Retour à Meudon

 

    Pas que Céline. J’ai eu l’occasion de rencontrer aussi quelques autres écrivains : sur qui j’étais en train de travailler ou sur qui je comptais travailler bientôt. Pour la connaissance et l’interprétation de leur œuvre, à vrai dire, cela ne m’a jamais servi à grand'chose. ( Le contraire signifierait qu’on devrait renoncer à étudier les classiques ). Je ne suis pas du tout un inconditionnel, un enragé du "seul importe le texte ", mais j’ai toujours constaté que le rapport de l’existence à l’écriture, ou inversement, demeure un problème sinon un mystère que la rencontre avec l’auteur ne résout point. Du reste, problème ou mystère d’abord pour l’auteur lui-même. Ce qui justifie pourtant la démarche, c’est une curiosité, toute légitime, qui tient de la sympathie, au sens grec du mot, vis-à-vis du responsable de l’œuvre à laquelle, par ailleurs, on s’intéresse. Et puis, cette démarche est parfois récompensée par une nouvelle amitié ( pour moi, notamment, celle d’Abellio : Nimier ayant disparu, hélas trop tôt pour que ce fût le cas ).
    Quant à Céline, si j’avais dû – ou pu – choisir le moment, j’aurais souhaité le connaître avant la guerre. En 1957, date de ma première visite à Meudon, l’écrivain était toujours superbe, voire plus grand que jamais. Par contre, l’homme était courbé, bien malgré lui, sous le poids des épreuves. Mais je suis né alors que le Voyage avait à peine un an et demi... Donc il m’a fallu attendre un autre concours de circonstances : la lecture initiale de ce même Voyage l’avant-dernière année de mes études ; la nécessité de trouver un sujet de mémoire acceptable et qui m’inspire. Céline était alors persona non grata dans l’Université. Par bonheur, à Bruxelles, j’avais des " maîtres " éclairés, donc tolérants. Chez Gallimard, Céline avait un champion : Nimier, justement, qu’il avait informé de mon projet ; et Nimier, après m’avoir reçu dans son bureau décoré de soldats de plomb, m’a fait envoyer tous les ouvrages de Céline disponibles. Je m’étais procuré les pamphlets dans la bibliothèque de mon grand'père ou chez les bouquinistes ( à l’époque, on les dénichait encore facilement et à bon marché ). Quelques mois de travail, tout seul dans mon coin. Une fois diplômé, en juillet 1958, j’ai fait lire mon étude – stylistique – à Nimier, qui l’a passée ensuite à Céline.
    Il m’est impossible aujourd’hui, à plus de vingt ans de distance, de reconstituer mes cinq visites en détail et dans l’ordre. Je pourrais peut-être y arriver, mais avec des documents qui me manquent ici. N’empêche que j’en ai gardé une série de souvenirs durables. Ma vision de Céline, qui doit correspondre à ma deuxième visite, est la suivante. Habillé de son gilet de cuir de l’armée anglaise, avec une espèce de foulard et un vieux pantalon trop large, il est debout près de la cheminée du salon qui lui servait de cabinet de travail. Mon texte en main, il me complimentait sur la "gnose" dont je l’avais "honoré" ... Ce qui m’a toujours le plus frappé dans son personnage, c’était le contraste entre cette allure de clochard ou de bûcheron et un discours extrêmement châtié malgré l’usage éventuel de l’argot. Céline avait un sens inouï, magnifique de la langue, et son parler oral en était la preuve autant que son style écrit.
    En réponse à ma première lettre, il m’avait demandé de l’avertir de ma visite, certains jours étant réservés à la femme de ménage... ( C’était là, bien entendu, de l’ironie pure, dans le genre de Céline, qui abattait lui-même, en majeure partie, les travaux ménagers : dont la cuisine, ainsi que j’ai pu l’observer la dernière fois.) On avait l’impression qu’il voulait se protéger des importuns, alors qu’il recevait tout le monde avec une plaisante, mais réelle bonhomie. Dans mon cas, il était surtout heureux que je m’occupe essentiellement de son œuvre ; il avait compris que son meilleur public serait dorénavant parmi la jeunesse et non dans sa propre génération. Est-ce une des raisons pour lesquelles, en mars 1959, à mon retour d’Espagne, il s’est laissé patiemment "ficeler" avec les fils de mon magnétophone ?
