Une amie méconnue de Céline
Jeanne Feys-Vuylstecke

(1903-1977)

    On sait peu de choses sur Jeanne Feys-Vuylstecke. Elle est connue des céliniens pour avoir correspondu avec Céline au moment de l’exil danois, et ce, dès 1946, alors qu’il était emprisonné à Copenhague. Elle lui rendit même visite à Klarskovgaard en avril 1951. Âgée alors de quarante-huit ans, elle habitait en Belgique à Geluwe (Flandre occidentale), près de Poelkapelle où Céline fut blessé en 1914.
    Riche et philanthrope, "du genre bienfaitrice et cul-béni" (dixit Céline dans une lettre à Charles Deshayes écrite en 1948), elle n’a de cesse de vouloir venir en aide au proscrit, notamment par une aide financière – qui sera, comme toutes les autres, refusée, à l’exception de la vente de manuscrits, dont la préface de Bezons à travers les âges. Elle lui envoie les articles le concernant (elle s’est abonnée pour lui à L’Argus de la Presse) et correspond avec plusieurs de ses amis, comme Pierre Monnier, Henri Mahé, Marie Canavaggia ou François Löchen. Issue de la grande bourgeoisie francophone de Flandre, Jeanne Feys-Vuylstecke était apparemment un personnage complexe : puritaine et catholique, mais en même temps intéressée par l’argot – et par un écrivain aussi peu conformiste que Céline. C’était manifestement une personne de caractère, indépendante et volontaire.
    À la fin de sa vie, elle se confie à un écrivain flamand, Willy Spillebeen. Jeanne Feys-Vuylstecke lui laisse entendre qu’elle aurait eu une liaison avec Céline après la parution du Voyage au bout de la nuit. L’auteur prend des notes et décide, quelques années plus tard, de tirer un roman de cette confession, sous le titre De varkensput – qu’on pourrait traduire en français par Le trou à rats. Il parut en 1985 aux éditions Manteau, à Anvers.
    Affabulation ou vérité ? Il est difficile de trancher, même s’il est patent que les confidences recueillies par l’écrivain ont des accents de sincérité. Ce qui complique évidemment les choses, c’est que Willy Spillebeen a romancé tout cela, et qu’il est difficile de faire le tri entre ce qui fut recueilli et ce qui relève de la transposition ¹. La lettre que Jeanne adresse à Céline en 1949 ² ne laisse, en tout cas, rien deviner de ce qui se serait passé entre eux une quinzaine d’années auparavant. Une autre explication serait que c’est sa sœur, Claire Vuylstecke, qui aurait connu Céline et qui se serait confiée à Jeanne, laquelle se serait "approprié" cette histoire. Le mystère demeure entier. Nous vous livrons tel quel ce document, en l’occurence la traduction d’extraits de deux chapitres du livre relatifs à Céline.

1. "Elle n’a jamais parlé ouvertement de quelque liaison avec Céline, elle l’a insinuée. L’ai-je mal compris ? Peut-être. Mais elle situait la rencontre avec Céline dans les années trente au temps du Voyage ! Sa sœur, qui avait été infirmière de guerre, y jouait un rôle, mais elle ne l ‘a jamais éclairé. Je pense que c’était cette sœur qui avait été la personne de contact entre elle et Céline." (Lettre de Willy Spillebeen à Marc Laudelout, 21 juillet 1995)
2. Lettre de Jeanne Feys-Vuylstecke à Céline, 8 septembre 1949, in Index analytique des Lettres à Marie Canavaggia, vol. 3, Éd. du Lérot, 1995, p. 104.

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    Par où dois-je commencer pour en arriver à Céline ? Par Elsschot [NDLE : romancier flamand] ? Oui !
    Grâce à ma notoriété, je pouvais facilement obtenir une rencontre avec Willem Elsschot. Lors d’une réception, il avait déjà demandé si j’appartenais à la famille des Tissages et Filature Van Iseghem. Mais, sans doute aucun, il faisait preuve de plus de loyauté à mon égard qu’envers Céline.
    La brève missive d’Elsschot m’a poussée à rechercher le contact avec Louis-Ferdinand Céline, du moins indirectement. Madame Morbecq [NDLE : dont la narratrice est la dame de compagnie] lisait le roman de Céline, Voyage au bout de la nuit, qui venait de paraître. Elle le lisait en éprouvant en même temps une impression de scandale, un désir de sensations et, selon moi, une feinte indignation. Je voulus vérifier si ses jugements coïncidaient avec la réalité.
