En janvier 1944, Bezons à travers les âges, livre
dAlbert Serouille, préfacé par Céline, paraît chez Denoël ¹. Sur lauteur
de cette étude historique et sur les activités du Docteur Destouches à Bezons, nous ne
savions pas grandchose. Voici dix ans, nous avons eu lopportunité de
rencontrer trois témoins de lépoque dont, en premier, Raymond Siméon, familier de
Bezons entre 1921 et 1944. Entre autres choses, il nous apprit quAlbert
Serouille,
dit Demarsay, était un ancien maître de danse de lOpéra comique, retraité du
Ministère de lAir, et quil était devenu bibliothécaire municipal de Bezons
pendant loccupation.
Fils dun électricien de la commune, âgé de
vingt ans en 1940, Raymond Siméon a, outre une formation de dessinateur industriel, des notions
de photographie. Chaque dimanche, il effectue les reportages photographiques des matchs
sportifs. Il est ravi de pouvoir utiliser, en ces temps de pénurie, le laboratoire
médical du dispensaire où travaille sa jeune camarade Lucienne D. ² dautant
que la maison des Siméon est dépourvue deau courante. Le radiesthésiste ignorera
toujours que sa chambre noire sert pour le développement de ces clichés-là.
Entre le dispensaire et la mairie, où il a obtenu un emploi de
rédacteur, Raymond Siméon est rapidement au courant des recherches de
Serouille. Celui-ci, qui a
installé la bibliothèque dans les locaux du cadastre, prépare un ouvrage sur Bezons.
Il a entendu dire que, lors de la construction dune pharmacie,
"A la Grâce de Dieu", des sarcophages contenant des squelettes dhomme et
de femme furent exhumés. Siméon se souvient quétant enfant, il a vu un jour
arriver un garçon de sa classe, Maurice, fils dun maçon du chantier, porteur
dobjets bizarres en bronze, et particulièrement darmes.
Par lintermédiaire du commissaire de police, Joanin
Vanni, Siméon va retrouver la trace de Maurice, alors réfractaire au S.T.O, et caché dans
lIndre. Il ne lui reste plus quun objet : une fibule ³.
"Quel bijou !... nous lavons en mains... broche de
dame... il retenait sur une épaule un voile gracieux à la romaine... tulle au vent..."
4. On comprend à la lecture de ces lignes
que la fibule plut à lauteur de la préface. Céline qui suivait de très près la
genèse de lhistoire de Bezons, demandera à Siméon
dacheter pour lui le
bijou ; marché conclu, en échange de deux pneus de bicyclette, fourniture rare au
marché noir.
Siméon a donc photographié la fibule pour Bezons à travers les
âges 5, la poudrant de talc afin de
masquer la brillance du vert de gris. Il a utilisé bien-sûr le laboratoire du radiologue
municipal et fait sécher les clichés contre les vitres...
A la demande de Serouille, Siméon a travaillé aussi, pour Denoël, à
lHistoire de Clichy, second titre de "La Ronde du grand Paris", qui
ne vit pas le jour et que Céline suggérera à Pierre Monnier déditer en 1949 6.
Siméon a dessiné les plans de Clichy, en
1944, sur instructions très précises de Serouille. Après léchec de la tentative
dédition, lhistorien ne lui fera plus signe jusquà sa mort, en 1950.
Il est patent que Céline a encouragé Serouille à rédiger ses
livres. Mais il a aussi contribué au développement de la caisse des écoles et de la
bibliothèque municipale par des appels à des amis. Ainsi, à sa demande, Marie Bell a
versé des dons à ces deux organismes.
Daprès Siméon, Serouille aurait suivi des études
dimprimeur à Londres et de médecine en Allemagne. Il parlait anglais et allemand,
et connaissait même lécriture gothique. Siméon a une raison précise pour
sen souvenir. Fin 1943, un certificat médical la écarté pour un temps du
S.T.O. Il était écrit en "gothische Scrift" par Serouille, et signé du
médecin-chef du dispensaire, le docteur Destouches.
