"Dieu est en réparation
!" écrivait Céline en exergue de LÉcole des cadavres... Mais chacun
son tour ; aujourdhui, cest le sien : le vieux lion des lettres est malade. Et
plutôt que de sen remettre à Dieu, le mécréant a confié le soin de sa santé au
Dr Destouches, pensant quon nest jamais si bien servi que par soi-même.
On mavait bien dit chez son éditeur que javais peu de
chances de forcer sa porte et quil navait même pas voulu signer le service de
presse de son dernier livre... Pourtant je désirais tenter de le revoir ; prendre le
chemin de la banlieue où, après les années que lon sait, il revenait
sinstaller en 1951 ; tenter de raviver et de corriger un souvenir déjà vieux de
cinq ans. Une rencontre la première et la seule qui eut lieu dans un de ces
studios denregistrement où, à trop se préoccuper des questions quon va leur
poser, on voit mal les gens.
Ce jour-là, je lattendais donc en me remémorant le Voyage au
bout de la nuit et, davance, je me faisais un portrait de celui qui, avec
Cendrars, a pris en nourrice tous les malappris de la jeune littérature, les forts en
gueule occupés à nous balancer à la figure linsulte et lordure à pleine
page ! Pour tout dire, je nétais pas tranquille et à trop vouloir limaginer
je naurais plus eu un poil de sec si Céline, justement, nétait arrivé à la
minute où sa silhouette prenait dans mon esprit une tournure dangereuse.
Mon premier étonnement fut de constater quil était ponctuel. Et
cette remarque en entraîna une autre : celui dont jattendais quil me rabroue
au premier mot prononcé de travers, navait pas ce caractère terrible qui
minquiétait. Pas rasé de deux jours, les cheveux longs, enveloppé dans une vaste
cape dont le noir usé virait au vert. Céline, chaussé de poussière, me fit
leffet dun de ces pauvres comme il en va sur les routes de campagne, à pied,
de village en village, mangeant, mouillé de pluie, le pain quon leur donne dans les
fermes... Et quil me pardonne était-ce le trop large vêtement noir
ou les cheveux longs, je lui trouvai quelque chose du juif errant tel que laurait
peint Chagall vers 1912, un juif dont Soutine aurait brossé le visage. Une grande
lassitude dans les traits, de la gaucherie... Mais, mapprochant de lui, je vis au
fond de ses prunelles une braise qui ne trompe pas, celle du feu qui couve pour mieux
reprendre.
Cétait il y a cinq ans... Aujourdhui, Céline publie un
livre dont le titre au premier instant déroute, Ballets, mais ce quil y a
daimable, de trop joli, séquilibre dun sous-titre "sans
musique, sans personne, sans rien" dont le dénuement est un puissant
correctif. Cinq contes aux décors imprévus le Palais de Neptune, une folie Louis
XV... où le lecteur familier de Céline ségarerait si lauteur
navait mis dans la bouche des dieux et des lutins (ses personnages) cette langue
verte que Céline nous a prodiguée.
Si javais entrepris ce petit voyage, cétait surtout pour
lui demander pourquoi ces ballets plutôt quun roman. Pour savoir aussi
jusquà quel point lécrivain malade avait fini par ressembler à lun de
ses héros, Van Bagaden, qui "ne peut plus bouger de son fauteuil, ce réduit...
cest là quil vit, sacre, jure, peste, dort, menace, mange, crache jaune et
garde tout son or..."
[...] Mais non, sa porte de malade était condamnée. Et au lieu de la
voix attendue, venant de la maison, cest le son dun piano que jai
surpris, celui de sa compagne qui enseigne la danse aux fillettes de Meudon... Peut-être
était-ce à leur intention que Céline avait écrit ces arguments dont les folles
nauront pas voulu, leur préférant des rondes plus inoffensives, et les condamnant
ainsi à rester ce quils sont : des ballets, sans musique, sans personne, sans rien.
Dominique FABRE, Le Journal de Genève, 28 juin 1959.