    Fort souvent elle diffamait son mari. Je ne comprenais pas pourquoi. Il avait été officier, colonel de l’armée française, et aux dires de Madame Morbecq, en certains points Céline le surpassait, ce que je trouvais prétentieux de sa part. Madame Morbecq devenait alors légèrement plus sarcastique dans ses jugements et confondait une chose avec l’autre.
    Elle disait avoir été "une commode à tiroirs secrets pour son mari" qui, d’après elle, n’avait jamais été capable de les ouvrir, alors que d’autres y étaient bien parvenus. Je trouvais qu’elle commençait à caqueter avec trop de complaisance sur sa "sensualité opprimée". Ceci se passait, à vrai dire, après mon mariage.
    Elle posait aussi et souvent des questions indiscrètes ayant trait à notre vie sexuelle.
    Madame Morbecq lisait Céline et affirmait avec plaisir en être devenue "frigide". Elle scrutait alors mon visage pour y déceler l’effet provoqué par un tel langage.
    Pour la première fois de ma vie, Céline me fit littéralement prendre conscience de mon existence. À la lecture de ce livre, je me sentis être biologiquement un lapin apprivoisé par un serpent ( je n’ai jamais été un lapin sauvage ; j’étais trop calculatrice pour cela, même avec Céline ).
    Je lisais, haletante, les sens en feu, frisant la nausée, ce qui m’excitait.
    J’estimais que Madame Morbecq ne pouvait comprendre Céline. Sa répugnance était mondaine et superficielle. La mienne, par comparaison, était proche de la fascination. Le milieu où évoluait Bardamu, cette misère qui n’était pas dorée, mais amère, têtue, sans issue... Je crois que c’est également ainsi que j’appréhendais le monde. À vingt ans, je me sentais vieille. Je ne me suis jamais sentie plus vieille qu’en ce temps-là. Je trouvais alors que son livre était un antidote qui me permettait de ne jamais retomber dans l’ambiance des mes origines : cette petite ferme où mes parents ont trimé dur toute leur vie.
    Je faisais mienne cette ambition de Céline. Je devais prendre ma vie en main. Il devint mon modèle. Je ne comprenais pas sa vulgarité, mais elle m’attirait ; nue qu’elle était, et tellement plus honnête que le monde frelaté de Madame Morbecq.
    Je finis par admettre alors que ce n’était pas Céline qui était vulgaire, mais bien Madame Morbecq et moi-même. À proprement parler, je perçai à jour la comparaison cachée qui l’animait. Je lus et relus son livre. La seconde fois, je le relus surtout au lit. Je ne sais pas comment j’aurais pu justifier autrement à Madame Morbecq une seconde lecture de "ce livre sordide". Et chaque fois que je le posais pour m’endormir, cet univers particulier, dont Bardamu voulait s’évader sans jamais y parvenir, m’envahissait à nouveau. À cette époque, je découvrais au hasard des journaux que recevait Madame Morbecq à quel point Céline était un grand écrivain. Mais je sais qu’il n’écrivait pas le français qu’appréciait Elsschot.

    Voilà la raison qui me fit hésiter à lui écrire, par l’entremise de son éditeur Denoël. Manifestement, Elsschot ne m’en avait nullement guérie. Je joignis à ma lettre les deux récits qu’il avait traités si dédaigneusement. J’exprimai mon admiration dithyrambique pour le Voyage.
    Vint une réponse courte, officielle, amicale, mais évasive en ce qui concernait mes écrits. Ceci dépassait l’entendement de l’écrivain Céline, me disait-il. Chacun avait "sa petite musique à soi" ¹. La mienne était bien différente de la sienne. La courte missive était signée "L.-F. Destouches".
    J’écrivis une seconde lettre, pour le remercier et lui demander ce qu’il en était avec ce Destouches et ce Céline, ainsi qu’avec Bardamu et le Robinson de son livre. Lorsqu’une nouvelle lettre arriva, Henri la joignit par inadvertance au courrier de Madame Morbecq.
    – Continuez, continuez. Vous avez du culot, ma fille, dit-elle, aussi net qu’en son temps avec Richard.
    À l’époque, j’avais également écrit un texte plus long ², dans la langue de Flaubert : une mise à nu de l’âme d’une petite fille confrontée à la guerre, avec ensuite une éducation au pensionnat pendant laquelle je n’avais jamais été entièrement heureuse - avec le besoin, que Céline comprendrait, du moins l’espérai-je, de transcender mon propre milieu pour devenir quelqu’un d’autre.
    J’estime maintenant que je noircissais des feuilles seulement pour pouvoir grandir dans l’estime de Céline. Et le style utilisé faisait penser à du Céline. Je me trouvais moi-même grossière.
    J’avais entre-temps écrit à Céline que je finirais bien par monter à Paris, ce qui s’est avéré exact. Mais je n’avais même pas suggéré de le rencontrer.
