris ? Peut-être. Mais elle
situait la rencontre avec Céline dans les années trente au temps du Voyage ! Sa
sur, qui avait été infirmière de guerre, y jouait un rôle, mais elle ne l
a jamais éclairé. Je pense que cétait cette sur qui avait été la
personne de contact entre elle et Céline." (Lettre de Willy Spillebeen à Marc
Laudelout, 21 juillet 1995)
2. Lettre de Jeanne Feys-Vuylstecke à Céline, 8 septembre 1949, in Index analytique
des Lettres à Marie Canavaggia, vol. 3, Éd. du Lérot, 1995, p. 104.
Par où dois-je commencer pour en arriver à Céline ? Par Elsschot [NDLE : romancier flamand] ? Oui !
Mais de cette
première rencontre, cest assurément son visage qui mimpressionna le
plus : il était rayonnant, avec beaucoup de pattes-doie autour des yeux et des
larmiers profonds qui partaient des yeux à la bouche, et dautres rides encore qui
le sillonnaient, rides provoquées par un rire permanent, dû non pas à de
lexubérance, mais à une gentillesse juvénile.
Cela venait peut-être des yeux : les plus beaux yeux quil
mait été donné de voir. Parfois dun bleu de porcelaine, remplis de
mélancolie lointaine, parfois dun bleu profond, brûlant, ensorceleur. Je pense
quil forçait les femmes avec ses yeux. Et avec sa bouche, naturellement. "Je
baise grâce à ma bouche", disait-il.
Cette fois-là, lorsquil me rencontra sur le quai de la gare
du Nord, il fit immédiatement preuve dune grande gentillesse qui perdura tout le
temps de cette rencontre. Sa gentillesse me frappa également à loccasion
dautres rencontres. Je ne pense pas quil jouât la comédie. Je me souviens de
Céline comme dun homme particulièrement amical ; peut-être est-ce dû au fait que
je craignais de rencontrer un ours mal léché, un misanthrope et même un misogyne. Bien
sûr, il avait voulu me séduire de prime abord. Il y réussit dailleurs
merveilleusement. Jen restais fort troublée. Dans ma tête, je faisais la
comparaison entre Bardamu et lhomme qui se tenait devant moi, et cette comparaison
ne tenait pas la route.
Ce fut dailleurs une des premières phrases que je
prononçai. Il se fendit dun grand sourire.
Il y a aussi Robinson, mais aucun des deux ne me
ressemble, ce sont des fantômes !
Je le regardai dans les yeux : ils étaient délavés comme ceux
dun aveugle. Lui-même était devenu blanc comme un spectre. Jen frissonnais.
Mais son rire retentit à nouveau, comme une explosion limpide.
Suis-je bête... Mais non, mais non, vous êtes
ravissante, Mabel !
Je crus alors quil se moquait de moi, mais il me redit
plus tard quil me trouvait "ravissante".
Les belles femmes ne sont pas forcément des femmes stupides,
contrairement à ce que des hommes stupides osent affirmer.
Et voilà la preuve de lopération ! dit-il
avec un rire retentissant, qui nétait pas toujours un rire gai, et
avec ce sourire rayonnant qui ne brillait pas toujours.
Lors de cette première rencontre, je marchais sur des nuages
comme dans un rêve. Céline me fit découvrir son coin de Paris 5.
Ma vie, dit-il. Quartiers populaires. Impasses
puantes peuplées de femelles braillardes. Enfants morveux. Odeurs dexcréments,
crottes canines, culs-de-sac sans espoir. Jardinets envahis par les mauvaises herbes.
Voies de chemins de fer. Fabriques. Cités. Murs hauts et sales. Fumées dusine et
de trains. Baraquements et décombres, vestiges dune guerre pourtant finie depuis
une quinzaine dannées. Et puis aussi de larges avenues, tristes et poussiéreuses.
Si vous aimez le Voyage, vous devez également
aimer cette atmosphère, or je ne puis mimaginer que quelquun puisse
laimer. Moi pourtant je laime, elle me rend lyrique, me dit-il. Et ajouta
:
Jen délire !