Tout "paillasson devant la ville" quil était, Bezons
était épris de respectabilité, et eût volontiers accordé à un tel titre une image
soignée. Or le docteur Destouches, vêtu dune veste kaki ou dun imperméable
mastic, arrivait à "pétrolette" remorquant quelquefois une carriole. Son
costume était dépenaillé, et les fameuses ficelles tenant ses gants attiraient
lattention. Convaincu de lhygiène douteuse de la population, il soignait
largement la gale même à tort comme ce fut le cas pour D., à la fureur de
sa mère. Les écoliers bénéficiaient dhuile de foie de morue, et la population de
"sirop iodotanique phosphaté" par litres.
Mais à lheure où primait la "ration survie", la
clientèle a retenu la prodigalité du docteur Destouches en bons de lait et tickets de
rationnement aux mères de famille et ceci malgré les observations de sa
hiérarchie. Il fermait les yeux sur la présence de clochards dans les locaux chauffés
du dispensaire, ce que ses confrères auraient sans doute moins bien supporté.
Dans cette banlieue ouvrière, la vie était spécialement dure à ce
qui restait de jeunesse. Classe dâge issue dune génération déjà
clairsemeée par la grande guerre, et connaissant à la fois les privations, le
S.T.O., et
sa fuite. Peu nombreux, souvent dehors, les jeunes se connaissaient tous. Et il
nétait un secret pour personne que Lucienne D. était particulièrement élevée
à la dure.
Lorsquaprès lexode, le docteur Destouches est nommé, en
décembre 1940, au dispensaire de Bezons (où il cumule aussi les fonctions de médecin
légiste), il recrute du personnel. Outre une infirmière, il retient une jeune fille,
Lucienne D., qui vient juste davoir dix-huit ans et na pas de diplôme
hormis celui de la Croix-Rouge. Elle se propose même comme bénévole, au début ; il est
vital pour elle de se sortir de son milieu familial.
Elle est très jolie, Lucienne D. : petite, blonde, les traits fins.
Elle na pas manqué dattirer lattention des garçons du pays. Elle est
aussi tout à fait malheureuse. Adolescente, elle a souvent été vue pleurant sur son
escalier, mise à la porte pendant des heures. Son père, brigadier, ne sest
signalé au commissaire Vanni que par son langage. Il sexprime parfaitement en
argot, au point que son supérieur se demande sil parle le français, quil
dactylographie cependant. La mère de Lucienne se plaît à harceler sa fille, plus ou
moins vigoureusement.
Peu après son recrutement, Lucienne a été contrainte davouer
ses malheurs au médecin-chef. Elle na pu dissimuler ses blessures dans le dos, un
jour où sa mère lavait corrigée plus que de coutume. Dès ce moment, Céline
naura de cesse que Lucienne "sen sorte". Il prend le pas sur la
famille, pour obtenir quelle entre à lÉcole dinfirmières.
Jusquà sa majorité (septembre 1943), âge requis pour le concours dentrée
à lEcole, il veillera à ce quelle étudie. Ses conseils rappellent ceux
quil donnait à Erika Irrgang huit ans plus tôt : "Ayez comme but de sortir
de la misère dabord... Conservez votre santé, vos cuisses, votre esprit" 8. Il soccupera personnellement de son
inscription, obtenant même une dérogation pour un léger retard. Après son
intégration, il lui rendra plusieurs visites, jusquen 1944.
Il a le souci de donner à létudiante, comme stimulant, une
vision noire de sa propre jeunesse, de même quil visitait avec Erika les
prostituées phtisiques. Son exemple favori est la révision des examens dans les W.C. de
ses employeurs. Pour quelle en finisse avec son manque de ressources, à Bezons
comme à lÉcole, Céline proposera plusieurs fois à la blonde Lucienne de la faire
poser comme modèle chez Gen Paul, ou de lui trouver un protecteur. Devant son refus, il
ne se départit jamais de sa "courtoisie extrême", mais il ne cherche pas pour
autant à lui cacher sa propre vie.
