Céline et
l’Escaut
[1937]
Il faudrait parler de Louis-Ferdinand Céline
avec toute la douceur et le respect qu’il se refuse à lui-même. Non qu’il
souhaite nous voir ces sentiments, mais bien plutôt qu’il se défend si fièrement
de nous les inspirer.
La première fois que je vis Céline sur l’Escaut,
c’était une brillante journée de printemps, toute d’air vif et pur, de
mouettes éclatantes, de ciel bleu lustrant ses grosses plumes blanches, de badauds figés
au bord de l’eau. L’Escaut frétillait doucement de ses minuscules plis
d’or ; le Flandria affichait son offre séduisante : "Visitez le
port" (tour d’une heure, dix francs par personne).
Assis au soleil, tout livré au vent que cause le mouvement du
bateau, ses longs cheveux volant autour de son grand front, Céline se laisse vivre.
C’est la seule fois, peut-être, que je lui verrai cette expression. Son regard, aigu
et verdâtre, détaille bien tout : les navires, les quais, le fleuve... les navires
surtout... Trois jours plus tard, il aura trente-neuf ans. Quelques mois plus tôt,
c’était le coup de foudre du Voyage. Ici, sur ce fleuve tranquille, sur ce
petit bateau, il échappe un moment à l’ennui ; aux mille indiscrétions de la
brusque célébrité. Mais la gloire qui lui est venue, si moralement elle
l’impatiente, lui a du moins procuré cette brève sécurité matérielle si
nécessaire à l’éternel surmené qu’est le pauvre Docteur Destouches...
Les coins de ses yeux sourient tandis qu’il me confie :
"Je voudrais vivre à Anvers. Si un jour je suis banni de France, c’est ici que
je viendrai vivre."
Quand le tour se termine, trop vite, (on n’a rien vu du
port), il se sent frustré et il avoue : "Il y a eu des temps où, en une semaine, je
ne gagnais pas vingt francs..."
Deux ans plus tard. Froide matinée de mars. Le rude hiver
anversois, si hargneux, si tenace, tente désespérément de s’agripper, de mordre...
Du fleuve maussade et lourd montent cette atmosphère délicate, ces pâleurs, ce ciel
nacré que Céline reconnaît pour les avoir aimés [E.P. a écrit "aimées" ?]
d’avance sur les toiles des Maîtres flamands. Amertume et douceur mêlées, nuances
si secrètes qu’on s’épuise à les suivre, profil gris de la ville couchée le
long de l’eau, blêmes remous du fleuve, – l’écrivain ne peut détacher le
regard de ces choses si pareilles à lui dans leur mutisme, leur tristesse farouche, leur
majesté inconsciente, leur âpreté solitaire... Très pâles, ses yeux ont la couleur de
l’eau.
Encore un an, puis, par une éclatante après-midi d’été :
la chaleur, torride à Paris, a chassé Céline vers le Nord. Dans quelques jours, il sera
en Finlande, puis en Russie, où il ne pourra se souffrir. Il est sombre, amaigri,
visiblement épuisé par les trois ans de labeur forcené que représente Mort à
crédit. Il dit à nouveau, plusieurs fois : "J’aimerais vivre à Anvers.
J’en ai assez de Paris." On pense involontairement à toutes les villes du monde
où il a dû dire ces mêmes paroles, avec le même accent, et dans les yeux, la même
fatigue ; et aussi à une phrase de L’Église : "C’est toujours plus
amusant ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué ?" Mais comme je lui fais
part de ces réflexions, il riposte impatienté : "Vous avez tant d’air, à
Anvers. Vous ne savez pas comme c’est important, avoir beaucoup d’air. Je sais,
moi." Et toute sa misérable enfance, son adolescence contrariée, – traînées
au long de rues étouffantes, comprimées dans des logis étroits, – remontent dans
ces mots. Et l’on n’ose plus regarder les lignes qui accusent son visage, lui
ont créé comme un deuxième visage à la fois plus noble et plus veule, plus impérieux
et plus soumis, plus imposant que l’autre : le mouvement lutteur des sourcils, la
crispation gouailleuse de la bouche, le pli fatigué du menton ; ni surtout cette étrange
ride du front, si profonde qu’elle semble une cicatrice...
À certains moments, même l’Escaut ne peut pas
grand’chose pour Louis-Ferdinand Céline, poète du désespoir, obsédé du néant,
amant insassouvi de la sincérité et du beau.
"La vérité de ce monde, c’est la mort".
Évelyne POLLET. Cassandre, 22 mai 1937.