À ses côtés, je marchais sur des pavés inégaux, ne sachant
où mettre les pieds par crainte des flaques boueuses, avec mes chaussures à hauts talons
spécialement achetées pour loccasion ! Lui, Céline, me jaugeait :
Voici ce monde, Mabel, ce monde dont on ne peut émerger
que par le fric, beaucoup de fric. Cest ce monde qui ma poussé à écrire le Voyage,
dit-il encore.
De tels propos en scandalisèrent
plus dun, lecteurs et critiques confondus. Moi, je me contentai de lécouter.
D abord, cette guerre. Puis le Cameroun, les
États-Unis, et maintenant Clichy, le dispensaire. De la merde. Et auparavant, la
pourriture du Passage Choiseul. Partout la même chose : de la merde. Et toi, quelles sont
tes origines ?
Je le lui dis : un castel au milieu des bois, une misère
bucolique capable dinspirer un peintre, une sorte de misère quil ne
connaissait pas.
Cest là que je le réalisai: la misère ici ne pouvait
inspirer aucun peintre. Elle était par trop crasseuse, par trop dégoûtante. Elle
navait plus rien à voir avec la nature. Nos hivers nétaient pas les mêmes
que ceux dici : boue, pluies, froidure, mains de père et mère gercées par
lhiver... Remugle danimaux, purin, fumier me semblaient de bonnes et saines
odeurs comparées aux mauvaises odeurs humaines dont la puanteur était pire et la
saleté, plus pénétrante. Il ny avait aucune fécondité. Seulement de
lépuisement, de la pourriture de la mort.
Lorsque je lui dis cela, il se mit à ricaner en affirmant que la
misère était partout pareille.
Ton idéalisme me met en colère, me dit-il tout en
se fendant dun éblouissant sourire.
Je lui expliquai alors ma situation actuelle : jétais dame
de compagnie dune femme riche. Il me conseilla de faire ce quen fait
javais déjà décidé de faire : rester pour de bon dans ce cadre et my
maintenir comme un petit animal agressif.
De me savoir mariée ne le dérangeait guère. Il dit seulement
avec une compassion qui me fit éclater de rire :
En te mariant, tu as laissé passer une occasion... et
maintenant ton mari a perdu son héritage...
Il devint rêveur.
Pourquoi nas-tu pas encore couché avec ton
futur beau-père ? Pour ce genre de chose, il y a toujours urgence.
À lépoque, cela ne mavait pas encore frappée.
Javais la naïveté de croire que nous nétions pas tellement différents
lun de lautre, Céline et moi. Il y avait en nous deux ce côté prolétaire
qui nous faisait combattre chacun à sa manière le dénuement, la pauvreté et la
misère. Il poursuivait son combat. Quant à moi, je restais néanmoins sur mes gardes,
étant sortie de ce milieu.
Mais pour réussir, il faut du talent. Il exerçait son métier
décrivain. Il pouvait devenir riche. Or, je le connaissais fort mal : ce
nétait pas cela quil recherchait.
Ce quil voulait véritablement, cétait un monde
meilleur 6. Il souhaitait un monde peuplé
dêtres parfaits parmi lesquels, en premier lieu, il voyait ses pitoyables patients.
Il recherchait labsolu. Il voulait tout, et lorsquil
se rendit compte que ce nétait pas possible, il se mit à mépriser tout le monde,
à vouloir tout casser, briser les gens. Et cela non plus nétait pas possible.
Comment aurais-je pu comprendre cela ? La plupart des gens, plus tard, ne le comprirent
pas non plus.
Après, je ne lisais plus vraiment lu ses livres. Je
mécartai de lui.
Et moi-même, quel talent avais-je donc ? Je réussis, à
lépoque, à me convaincre que jallais, moi aussi, me mettre à écrire. Cela
sonnait si bien à mes oreilles que je finis par y croire. En réalité, je nétais
quun corps, comme il me le fit immédiatement comprendre. Mais je refusais de
ladmettre.