A partir de 1941, Céline craint les attentats, et vient un peu moins
souvent à Bezons. Au 5 rue Girardon, à Montmartre, il occuperait lappartement
dun juif arrêté, ce qui entrerait dans ses motifs danxiété 9. Lucienne lui apporte donc parfois à domicile
des documents du dispensaire à parapher, puisquen raison de ses titres, il a
"la signature".
Lappartement par lui-même na rien dexceptionnel. Il
est bien entretenu, par une femme de ménage. Des filets de pêche décorent les murs de
salle à manger. Les livres sont partout.
Un climat de "bohème" est perceptible par la tenue de
Céline, et par le rythme de vie. Les amis sont nombreux. Lucienne rencontrera Robert Le
Vigan. Lair terrorisé, les yeux dilluminé quon lui voit dans le rôle
de Goupi-Tonkin, lacteur est venu un jour raconter que sa compagne se livrait à un
trafic de roulement à billes à travers la ligne de démarcation 10.
Lucette Almansor, qui a dix ans de plus que Lucienne, fait figure aux
yeux de celle-ci de femme qui a "bourlingué". Les cheveux relevés, la
silhouette musclée "à la Degas", font oublier ce que le visage a de
prématurément usé. Le nombre de ses relations équivoques, le plaisir que Céline
semble retirer de certaines situations 11,
les ordonnances de pilules abortives prescrites par le docteur à lentourage, tout
cela impressionne la gamine de Bezons.
Que sait Lucienne de lactivité littéraire de Céline ? Elle le
voit écrire au dispensaire, lorsque la clientèle est rare. Déjà il a lhabitude
dattacher ses feuillets avec des pinces à linge. Il vitupère devant elle contre sa
condition de tâcheron, la contrainte des épreuves à faire corriger dans les délais,
les problèmes financiers avec Denoël.
Quant à son activité politique, Lucienne a entendu dire quil
était "pour les Boches". Cest ce quelle lui répète textuellement
un jour où il arrive bouleversé au dispensaire : il avait vu en chemin une famille juive
être arrêtée par la Gestapo, et un adulte se jeter par une fenêtre. "Tu es
trop jeune, tu ne peux pas comprendre" est la réponse de Céline à sa remarque.
Cest tout.
Pour Lucienne, le docteur Destouches restera celui qui lui a permis de
"vaincre la misère". Il est le seul à lavoir aidée efficacement, lui et
sa "gentillesse à toute épreuve".
Céline et Lucienne sont restés longtemps en correspondance. Il lui
écrit lors de ses déplacements, comme le 13 mars 1944, alors quil est encore en
poste à Bezons. Il écrira aussi du Danemark, doù il enverra les "Réponses
aux accusations formulées contre moi par la Justice française...", le 6 novembre
1946.
Le commissaire Joannin Vanni a assuré lintérim au commissariat
de police de Bezons après lexode et jusquen février 1944, cest-à-dire
pendant la période dexercice du docteur Destouches. Les deux hommes eurent
loccasion de se rencontrer dans leur profession, à propos daccidents ou de
bombardements, Destouches étant aussi médecin légiste. Une sympathie les a unis.
Le commissaire ne fut pas effarouché par laspect
"débraillé" de Céline (cétait aussi le sien dans le civil), et juge
quils étaient aussi bavards lun que lautre. Lessentiel de leurs
commentaires portait sur les communistes, et ce en concordance, même si Vanni trouvait
son interlocuteur "trop pour les schleus". Le commissaire savait aussi que le
docteur signait à loccasion des certificats pour certains réfractaires et certains
juifs. Lui-même utilisait entre autres la filière Siméon, par téléphone, et Lucienne,
messagère à bicyclette, pour avertir les hommes désignés par le S.T.O.
