Dix février 1960, chez Céline

 

    C’est une très belle évocation de Céline à Meudon qu’on peut lire dans le troisième volet du Journal de Jacques d’Arribehaude. Nous en avons extrait la relation d’une visite faite en février 1960. Mais l’intérêt de ce journal ne se limite pas, loin s’en faut, à ce témoignage. Pol Vandromme l’a ainsi défini : "Journal à la fois intime et picaresque. Pour tout dire, par ses richesses diverses, par les élans d’une nature intense aussi bien sensible qu’intellectuelle, journal d’une vitalité et d’une indépendance. Aucun complexe, aucun souci de convenances sociales et de la mondanité littéraire : un texte débridé dans ses contradictions et noué sur ses fidélités, célinien d’esprit, romantique d’instinct et classique d’accent. Une allégresse quasi jubilatoire, avec les troubles et les tourments d’une vulnérabilité qui se masque pour mieux se laisser pressentir."

 

Mercredi 10 février

    Coup de fil consterné de Guenot. Le gros magnétophone du centre, qu'il a eu tant de peine à obtenir et à coltiner, a foiré. Toute la conversation si libre et réussie chez Céline, qui nous recevait aimablement chez lui le samedi 6 à Meudon, à peu près complètement inaudible ; et quand par hasard on entend, les cris perçants de la perruche couvrent tout la plupart du temps. La poisse. Heureusement, il nous a à la bonne. Nous allons remettre ça le 20 de ce mois. Avec un bon appareil cette fois. Et des bandes magnétiques neuves qu'on essaiera d'abord. Cet essai raté vaut au fond une répétition et nous permet d'affiner les questions et d'aller plus directement à l'essentiel. L'idéal serait de pouvoir tirer de ses réponses de quoi accompagner et commenter une sorte d'autoportrait filmé, à l'aide des paysages et des rues qu'il a décrits ou ce qu'il en reste. Guenot lui ayant dit que je sortais de l'hôpital, il s'est inquiété de ma santé avec une attention confondante, et a voulu à toute force m'installer dans un crapaud " louis-philippard bordé de coussins dans la grande pièce encombrée où il travaille, au premier étage, d'où l'on distingue tout Paris des deux fenêtres. Céline a désigné une maigre chaise à Guenot qui s'y est planté, son lourd magnétophone sur les genoux, tandis que lui-même prenait place sur ce qui est apparemment son fauteuil habituel, un Louis XIIII " os de mouton " à tapisserie, visiblement authentique. J'ai remarqué tout de suite la rangée complète de l'Encyclopédie Larousse 1900 en trente et un volumes, où je me plongeais souvent dans mes voyages imaginaires à la bibliothèque de Bayonne, et dont il nous a fait grand éloge.
    " On y trouve à peu près tout, et dans les plus petits détails, historiques, géographiques et scientifiques, pour l'époque bien entendu, et c'est ça qui est intéressant, mais j'ai cherché en vain un des plus grands botanistes et animaliers du siècle dernier, un écrivain de tout premier ordre d'ailleurs, il n'y est pas : Toussenel ! Vous connaissez ? "
    Devant mon air ahuri et le silence de Guenot, il embraye aussitôt : " Outre ses histoires d'animaux, toutes admirables, Toussenel a écrit aussi, en 1847, notez ça : Une nouvelle féodalité : les Juifs, rois de l'époque ! Un grand socialiste et un grand méconnu. Il paraît qu'on le trouve encore sur les quais, chez des bouquinistes. Mais j'ai cherché tout aussi vainement, figurez-vous, la petite duchesse de Berry, la fille du Régent. Dans ces trente et un gros volumes, pas une ligne ! Il y a comme ça des lacunes bizarres, on se demande pourquoi... je voulais voir ce qu'on disait de ses relations avec son papa le Régent. Saint-Simon ne voulait pas y croire, mais les chansons du temps n'étaient pas tendres... "
    Tout était sur ce ton-là : la plus grande liberté dans la plus grande confiance. Il a vu nos intentions, aux antipodes de la haine imbécile dont on le poursuit. A peine une question jaillissait-elle qu'il partait comme une fusée, plein de verve amusée, souvent intarissable. Mais le rire s'arrête dès qu'il est question de l'épreuve de la guerre, des malentendus, des terribles inimitiés qui ont suivi. Il continue de ressentir cela, de le remâcher péniblement, mais il exagère quand il affirme que l'opprobre a été total, que tout le monde lui a tourné le dos sans exception, ce n'est pas vrai de Marcel Aymé et de beaucoup d'autres parmi lesquels de grands artistes, or, à cette remarque, il hoche la tête et ne répond pas, enfermé dans cette désolation muette qui m'a tant frappé à la première vision que j'ai eue de lui. Il faut alors le relancer sur autre chose, et il s'y prête d'ailleurs de la meilleure grâce du monde, retrouvant aussitôt son ironie, ses imitations de snobs et de toqués, sa gouaille et une sorte d'enjouement irrésistible. Les " n'est-ce pas ", ou " spâ ", qui jalonnent sa conversation, correspondent j'imagine à ses fameux points de suspension, mais risquent d'encombrer l'enregistrement. Peu importe. Il prétend trimer à l'écriture uniquement pour payer sa dette (six millions) à Gallimard, et que ça ne l'intéresse pas. Autrefois aussi, il disait n'avoir écrit le Voyage qu'aiguillonné par le succès de Dabit, et dans l'idée que ça lui paierait un logement. En réalité, il lui reste à terminer son œuvre et il y emploie tout ce qui lui reste de force et de vitalité. Qu'en est-il de cette balle qui se trimbalerait dans sa tête depuis 14 ? De la blague évidemment. Un moyen de se défaire des emmerdeurs et d'écarter les fâcheux. Mais qu'il souffre de maux de tête et d'insomnie, son visage, ses traits en portent la marque. Pensionné de guerre ! Médaille militaire ! Impossible de lui dire que, moi-même... Encore plus impossible de lui raconter que je suis, minus inexistant, affligé de cette manie écrivassière et ridicule, auteur de livres inconnus qui, malgré tout, pourraient peut-être l'amuser. Tout de même, j'ai senti une onde favorable, une sorte de connivence amicale, dès qu'il a su que j'étais à la veille de regagner l'Afrique, et appris mon long séjour au Tchad de 51 à 54, et mes voyages en Indochine. Le côté Robinson. En partant, et alors que Guenot, ployant sous le monstrueux appareil chargé en bandoulière, avait déjà franchi le seuil, il m'a retenu par la manche et ses yeux attentifs se sont plantés dans les miens, tandis qu'il prononçait mon nom en détachant les syllabes :
    " Un vieux nom du Sud-Ouest, n'est-ce pas ? Dites-moi si je me trompe.
    – C’est juste, docteur. Aquitaine. Sud-Gascogne et Navarre. "
    Dieu sait pourquoi la consonance de mon patronyme et son origine paraissaient l'enchanter. Comme s'il se réjouissait de voir en moi un plouc de terroir vrai de vrai, à tout jamais indécrottable. Une sorte de parenté ? Il souriait jusqu'aux oreilles d'un air si curieusement entendu que j'ai éclaté de rire. En me serrant la main assez longuement, il s'est penché vers moi pour murmurer :
    " Revenez quand vous voulez, et surtout n'allez en Afrique que si vous êtes bien retapé.
    – C'est entendu, docteur. "
    On aurait pu encore continuer longtemps comme ça, mais Guenot m'attendait devant le portail.

Jacques d’ARRIBEHAUDE

Complainte mandingue, éd. L’Âge d’Homme, coll. "Au cœur du monde", 320 p.