Richard était déjà entré dans ma vie et, malgré cela, je me
mis immédiatement à croire que cela serait bien pour moi de voir Céline y prendre une
place prédominante. Curieux comme à lépoque aucun scrupule ne métranglait
! Dès notre première rencontre, je crus quil sagissait du seul homme que je
pusse aimer.
En fait, du restant de ma vie, et Dieu sait si elle fut longue, je
nai réellement pu aimer que Céline. Ceci semble un aveu, et cen est un, en
quelque sorte. Pourquoi donc ne pas le reconnaître moi-même ?
Dès la première fois, je fus tout de suite prête à renoncer à
une vie sans danger et de partager mon existence avec cet homme que je ne connaissais
quau travers le Voyage, quelques lettres et une première rencontre 7. Un homme qui, je le sais maintenant, vivait une vie
dun altruisme absolu mêlé à la désillusion, et puis aussi, dun cynisme
blessant - tant pour lui-même que pour les autres ; poussé quil était par un
besoin de seulement faire place nette pour toujours recommencer à zéro, ne respectant
rien ni personne, ni certainement lui-même, et plus tard du fait de sa méfiance
irraisonnée qui ne lui faisait voir partout que des ennemis. Il devint cet animal traqué
qui faisait face à un chasseur imaginaire lors dune course infernale au fond des
bois. Il devint cet innocent bûcheron qui, par le jeu du hasard, serait un Juif au nez
aquilin. Et pourtant, à supposer que jeus la possibilité dun retour en
arrière, je serais encore disposée à partager cette vie-là avec lui.
Sa gesticulation mavait déjà frappée pendant notre
première rencontre, tandis que nous finissions la soirée dans un restaurant proche de
Notre-Dame, baignant dans une atmosphère faite, de son côté, de franche camaraderie et,
du mien, dune béate adoration.
Dans ce restaurant, Céline était traité avec respect - il
était "Monsieur le Docteur", ce qui manifestement le comblait
daise.
Il eut ce geste très spécifique comme si, en haussant les
épaules, il voulait essuyer la table du revers de son bras droit. Faire table rase,
pensai-je. Il voulait reconstruire le monde. Mais pour cela, il devait commencer par tout
dynamiter.
Plus tard, jai souvent pensé quavec lui
jaurais, moi aussi, aimé faire cela. Jaurais été aussi absolue quil
létait. Mais le mot que mon amour pour lui attendait, pour devenir parfait amour et
amour total, ce mot na jamais franchi ses lèvres.
Naturellement, cétait plus compliqué que cela. Il y avait
aussi Richard, largué à Louvain. Qui, pour le temps de notre rencontre, nexistait
même plus.
Par la suite, lorsque cela ne marchait plus très bien avec un
Richard qui me délaissait, jai souvent pensé quavec Céline la vie aurait
été autre. Je sais maintenant que, bien sûr, ce nétait pas vrai. Pour cet homme,
aucune femme ne pouvait rien. Il ne souhaitait dailleurs nullement être aidé par
une femme. Mais chaque fois, je pensais aussi que jaurais pu le préserver de
lui-même, le sauver de sa haine. Mon amour contre sa haine, pensai-je lorsque
jappris quil avait laissé publier Bagatelles pour un massacre et que
toute la presse se déchaînait contre lui.
Il y a maintenant longtemps que je nai plus la naïveté de
croire quon peut aider un être humain malgré lui. Même avec tout votre amour, on
ne peut pas. Mais à lépoque javais cette naïveté. Jai aimé Céline.
Je lai aussi compris. Et jai saisi quil était différent du personnage
quil jouait. Je savais que si lon était bon pour lui, il était également
bon pour vous. Il faisait preuve de réelle bonté pour ces pauvres anonymes qui hantaient
ses consultations au dispensaire municipal, tuberculeux et syphilitiques, ivrognes et
pauvres, les épaves de Paris. Il en parlait souvent et aimait sétendre sur le
sujet. Il les aimait. Il avait vu et partagé tant de maux.
Les hommes sont mauvais, disait-il.
