Rencontre avec Céline à Leningrad

 

Nous savions que Leningrad était beau, mais nous n’avions pas imaginé la perfection inégalée de son architecture. Nous n’avions jamais rien vu d’aussi harmonieux. Moscou, avec ses clochers en bulbes et son Kremlin, nous avait fait pénétrer dans l’antique Russie proche encore de l’Orient. Mais c’était une ville de province comparée à Leningrad, capitale monumentale, sublime, noble et froide, avec ses perspectives horizontales admirables de palais et de canaux. On y retrouvait partout les colonnes impériales, d’une blancheur éclatante, sur fond ocre, blanc, vert ou rose. On nous expliqua que les Soviétiques hésitèrent d’abord à entretenir et à repeindre ces palais à colonnes. Cela coûtait des fortunes. Mais le climat exigeait la peinture, et, pour éviter la ruine des monuments, ils se remirent à faire peindre comme sous l’Ancien Régime, et peut-être avec plus de méthode. J’espère que les malheurs de la guerre sont aujourd’hui effacés de cette ville qui fut une ville martyre.

Nos découvertes de voyageurs avides continuaient avec l'Ermitage et sa profusion, le Trésor des Scythes gardé par des soldats rouges, aussi raides qu'au tombeau de Lénine, les châteaux impériaux, bien tenus, magnifiques, luxueux, et pourtant temples du mauvais goût au temps des derniers tsars. Dans leurs jardins, nous adressions un clin d’œil complice à ces bons vieux vases à orangers, venus d’Anduze comme moi, présents partout au monde, à Leningrad comme au Japon. Nous nous sentions avec fierté les protecteurs internationaux de l’oranger, par la grâce de ma ville natale.

Ceci dit, il ne nous était pas possible de porter un jugement d'ensemble sur le régime, comme Gide avait pu le faire. Nous n'en avions ni le temps ni les moyens.

Leningrad n’était pas, comme Moscou, la Mecque des intellectuels. Notre plus étrange rencontre, à l’hôtel, fut celle de Céline. Je ne sais quel Soviétique fantaisiste avait eu l’idée saugrenue de l’inviter à venir en U.R.S.S. Son physique me glaça, avec son visage ravagé troué par deux yeux d’un bleu très clair, seule note de pureté dans cette face dégradée. Ses propos étaient écœurants de grossièreté voulue. Je cite : «Ce pays est infect. Impossible d’y vivre. Moi, il me faut de ces bonnes petites démocraties pourries, comme la France, pour y faire mon blé...» Et il ajoutait, devant une secrétaire terrifiée: «Et personne avec qui faire l’amour ! Je n’ai que cette petite secrétaire moche qui, le matin, en sortant de mon lit, va se précipiter pour faire son rapport au Guépéou!...» La secrétaire l’écoutait, comprenant tout, au bord des larmes. C’était affreux à voir... Mais ce n’était pas Céline que nous étions venus découvrir en U.R.S.S. J’aimais mieux songer à ses débuts, quand André [Chamson] avait été le premier à saluer son entrée en littérature par un article élogieux!

 

Lucie MAZAURIC

 

Extrait du livre Vive le Front populaire ! Avec André Chamson, 1934-1939 (Plon, 1976). L'auteur était l'épouse d'André Chamson, romancier et fondateur, en 1935, de l'hebdomadaire Vendredi, avec Jean Guéhenno et André Viollis. L'article d'André Chamson, auquel il est fait ici allusion, parut le 2 décembre 1932 dans Les Annales politiques et littéraires. Il a été reproduit dans le recueil 70 critiques de Voyage au bout de la nuit, 1932-1935, IMEC Éditions, 1993, pp. 59-60.