    Une réponse brève me parvint rapidement. Il voulait me voir. Je lui adressai une réponse accompagnée d’une photographie flatteuse pour lui permettre de me reconnaître lorsqu’il aurait à m’attendre à la gare du Nord. Il y avait justement une grande exposition consacrée aux impressionnistes; je jouai l’envie de m’y rendre : pour Madame Morbecq d’abord et pour Richard ensuite ; absence plus ou moins longue qu’ils acceptèrent, sans plus.
    J’aurais peut-être dû me tenir sur mes gardes en recevant le petit mot enthousiaste de Céline : je réalisai comme allant de soi que j’étais une "beauty" comme il me décrivit en réaction à ma photographie; d’ailleurs, il ne me nommait jamais autrement que "Mabelle" – "Mabel" à sa manière anglaise.
    C’est donc mon physique que je devais remercier pour l’intérêt que me portait Céline. Déjà, lors de cette première rencontre, il déclara qu’il n’existait pas de filles laides, "pourvu qu’elles soient jeunes et sachent baiser ! " ³. Je sursautai d’abord. Mais j’avais lu son livre et ce qui avait été écrit sur lui ; je savais donc que je pourrais m’attendre à cette vulgarité sauvage.
    " À moins d’être malades, les jeunes corps sont toujours beaux ", disait-il alors. Il avait vu trop de femmes malades avec leurs corps malades ; des femmes recousues, aux gestes cassés, ivres mortes, bah ! De quoi se taire en pensant aux hommes !
    – Des malades, mon Dieu! Une bande de syphilitiques, ces gens.
    Chez nous, on avait toujours été plutôt bégueule ; les nonnes du pensionnat voyaient le péché partout ; chez Madame Morbecq aussi il était de bon ton de se bien tenir, du moins dans son langage ; et j’étais une "femme mariée"...
    Je sursautai donc, mais réalisai à l’instant que Céline ne s’encombrait ni de belles manières, ni d’apparences trompeuses. Cela ne m’a pas été facile, et j’éprouvai une profonde angoisse en craignant de "manger le morceau". Il n’en fut rien. Ce fut mon corps qui m’aida : j’étais plus belle que sur la photo qui était pourtant déjà flatteuse. C’est ce que me dit Céline.
    La rencontre sembla sans contrainte, spontanée ; je ressentis entre nous comme une sorte de fluide, réaction purement féminine.
    Céline se pencha légèrement et me baisa la main. Je fus surprise par ce geste bourgeois venant de quelqu’un comme Bardamu du Voyage. Décidément, ces Français ne sont pas comme nous. Ils n’éprouvent probablement pas plus de sentiments, mais au moins ils montrent les sentiments qu’ils ont. Cela me parut davantage une ligne de conduite pour des gens de la haute bourgeoisie : les visiteurs de Madame Morbecq se comportaient ainsi ; ils parlaient d’ailleurs également français. À l’époque, j’étais encore très naïve, bien qu’étant déjà dame de compagnie de Madame Morbecq depuis quelques années.
    Céline n’était pas comme je me l’étais imaginé : il était grand et taillé à coups de serpe, tout en paraissant frêle et gamin 4. Il haussait légèrement l’épaule droite et penchait donc la tête, ce qui m’attendrissait.
    Mais ce furent ses énormes mains qui m’impressionnèrent, des battoirs, comme chez mon père, or c’étaient des mains de faiseur de miracles. J’éprouvai des difficultés à imaginer ses doigts tenant une plume pour écrire - plume en proie aux secousses mortelles, oisillon au vent.
    Il en était de même avec les mots et avec la syntaxe, pensai-je. De la langue française, il faisait sortir tripes, pus et excréments.
    Ses mains me faisaient penser à celles d’un sculpteur ou d’un chirurgien, avec leurs grosses veines et leurs doigts à la fois épais et élancés. Mais elles étaient incroyablement douces, et ma menotte se trouvait en sécurité dans sa patte. Finalement, je trouvais que tout en lui était à la fois épais et fin, raffiné même.

    Mais de cette première rencontre, c’est assurément son visage qui m’impressionna le plus : il était rayonnant, avec beaucoup de pattes-d’oie autour des yeux et des larmiers profonds qui partaient des yeux à la bouche, et d’autres rides encore qui le sillonnaient, rides provoquées par un rire permanent, dû non pas à de l’exubérance, mais à une gentillesse juvénile.
    Cela venait peut-être des yeux : les plus beaux yeux qu’il m’ait été donné de voir. Parfois d’un bleu de porcelaine, remplis de mélancolie lointaine, parfois d’un bleu profond, brûlant, ensorceleur. Je pense qu’il forçait les femmes avec ses yeux. Et avec sa bouche, naturellement. "Je baise grâce à ma bouche", disait-il.