Mais tout être humain est bon et mauvais à la fois ; et les
quelques-uns qui, dune façon absolue, veulent être lun ou lautre,
rendent la vie impossible à eux-mêmes toujours, à dautres souvent. Céline
faisait partie de ces êtres rares. Peut-être, rêvait-il de surhommes : la preuve
qun grain de folie lhabitait.
Il a toujours voulu faire le bien. Il a trébuché sur la
méchanceté des autres et sur ses propres limites, lui, ce rêveur dabsolu.
Cest ainsi.
Il cherchait lhomme parfait. Mais la perfection nest
pas de ce monde. Il fit lexpérience de son contraire : de la mort universelle
quen bon médecin il essayait de combattre et qui lavait toute sa vie déçu
dans son attente (cette petitesse sans limites de sa propre jeunesse, cette guerre, ce
monde entièrement malade du Voyage, tout cela était autant de mots différents
pour désigner la mort).
Il voulait anéantir tout cela au laminoir de son style, tout
niveler, réduire le tout à des fondations en béton sur lesquelles il était possible de
construire. Construire, oui ! Mais construire quoi ? Il lignorait lui-même.
Cétait son désespoir. Cela provenait de la guerre. La vie était devenue un
cauchemar. Ce nétait pas pour rien quil évoquait Bosch et Breughel.
Tout cela, après tant dannées, je le pense encore. Je lui
trouve des excuses, et je laimerai jusquà la mort.
Oui, Céline et moi, cest de cela que nous parlions. Et
cela, cétait le principal sujet de ses lettres. Jamais beaucoup de mots.
Je lui rendis visite rue Lepic. Il vint me voir deux ou trois fois
à Anvers 8. Il y prit une chambre
dhôtel pour nous deux. Chaque fois, il venait du Danemark ou de Suède, du moins
pour autant quil men souvienne.
Jaimais cet homme désespéré au rire radieux. Plus tard,
je nai plus aimé personne dautre, du moins de cette façon.
Je trouvais un tel romantisme dans le bleu de porcelaine de ses
yeux qui concentraient toute la peine du monde. Mais qui dautre que moi voyait de
telles choses ?
Son visage distingué était en complète contradiction avec ce
quil écrivait. Sa manière caractéristique dintroduire soudain des
expressions des plus grivoises et des plus triviales dans cette superbe langue française
quil emplissait dun rythme obsédant, haletant, transpirant, entraînant,
dédaigneux, ironique, pérorant pour créer un langage véritablement parlé. Il semblait
être un danseur. Je suivais ses éclats, fascinée et sans voix. Je laimais. Lui,
par contre, ne maimait pas. Du moins, pas de la même façon. Il ne maimait
pas assez; ce qui, dans son optique, signifiait quil ne maimait pas du tout.
Finalement, jéprouvais pour lui un besoin fou qui me
faisait mal lorsque jy pensais. Une sorte de manque fébrile et physique que je
ressentais dans mes seins et dans mon ventre. À en avoir le souffle coupé. Le vertige.
Il sagissait évidemment de désir sexuel. Jai
maintenant conscience que, derrière tout cela, il y avait une sorte
dauto-flagellation, dinsatisfaction, qui grandit plus tard lorsque durant des
mois et des mois où Richard ne me donna aucun signe de vie.
Naturellement, par cet absolu Céline recherchait aussi
labsolu dans lamour. Il était un chercheur de Dieu qui ne croyait pas en
Dieu, mais en lHomme achevé. Il existe dautres hommes qui sont ainsi, et de
nombreux. Et ils sont plus dangereux que ceux qui croient en Dieu, jen ai bien peur.
À cela, finalement, je napporte aucune explication.
Dans mon amour, jétais plus simple, moins portée vers ce
soi-disant absolu. Cest pour cela, me le suis-je souvent dit, que je ne suis pas
devenue écrivain. Parce que, contrairement à Céline, je ne portais en moi ni ange ni
bête.
Ce que je compris plus tard, cest que Céline navait
pas pris au sérieux lamour qui mavait gagné à ce point. Il se servit
abusivement de mes pauvres récits, pensai-je, dans le seul but de mavoir dans son
lit. Mon corps.
