Témoignage de Clément Camus

 

...J’ai connu Céline alors qu’il n’était que l’obscur Docteur Destouches. Je pourrais conter où, comment je l’ai connu, sous quel aspect il m’est alors apparu. Cela ne manquerait pas d’intérêt mais m’entraînerait trop loin. Je dirai seulement que notre amitié alors ébauchée, se maintint, se poursuivit, mais sans grandes manifestations lorsqu’il devint l’écrivain Céline au temps de ses grands succès.

Mais, après la gloire, un jour il rencontra le malheur. Et c’est au temps de sa grande infortune que notre amitié s’affermit, s’affirma. Elle se manifesta, durant son long exil au Danemark, par une correspondance à rythme de grande fréquence. J’avais une lettre au moins par semaine, souvent deux, parfois trois. Il n’était guère épistolier de nature, ni d’habitude. Mais le malheur l’avait rendu plus sensible, l’exil, l’exil toujours impie, le poussait à se rattacher à quelque ami demeuré sur le sol de France et qui lui en portait le souffle. N’écrivant plus de livres il écrivait des lettres.

Presque toutes sont admirables. Beaucoup, au début surtout, étaient gémissantes très "geôle de Reading" car il avait connu la prison la plus dure, le carcere duro. Il en portait encore les traces physiques et le grand ébranlement moral. D’autres lettres étaient imprécatoires, vengeresses, emportées, martyres éloquentes, lyriques. Non appliqué à son travail d’écrivain, il se laissait aller à ce mouvement de grande éloquence qui lui était propre. Et c’était toujours du Céline. Sans souci de littérature c’était souvent, par trouvaille d’images et par rythme, de la vraie perfection littéraire. Je ne l’ai su que plus tard en les relisant. Ce n’était alors pour moi, pour lui aussi, qu’échange et preuve d’affection...

Nous avions en commun sinon les mêmes idées, du moins certaine forme de pensée venue des mêmes disciplines d’études mais tout juste paramédicales et non proprement médicales. Il voulait oublier la médecine. Moi aussi. Nos tendances, sinon nos goûts, étaient sensiblement les mêmes. Et, sans être pour autant d’accord, nous suivions les mêmes pentes, vers les mêmes recherches, et un même mode de pensée. Et cela faisait un accord quand même. Il aimait, du moins dans le tête-à-tête, lui, ce péremptoire, cet énergumène, il aimait la discussion serrée dans la conversation calme. Il était très cultivé. Il avait énormément lu, avait beaucoup retenu et savait beaucoup de choses, presque sur tout. S’il disait vaine la médecine, il était demeuré biologiste. Il s’intéressait passionnément à la vie, à tout ce qui est vie, cosmologiquement peut-on dire, aux problèmes de la vie universelle, à ce que la science, la physique moderne apportent de connaissance à l’étude de ces problèmes. Il ne versait dans aucune métaphysique, demeurait résolument physicien. Mais de la vie des Univers, il descendait sur la Terre pour s’intéresser, plus passionnément encore, à la vie des hommes, à leur grande aventure terrestre, à la condition humaine. Il était passionné d’histoire, la savait bien, depuis les origines, depuis l’homme de Cro-Magnon jusqu’à celui de son époque dont il se fit, à son tour, l’historien. Il connaissait particulièrement l’histoire de France. Il l’avait profondément étudiée. Sa mémoire implacable la restituait. On pouvait l’interroger. Il était imbattable même sur les temps du sombre Moyen Âge qu’il disait exécrer. Il m’enseignait. J’avais plaisir à l’écouter. Mais ce bavard, cette "grande gueule" me poussait aussi à parler, semblait aimer à m’écouter. Et nos longs entretiens, quand j’allais le voir rue Lepic, rue Girardon, prenaient un ton singulier, inusité, incroyable pour qui ne veut connaître de Céline que ses apparences.

Quand, dans les dernières années de sa vie, ayant pris les apparences d’un vrai vieillard, il m’accueillait, toujours familièrement de son " Bonjour, fils ! ", j’en étais toujours très ému. Mais j’ai surtout le souvenir de ma dernière visite à Meudon, peu de temps avant sa mort. Il tint, comme toujours, à me raccompagner au seuil de la porte de son jardin, parmi ses grands chiens impressionnants qui effrayaient les importuns, écartaient les voleurs, ne rassuraient guère les visiteurs même amis. Il était vêtu de sa vieille houppelande rapiécée qui lui donnait un aspect de clochard, mais il était illuminé par la splendeur du beau regard tendre, un peu triste, de ses yeux d’un bleu si tendre, et de sa voix, tendre aussi, en son accolade habituelle, plus tendre encore, il me dit cet : " Au revoir, fils ! " qui devait être le dernier. Je n’avais nul pressentiment, mais je fus bouleversé. Je le suis encore à l’évocation de ce souvenir. Mais si j’ai, comme malgré moi, redit à plaisir, en y insistant ce mot délicat : tendre, c’est que je garde de cet instant le souvenir et l’émoi d’une grande tendresse, visible, illuminante.

 

Dr Clément CAMUS (Cahiers de l’Herne, 1963)