    Cette fois-là, lorsqu’il me rencontra sur le quai de la gare du Nord, il fit immédiatement preuve d’une grande gentillesse qui perdura tout le temps de cette rencontre. Sa gentillesse me frappa également à l’occasion d’autres rencontres. Je ne pense pas qu’il jouât la comédie. Je me souviens de Céline comme d’un homme particulièrement amical ; peut-être est-ce dû au fait que je craignais de rencontrer un ours mal léché, un misanthrope et même un misogyne. Bien sûr, il avait voulu me séduire de prime abord. Il y réussit d’ailleurs merveilleusement. J’en restais fort troublée. Dans ma tête, je faisais la comparaison entre Bardamu et l’homme qui se tenait devant moi, et cette comparaison ne tenait pas la route.
    Ce fut d’ailleurs une des premières phrases que je prononçai. Il se fendit d’un grand sourire.
    – Il y a aussi Robinson, mais aucun des deux ne me ressemble, ce sont des fantômes !
   Je le regardai dans les yeux : ils étaient délavés comme ceux d’un aveugle. Lui-même était devenu blanc comme un spectre. J’en frissonnais. Mais son rire retentit à nouveau, comme une explosion limpide.
    – Suis-je bête... Mais non, mais non, vous êtes ravissante, Mabel !
   Je crus alors qu’il se moquait de moi, mais il me redit plus tard qu’il me trouvait "ravissante".
    Les belles femmes ne sont pas forcément des femmes stupides, contrairement à ce que des hommes stupides osent affirmer.
    – Et voilà la preuve de l’opération ! dit-il avec un rire retentissant, qui n’était pas toujours un rire gai, et avec ce sourire rayonnant qui ne brillait pas toujours.
    Lors de cette première rencontre, je marchais sur des nuages comme dans un rêve. Céline me fit découvrir son coin de Paris 5.
    – Ma vie, dit-il. Quartiers populaires. Impasses puantes peuplées de femelles braillardes. Enfants morveux. Odeurs d’excréments, crottes canines, culs-de-sac sans espoir. Jardinets envahis par les mauvaises herbes. Voies de chemins de fer. Fabriques. Cités. Murs hauts et sales. Fumées d’usine et de trains. Baraquements et décombres, vestiges d’une guerre pourtant finie depuis une quinzaine d’années. Et puis aussi de larges avenues, tristes et poussiéreuses.
    – Si vous aimez le Voyage, vous devez également aimer cette atmosphère, or je ne puis m’imaginer que quelqu’un puisse l’aimer. Moi pourtant je l’aime, elle me rend lyrique, me dit-il. Et ajouta :
    – J’en délire !
   À ses côtés, je marchais sur des pavés inégaux, ne sachant où mettre les pieds par crainte des flaques boueuses, avec mes chaussures à hauts talons spécialement achetées pour l’occasion ! Lui, Céline, me jaugeait :
    – Voici ce monde, Mabel, ce monde dont on ne peut émerger que par le fric, beaucoup de fric. C’est ce monde qui m’a poussé à écrire le Voyage, dit-il encore.

De tels propos en scandalisèrent plus d’un, lecteurs et critiques confondus. Moi, je me contentai de l’écouter.
    – D’ abord, cette guerre. Puis le Cameroun, les États-Unis, et maintenant Clichy, le dispensaire. De la merde. Et auparavant, la pourriture du Passage Choiseul. Partout la même chose : de la merde. Et toi, quelles sont tes origines ?
   Je le lui dis : un castel au milieu des bois, une misère bucolique capable d’inspirer un peintre, une sorte de misère qu’il ne connaissait pas.
    C’est là que je le réalisai: la misère ici ne pouvait inspirer aucun peintre. Elle était par trop crasseuse, par trop dégoûtante. Elle n’avait plus rien à voir avec la nature. Nos hivers n’étaient pas les mêmes que ceux d’ici : boue, pluies, froidure, mains de père et mère gercées par l’hiver... Remugle d’animaux, purin, fumier me semblaient de bonnes et saines odeurs comparées aux mauvaises odeurs humaines dont la puanteur était pire et la saleté, plus pénétrante. Il n’y avait aucune fécondité. Seulement de l’épuisement, de la pourriture de la mort.
    Lorsque je lui dis cela, il se mit à ricaner en affirmant que la misère était partout pareille.
    – Ton idéalisme me met en colère, me dit-il tout en se fendant d’un éblouissant sourire.