Il se mit à chercher pour moi un éditeur français. Même
maintenant je ne mets pas en doute quil lait fait, tout en sachant dès le
début quil nen résulterait rien de concret. Car mes récits ne valaient pas
un clou.
Il ne ma jamais donné son avis sur mon travail. Mais, par
contre, il me fit de nombreux commentaires sur mon popotin, mes nichons, mes cuisses, mes
longs cheveux que je laissais défaits et qui, Dieu merci, avaient le don de le rendre
lyrique, dun lyrisme noir. Du Baudelaire. Je fonçais. Avec les yeux grands ouverts
et la bouche gloutonne. Avec un corps gourmand.
Finalement, je me jugeais tout le temps trop banale pour lui. Au
fait, je nétais guère plus quune gamine soffrant à lui et dont il
abusa, car il usait de tout et de chacun, ainsi que de lui-même dailleurs .
Il finit par me faire comprendre que la vie que je menais ne me
pousserait jamais à écrire.
Je devais également essayer de faire quelque chose de ma vie avec
Richard. Soudain lexistence mapportait la sécurité. Et le fait dêtre
subitement devenue riche maida à trouver la solution à mes problèmes, une
solution qui était probablement mauvaise. Jaurais peut-être dû rompre avec
Richard, et cest davec Céline que je coupai les ponts. Je nai à ce
sujet aucun autre commentaire à faire: je dois admettre quau sein même de ma
tranquillité, je frémis soudain dhorreur devant le chaos quil incarnait.
Naturellement, javais déjà compris à lépoque que
ma liaison avec Céline ne pouvait aboutir à rien. Il était lhomme dun
extraordinaire jour de vacances et non pas celui de toute une vie.
Lépisode "Céline" ne me fit éprouver aucun
scrupule. Pendant ce temps, javais une curieuse conception de vie qui me faisait
lappréhender de cette même façon, pour pouvoir men inspirer dans mes
écrits.
Et je trouvais également quau moins jy mettais
beaucoup dambition. Céline nétait pourtant pas nimporte qui. Mais,
devenue riche, je me perdis dans les méandres de mon esprit. Nayant pas réussi à
me lattacher, je finis par me persuader que cétait moi qui ne voulais plus de
lui. Par fierté.
Et parce que jétais devenue riche, notre correspondance
devint moins importante à mes yeux et se fit donc plus rare. Adieu, Céline. Adieu, mes
écrits.
Je lui adressai une brève lettre de rupture dans laquelle je lui
fis savoir que je venais dhériter et que je souhaitais réorganiser ma vie. Je le
priai de meffacer complètement de sa vie. Ceci était bien superflu puisquil
mavait affirmé navoir conservé aucune de mes lettres, et que je le croyais.
Je lui écrivis que, de mon côté, jallais brûler ses lettres. Ce que je fis,
comme sil sagissait dun rite.
Je les brûlai dans lâtre de la chambre où javais
pris lhabitude de lui écrire. Je profitai de loccasion pour réduire en
cendres les brouillons de toutes les lettres que javais adressées à Céline.
Maintenant ce geste me paraît quelque peu ridicule, mais à lépoque je le
considérais comme symbolique, cest tout. Je fixai les flammes de lâtre dans
lequel papillonnaient les feuilles remplies de mon écriture et les lettres de Céline,
attirées par lair du conduit de cheminée, comme moi-même javais été
attirée par cet homme merveilleux.
Hypnotisée, je regardais les feuilles se tordre, roussir, avec
leurs caractères et leurs mots qui un court moment restaient apparents, avec cette
écriture manuelle quil ne dominait pas bien, ce qui donnait un semblant de
primaire; ces feuilles qui devenaient cendres sombres avant de sanéantir
complètement; ces lettres parfois signées "Louis Destouches" ; ces
lettres quil adressait parfois à sa "chère Jehanne". Il écrivait
toujours "Jehanne", après avoir un jour soutenu que je le faisais penser
à Jehanne dArc, Jehanne la Pucelle.