Il était évident que le docteur Destouches était tenu à
lécart par ses confrères "à peu près tous dans la Résistance", et
quil ne tenait pas à faire parler de lui. Le commissaire, pourtant curieux de tout,
mit un an à apprendre que le médecin était écrivain. Encore a-t-il trouvé le style de
Voyage au bout de la nuit trop peu académique... Comme le brigadier, père indigne
de Lucienne, Vanni connaissait pourtant bien largot. Il a renseigné lauteur
de Bezons à travers les âges sur les anciens "tricards" 12.
Mil neuf cent quarante-quatre est lannée de la publication de Guignols
band. On sait combien les figures de son entourage ont inspiré Céline. On peut
imaginer que Bezons, sa pauvreté, sa gouaille eurent leur part dans la peinture de la
communauté française de Soho, Cascade, le patron du Leicester en tête 13 "...et juste baragouinant
lenglish... vingt, trente mois peut-être..." 14.
Le personnage de linspecteur Matthew est obsédant. Na-t-il pas quelque chose
du commissaire Vanni ? Et Virginia, na-t-elle pas emprunté de sa blondeur, de sa
candeur perverse, à la jeune élève infirmière ?
Marie-Françoise ALCHAMOLAC
Cet article a paru initialement dans le numéro doctobre 1984 du Bulletin
célinien.
Notes (Éric MAZET)
1. Albert Serouille, Bezons à travers les âges. Préface de
Louis-Ferdinand Céline. Editions Denoël, coll. "A la Ronde du grand Paris",
n° 1, 1944, 17 illustrations et 4 plans. Achevé à Bezons en août 1943 et dédié à
son épouse, Mme Serouille de Meester.
2. Voir Lettres à Marie Canavaggia, tome 1 (1936-1947), Ed. du Lérot, 1995, pp.
192, 227, 251, 252, 264 et 268. Voir en particulier la lettre du 7 novembre 1945 :
"Jai encore une autre inquiétude. Jai laissé mon ancienne petite
infirmière de Bezons en 2ème année détude à lEcole des
Infirmières de lassistance publique. Hôpital de la Salpétrière B v
de lHôpital Paris. Normalement elle doit avoir terminé ses études en juin
dernier. Quest-elle devenue ? Serouille le saurait sans doute. Mais plus simplement
encore un petit mot à la directrice de lÉcole (avec timbre pour réponse)
vous renseignera. Elle était assez repérée comme anti-communiste (mais rien de
grave) cette école est très rude très peu nourrie. Cest une gentille petite fille
elle na pas inventé leau chaude mais elle avait une vive vocation
dinfirmière. Je lui ai appris les rudiments du métier dinfirmière. Elle
était ouvrière dusine Elle est propre et adroite et dévouée. Elle saura
bien des choses sur Bezons si vous la voyez. Elle est par exemple un petit peu bavarde
Le mieux serait peut-être de voir Serouille dabord ".
3. "...il ma fallu plus de deux mois pour découvrir le possesseur de la
fibule...". A. Serouille, op. cit., p. 32.
4. Ibidem, p. 13.
5. Ibid., p. 64. Deux aspects de la fibule. Photos Siméon, Bezons.
6. Pierre Monnier, Ferdinand furieux, LAge dHomme, 1979, p. 48.
7. Bezons à travers les âges, op. cit., p. 9.
8. Cahiers Céline 5, "Lettres à des amies", Gallimard, 1979, p. 40.
9. Henri Mahé, La brinquebale avec Céline, La Table ronde, 1969, p. 201.
10. Ibidem, pp. 197 & 237.
11. Cahiers Céline 5, op. cit., p. 146.
12. Interdits de séjour à Paris.
13. Le père de Cascade a fait la guerre de 1870, était ébéniste à Bezons, et fut
écrasé par le Courcelles. Guignols band I, Livre de poche, p. 83.
14. Ibid., p. 96.
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