    Je lui expliquai alors ma situation actuelle : j’étais dame de compagnie d’une femme riche. Il me conseilla de faire ce qu’en fait j’avais déjà décidé de faire : rester pour de bon dans ce cadre et m’y maintenir comme un petit animal agressif.
    De me savoir mariée ne le dérangeait guère. Il dit seulement avec une compassion qui me fit éclater de rire :
    – En te mariant, tu as laissé passer une occasion... et maintenant ton mari a perdu son héritage...
   Il devint rêveur.
   – Pourquoi n’as-tu pas encore couché avec ton futur beau-père ? Pour ce genre de chose, il y a toujours urgence.
   À l’époque, cela ne m’avait pas encore frappée. J’avais la naïveté de croire que nous n’étions pas tellement différents l’un de l’autre, Céline et moi. Il y avait en nous deux ce côté prolétaire qui nous faisait combattre chacun à sa manière le dénuement, la pauvreté et la misère. Il poursuivait son combat. Quant à moi, je restais néanmoins sur mes gardes, étant sortie de ce milieu.
    Mais pour réussir, il faut du talent. Il exerçait son métier d’écrivain. Il pouvait devenir riche. Or, je le connaissais fort mal : ce n’était pas cela qu’il recherchait.
    Ce qu’il voulait véritablement, c’était un monde meilleur 6. Il souhaitait un monde peuplé d’êtres parfaits parmi lesquels, en premier lieu, il voyait ses pitoyables patients.
    Il recherchait l’absolu. Il voulait tout, et lorsqu’il se rendit compte que ce n’était pas possible, il se mit à mépriser tout le monde, à vouloir tout casser, briser les gens. Et cela non plus n’était pas possible. Comment aurais-je pu comprendre cela ? La plupart des gens, plus tard, ne le comprirent pas non plus.
    Après, je ne lisais plus vraiment lu ses livres. Je m’écartai de lui.
    Et moi-même, quel talent avais-je donc ? Je réussis, à l’époque, à me convaincre que j’allais, moi aussi, me mettre à écrire. Cela sonnait si bien à mes oreilles que je finis par y croire. En réalité, je n’étais qu’un corps, comme il me le fit immédiatement comprendre. Mais je refusais de l’admettre.
    Richard était déjà entré dans ma vie et, malgré cela, je me mis immédiatement à croire que cela serait bien pour moi de voir Céline y prendre une place prédominante. Curieux comme à l’époque aucun scrupule ne m’étranglait ! Dès notre première rencontre, je crus qu’il s’agissait du seul homme que je pusse aimer.
    En fait, du restant de ma vie, et Dieu sait si elle fut longue, je n’ai réellement pu aimer que Céline. Ceci semble un aveu, et c’en est un, en quelque sorte. Pourquoi donc ne pas le reconnaître moi-même ?
    Dès la première fois, je fus tout de suite prête à renoncer à une vie sans danger et de partager mon existence avec cet homme que je ne connaissais qu’au travers le Voyage, quelques lettres et une première rencontre 7. Un homme qui, je le sais maintenant, vivait une vie d’un altruisme absolu mêlé à la désillusion, et puis aussi, d’un cynisme blessant - tant pour lui-même que pour les autres ; poussé qu’il était par un besoin de seulement faire place nette pour toujours recommencer à zéro, ne respectant rien ni personne, ni certainement lui-même, et plus tard du fait de sa méfiance irraisonnée qui ne lui faisait voir partout que des ennemis. Il devint cet animal traqué qui faisait face à un chasseur imaginaire lors d’une course infernale au fond des bois. Il devint cet innocent bûcheron qui, par le jeu du hasard, serait un Juif au nez aquilin. Et pourtant, à supposer que j’eus la possibilité d’un retour en arrière, je serais encore disposée à partager cette vie-là avec lui.
    Sa gesticulation m’avait déjà frappée pendant notre première rencontre, tandis que nous finissions la soirée dans un restaurant proche de Notre-Dame, baignant dans une atmosphère faite, de son côté, de franche camaraderie et, du mien, d’une béate adoration.
    Dans ce restaurant, Céline était traité avec respect - il était "Monsieur le Docteur", ce qui manifestement le comblait d’aise.
    Il eut ce geste très spécifique comme si, en haussant les épaules, il voulait essuyer la table du revers de son bras droit. Faire table rase, pensai-je. Il voulait reconstruire le monde. Mais pour cela, il devait commencer par tout dynamiter.
    Plus tard, j’ai souvent pensé qu’avec lui j’aurais, moi aussi, aimé faire cela. J’aurais été aussi absolue qu’il l’était. Mais le mot que mon amour pour lui attendait, pour devenir parfait amour et amour total, ce mot n’a jamais franchi ses lèvres.