Cétait, bien entendu, une plaisanterie de sa part. Je
nétais nullement pucelle à lépoque. Jestime dailleurs ne jamais
lavoir été. Et je nentendais pas de "voix". Les voix, il les
entendait, lui, dans cette sorte de démence qui lui rappelait le sifflement de la balle
qui, avant de se perdre au loin, lui avait effleuré la tête, là-bas, du côté de
Poelkapelle 9.
Il est vrai que lune des raisons qui me poussa à lui
écrire à lépoque était quen 1914, dans la région dont je suis native, il
avait été blessé par cette balle qui est peut-être à lorigine de sa petite
musique, "la musique de la mort", de ce petit air, une sorte de refrain
qui se retrouve dans son style, obsédant au point de pouvoir vous rendre fou.
Il était habité par des mots qui tourbillonnaient inlassablement
en lui. Lorsquil utilisait ce langage obsessionnel, il écoutait en réalité son
propre monologue intérieur... Cet ultime règlement de comptes avec Céline était en
réalité un règlement de comptes avec moi-même.
Lettre après lettre, je laissais donc tourbillonner notre
correspondance dans lâtre, tout en sifflotant comme un refrain: "Adieu,
Louis, adieu, Louis". Avec limpression dêtre dure comme de la
pierre... jusquà ce que les larmes jaillissent... sans aucun effort de ma part pour
les retenir. Je pleurais, baignant dans un silence de mort. Et le feu ne crépitait même
plus lorsque cet homme de papier sortit de ma vie...
Jespérais que je naurais plus jamais à pleurer de la
sorte et réalisais que je me trouvais là, devenue riche, et que cétait justement
la richesse qui avait fait naître la femme que jétais devenue, là, dans cette
chambre.
Ce fut alors que pour la première fois je me nommai moi-même
"Soledad".
Quelquun était mort pour moi. Quelquun que
javais été capable daimer pour de bon. Et jétais là,
irrévocablement seule.
Par la suite, je nai jamais vraiment compris pour quelle
raison javais rompu avec Céline. Peut-être bien à cause dune autre
conscience de moi-même, née de cette notion de richesse. Par la suite, jai encore
reçu un mot de rupture de Céline qui me félicitait pour mon héritage. Jai
également brûlé ce mot. Je nai plus pleuré. Je suis, bien entendu, consciente de
la valeur quaurait pu avoir actuellement cette correspondance et de ce que je
naurais pas dû la brûler. Mais une valeur, ce nest que de largent. En
définitive, je néprouve aucun regret davoir tout détruit.
Déjà la seule pensée quaujourdhui quelquun
aurait pu lire mes misérables écrits et ces mots de Céline qui représentaient pour moi
une telle charge de sentiment (ah! je nai pas à conter ce que je faisais à chaque
fois que je recevais une lettre de lui, folie des sens, érotisme, tout cela est si
lointain...) - cette pensée mest décidément insupportable.
Willy SPILLEBEEN
(De Varkensput, éd. Manteau, 1985)
Traduction : Ivan de Duve
Notes
Nous avons transmis cette traduction à lauteur qui nous la retournée avec ses commentaires en marge. Nous les reproduisons ici fidèlement.
1. "Je me rappelle que Jeanne Feys-Vuylstecke men a
parlé.."
2. "Elle ma parlé dun récit =mblable mais pas quelle
lait envoyé à Céline".
3. "Ceci, elle me la raconté".
4. "Elle ma parlé de Céline tel quelle lavait vu. Jai
essayé de transmettre son récit dix ans après...."
5. "Elle a prétendu quelle avait =sité Paris en compagnie de Céline.
Jai romancé cela."
6."Cest bien cela quelle ma dit à propos des idées de Céline".
7. "Romancé, mais ses opinions concernant Céline étaient telles..."
8. "Elle ma dit quelle lavait rencontré à Anvers deux ou trois
fois" (NDLE : on songe évidemment à Évelyne Pollet qui rencontrait également
Céline à Anvers, où elle habitait).
9. "Ça, elle me la dit."