    Je ne comptais pas l’interviewer en bonne et due forme (à la manière d’un journaliste), mais simplement recueillir un témoignage de sa parole et de sa voix. Le texte imprimé par la suite n’est que la sténographie presque fidèle de notre conversation : sans l’autre dimension sonore, un vrai "bruitage" étonnant, avec le perroquet qui ne cesse de siffler, la sonnerie du téléphone auquel je dois répondre pour Céline, la cloche que je cherche et finis par agiter pour appeler sa femme qui donne cours en haut... Inévitablement, dès que le magnétophone s’est mis à tourner, j’ai tout de même dirigé nos propos vers des questions plus sérieuses, et c’est pourquoi le résultat peut paraître une interview sur Céline écrivain. Mais toujours curieux des choses et des gens, il m’avait d’abord interrogé lui-même sur l’Espagne et, quand je lui avais dit que les Espagnols étaient minces : "Parce qu’ils n’ont rien à bouffer, c’est ça qui les tient en forme. Aussitôt qu’ils s’enrichiront, ils deviendront laids comme tout le monde ". Une autre fois, devant ma femme et peut-être à cause de sa présence, Céline avait commenté les fortes poitrines des actrices, qui les obtenaient et les maintenaient de la sorte " à coups d’avortement ".
    Ma toute dernière visite, en 1961, l’année de sa mort, eut lieu dans la cuisine au sous-sol, car Louis devait surveiller la cuisson du dîner – un morceau de poisson qu’il arrosait régulièrement – pendant que Lucette, encore une fois, donnait à l’étage une leçon de danse. À côté du fourneau, sur un lit métallique, un berger allemand sommeillait. Céline écoutait d’une oreille Radio-Luxembourg pour connaître le sort de plusieurs généraux soviétiques dont l’avion venait de s’écraser en Sibérie au cours d’une mission : "Ils ont trouvé un nouveau moyen de les liquider..." Bref, toujours le mot pour rire, et volontiers prophétique, avec le besoin de choquer l’auditoire en passant. C’était d’ailleurs parfois tout à fait inutile ce dimanche matin où j’avais accompagné Nimier à Meudon, après avoir poussé sa 4 CV noire à chaque feu rouge ( il serait sans doute encore vivant, s’il n’avait pas repris son Aston-Martin )... Les deux amis, les deux complices dans le monde littéraire, faute d’avoir pu l’être dans la vie, se relançaient la balle sans merci, en rigolant chaque fois de plus belle, aux dépens surtout de leur éditeur commun. Mais Céline avait toujours quelques points d’avance par ses allusions à la carrière amoureuse du célèbre hussard !
    Si mes rencontres avec Céline, comme je le note au début, se sont passées en marge de mes travaux sur son œuvre, il est certain que leur souvenir se mêle malgré tout à chacune de mes lectures. Derrière ses mots, ses phrases, je ne peux pas ne pas entendre sa voix. J’ai aussi à l’esprit la présence du sien que même une assez longue interruption dans le cours d’un monologue ne parvenait jamais à dérouter. C’est pourquoi ce qu’on nomme – et moi-même à l’occasion – le "délire célinien" doit être pris métaphoriquement : il lui donnait exactement la tournure et le sens voulus. On peut donc le considérer comme éminemment responsable de tous ses textes, y compris les pamphlets qui sont cependant loin d’avoir été convenablement jugés. Mais cela ne signifie pas, comme Abellio l’a montré pour l’individu dans le procès de l’histoire, que Céline, au fond, soit coupable : coupable d’avoir écrit ce que beaucoup lui reprochent. Il n’y a de véritable culpabilité que collective. Ou bien, pour ceux qui le croient, divine. Lorsque je pense à lui tel que je l’ai connu, j’ai le sentiment que Céline était un homme qui n’aurait pas fait de mal à une mouche.

Marc HANREZ