    Naturellement, c’était plus compliqué que cela. Il y avait aussi Richard, largué à Louvain. Qui, pour le temps de notre rencontre, n’existait même plus.
    Par la suite, lorsque cela ne marchait plus très bien avec un Richard qui me délaissait, j’ai souvent pensé qu’avec Céline la vie aurait été autre. Je sais maintenant que, bien sûr, ce n’était pas vrai. Pour cet homme, aucune femme ne pouvait rien. Il ne souhaitait d’ailleurs nullement être aidé par une femme. Mais chaque fois, je pensais aussi que j’aurais pu le préserver de lui-même, le sauver de sa haine. Mon amour contre sa haine, pensai-je lorsque j’appris qu’il avait laissé publier Bagatelles pour un massacre et que toute la presse se déchaînait contre lui.
    Il y a maintenant longtemps que je n’ai plus la naïveté de croire qu’on peut aider un être humain malgré lui. Même avec tout votre amour, on ne peut pas. Mais à l’époque j’avais cette naïveté. J’ai aimé Céline. Je l’ai aussi compris. Et j’ai saisi qu’il était différent du personnage qu’il jouait. Je savais que si l’on était bon pour lui, il était également bon pour vous. Il faisait preuve de réelle bonté pour ces pauvres anonymes qui hantaient ses consultations au dispensaire municipal, tuberculeux et syphilitiques, ivrognes et pauvres, les épaves de Paris. Il en parlait souvent et aimait s’étendre sur le sujet. Il les aimait. Il avait vu et partagé tant de maux.
    – Les hommes sont mauvais, disait-il.
    Mais tout être humain est bon et mauvais à la fois ; et les quelques-uns qui, d’une façon absolue, veulent être l’un ou l’autre, rendent la vie impossible à eux-mêmes toujours, à d’autres souvent. Céline faisait partie de ces êtres rares. Peut-être, rêvait-il de surhommes : la preuve q’un grain de folie l’habitait.
    Il a toujours voulu faire le bien. Il a trébuché sur la méchanceté des autres et sur ses propres limites, lui, ce rêveur d’absolu. C’est ainsi.
    Il cherchait l’homme parfait. Mais la perfection n’est pas de ce monde. Il fit l’expérience de son contraire : de la mort universelle qu’en bon médecin il essayait de combattre et qui l’avait toute sa vie déçu dans son attente (cette petitesse sans limites de sa propre jeunesse, cette guerre, ce monde entièrement malade du Voyage, tout cela était autant de mots différents pour désigner la mort).
    Il voulait anéantir tout cela au laminoir de son style, tout niveler, réduire le tout à des fondations en béton sur lesquelles il était possible de construire. Construire, oui ! Mais construire quoi ? Il l’ignorait lui-même. C’était son désespoir. Cela provenait de la guerre. La vie était devenue un cauchemar. Ce n’était pas pour rien qu’il évoquait Bosch et Breughel.
    Tout cela, après tant d’années, je le pense encore. Je lui trouve des excuses, et je l’aimerai jusqu’à la mort.
    Oui, Céline et moi, c’est de cela que nous parlions. Et cela, c’était le principal sujet de ses lettres. Jamais beaucoup de mots.
    Je lui rendis visite rue Lepic. Il vint me voir deux ou trois fois à Anvers 8. Il y prit une chambre d’hôtel pour nous deux. Chaque fois, il venait du Danemark ou de Suède, du moins pour autant qu’il m’en souvienne.
    J’aimais cet homme désespéré au rire radieux. Plus tard, je n’ai plus aimé personne d’autre, du moins de cette façon.
    Je trouvais un tel romantisme dans le bleu de porcelaine de ses yeux qui concentraient toute la peine du monde. Mais qui d’autre que moi voyait de telles choses ?
    Son visage distingué était en complète contradiction avec ce qu’il écrivait. Sa manière caractéristique d’introduire soudain des expressions des plus grivoises et des plus triviales dans cette superbe langue française qu’il emplissait d’un rythme obsédant, haletant, transpirant, entraînant, dédaigneux, ironique, pérorant pour créer un langage véritablement parlé. Il semblait être un danseur. Je suivais ses éclats, fascinée et sans voix. Je l’aimais. Lui, par contre, ne m’aimait pas. Du moins, pas de la même façon. Il ne m’aimait pas assez; ce qui, dans son optique, signifiait qu’il ne m’aimait pas du tout.
    Finalement, j’éprouvais pour lui un besoin fou qui me faisait mal lorsque j’y pensais. Une sorte de manque fébrile et physique que je ressentais dans mes seins et dans mon ventre. À en avoir le souffle coupé. Le vertige.
    Il s’agissait évidemment de désir sexuel. J’ai maintenant conscience que, derrière tout cela, il y avait une sorte d’auto-flagellation, d’insatisfaction, qui grandit plus tard lorsque durant des mois et des mois où Richard ne me donna aucun signe de vie.
    Naturellement, par cet absolu Céline recherchait aussi l’absolu dans l’amour. Il était un chercheur de Dieu qui ne croyait pas en Dieu, mais en l’Homme achevé. Il existe d’autres hommes qui sont ainsi, et de nombreux. Et ils sont plus dangereux que ceux qui croient en Dieu, j’en ai bien peur. À cela, finalement, je n’apporte aucune explication.
    Dans mon amour, j’étais plus simple, moins portée vers ce soi-disant absolu. C’est pour cela, me le suis-je souvent dit, que je ne suis pas devenue écrivain. Parce que, contrairement à Céline, je ne portais en moi ni ange ni bête.
    Ce que je compris plus tard, c’est que Céline n’avait pas pris au sérieux l’amour qui m’avait gagné à ce point. Il se servit abusivement de mes pauvres récits, pensai-je, dans le seul but de m’avoir dans son lit. Mon corps.
    Il se mit à chercher pour moi un éditeur français. Même maintenant je ne mets pas en doute qu’il l’ait fait, tout en sachant dès le début qu’il n’en résulterait rien de concret. Car mes récits ne valaient pas un clou.
    Il ne m’a jamais donné son avis sur mon travail. Mais, par contre, il me fit de nombreux commentaires sur mon popotin, mes nichons, mes cuisses, mes longs cheveux que je laissais défaits et qui, Dieu merci, avaient le don de le rendre lyrique, d’un lyrisme noir. Du Baudelaire. Je fonçais. Avec les yeux grands ouverts et la bouche gloutonne. Avec un corps gourmand.
    Finalement, je me jugeais tout le temps trop banale pour lui. Au fait, je n’étais guère plus qu’une gamine s’offrant à lui et dont il abusa, car il usait de tout et de chacun, ainsi que de lui-même d’ailleurs .
    Il finit par me faire comprendre que la vie que je menais ne me pousserait jamais à écrire.
    Je devais également essayer de faire quelque chose de ma vie avec Richard. Soudain l’existence m’apportait la sécurité. Et le fait d’être subitement devenue riche m’aida à trouver la solution à mes problèmes, une solution qui était probablement mauvaise. J’aurais peut-être dû rompre avec Richard, et c’est d’avec Céline que je coupai les ponts. Je n’ai à ce sujet aucun autre commentaire à faire: je dois admettre qu’au sein même de ma tranquillité, je frémis soudain d’horreur devant le chaos qu’il incarnait.
    Naturellement, j’avais déjà compris à l’époque que ma liaison avec Céline ne pouvait aboutir à rien. Il était l’homme d’un extraordinaire jour de vacances et non pas celui de toute une vie.
    L’épisode "Céline" ne me fit éprouver aucun scrupule. Pendant ce temps, j’avais une curieuse conception de vie qui me faisait l’appréhender de cette même façon, pour pouvoir m’en inspirer dans mes écrits.
    Et je trouvais également qu’au moins j’y mettais beaucoup d’ambition. Céline n’était pourtant pas n’importe qui. Mais, devenue riche, je me perdis dans les méandres de mon esprit. N’ayant pas réussi à me l’attacher, je finis par me persuader que c’était moi qui ne voulais plus de lui. Par fierté.
    Et parce que j’étais devenue riche, notre correspondance devint moins importante à mes yeux et se fit donc plus rare. Adieu, Céline. Adieu, mes écrits.
    Je lui adressai une brève lettre de rupture dans laquelle je lui fis savoir que je venais d’hériter et que je souhaitais réorganiser ma vie. Je le priai de m’effacer complètement de sa vie. Ceci était bien superflu puisqu’il m’avait affirmé n’avoir conservé aucune de mes lettres, et que je le croyais. Je lui écrivis que, de mon côté, j’allais brûler ses lettres. Ce que je fis, comme s’il s’agissait d’un rite.
    Je les brûlai dans l’âtre de la chambre où j’avais pris l’habitude de lui écrire. Je profitai de l’occasion pour réduire en cendres les brouillons de toutes les lettres que j’avais adressées à Céline. Maintenant ce geste me paraît quelque peu ridicule, mais à l’époque je le considérais comme symbolique, c’est tout. Je fixai les flammes de l’âtre dans lequel papillonnaient les feuilles remplies de mon écriture et les lettres de Céline, attirées par l’air du conduit de cheminée, comme moi-même j’avais été attirée par cet homme merveilleux.
    Hypnotisée, je regardais les feuilles se tordre, roussir, avec leurs caractères et leurs mots qui un court moment restaient apparents, avec cette écriture manuelle qu’il ne dominait pas bien, ce qui donnait un semblant de primaire; ces feuilles qui devenaient cendres sombres avant de s’anéantir complètement; ces lettres parfois signées "Louis Destouches" ; ces lettres qu’il adressait parfois à sa "chère Jehanne". Il écrivait toujours "Jehanne", après avoir un jour soutenu que je le faisais penser à Jehanne d’Arc, Jehanne la Pucelle.
    C’était, bien entendu, une plaisanterie de sa part. Je n’étais nullement pucelle à l’époque. J’estime d’ailleurs ne jamais l’avoir été. Et je n’entendais pas de "voix". Les voix, il les entendait, lui, dans cette sorte de démence qui lui rappelait le sifflement de la balle qui, avant de se perdre au loin, lui avait effleuré la tête, là-bas, du côté de Poelkapelle 9.
    Il est vrai que l’une des raisons qui me poussa à lui écrire à l’époque était qu’en 1914, dans la région dont je suis native, il avait été blessé par cette balle qui est peut-être à l’origine de sa petite musique, "la musique de la mort", de ce petit air, une sorte de refrain qui se retrouve dans son style, obsédant au point de pouvoir vous rendre fou.
    Il était habité par des mots qui tourbillonnaient inlassablement en lui. Lorsqu’il utilisait ce langage obsessionnel, il écoutait en réalité son propre monologue intérieur... Cet ultime règlement de comptes avec Céline était en réalité un règlement de comptes avec moi-même.
    Lettre après lettre, je laissais donc tourbillonner notre correspondance dans l’âtre, tout en sifflotant comme un refrain: "Adieu, Louis, adieu, Louis". Avec l’impression d’être dure comme de la pierre... jusqu’à ce que les larmes jaillissent... sans aucun effort de ma part pour les retenir. Je pleurais, baignant dans un silence de mort. Et le feu ne crépitait même plus lorsque cet homme de papier sortit de ma vie...
    J’espérais que je n’aurais plus jamais à pleurer de la sorte et réalisais que je me trouvais là, devenue riche, et que c’était justement la richesse qui avait fait naître la femme que j’étais devenue, là, dans cette chambre.
    Ce fut alors que pour la première fois je me nommai moi-même "Soledad".
    Quelqu’un était mort pour moi. Quelqu’un que j’avais été capable d’aimer pour de bon. Et j’étais là, irrévocablement seule.
    Par la suite, je n’ai jamais vraiment compris pour quelle raison j’avais rompu avec Céline. Peut-être bien à cause d’une autre conscience de moi-même, née de cette notion de richesse. Par la suite, j’ai encore reçu un mot de rupture de Céline qui me félicitait pour mon héritage. J’ai également brûlé ce mot. Je n’ai plus pleuré. Je suis, bien entendu, consciente de la valeur qu’aurait pu avoir actuellement cette correspondance et de ce que je n’aurais pas dû la brûler. Mais une valeur, ce n’est que de l’argent. En définitive, je n’éprouve aucun regret d’avoir tout détruit.
    Déjà la seule pensée qu’aujourd’hui quelqu’un aurait pu lire mes misérables écrits et ces mots de Céline qui représentaient pour moi une telle charge de sentiment (ah! je n’ai pas à conter ce que je faisais à chaque fois que je recevais une lettre de lui, folie des sens, érotisme, tout cela est si lointain...) - cette pensée m’est décidément insupportable.

 

Willy SPILLEBEEN
(De Varkensput, éd. Manteau, 1985)
Traduction : Ivan de Duve

 

Notes

Nous avons transmis cette traduction à l’auteur qui nous l’a retournée avec ses commentaires en marge. Nous les reproduisons ici fidèlement.

1. "Je me rappelle que Jeanne Feys-Vuylstecke m’en a parlé.."
2. "Elle m’a parlé d’un récit =mblable mais pas qu’elle l’ait envoyé à Céline".
3. "Ceci, elle me l’a raconté".
4. "Elle m’a parlé de Céline tel qu’elle l’avait vu. J’ai essayé de transmettre son récit dix ans après...."
5. "Elle a prétendu qu’elle avait =sité Paris en compagnie de Céline. J’ai romancé cela."
6."C’est bien cela qu’elle m’a dit à propos des idées de Céline".
7. "Romancé, mais ses opinions concernant Céline étaient telles..."
8. "Elle m’a dit qu’elle l’avait rencontré à Anvers deux ou trois fois" (NDLE : on songe évidemment à Évelyne Pollet qui rencontrait également Céline à Anvers, où elle habitait).
9. "Ça, elle me l’a dit."