Une lettre de Tatiana Kondratovitch,
présidente de la Société russe
des Études céliniennes

 

Suite à la parution de l’article "Céline vu de Russie" en octobre dernier, nous avons reçu cette lettre de Tatiana Kondratovitch que nous reproduisons telle quelle, sans y apporter aucune correction.

 

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Saint-Pétersbourg, 3 novembre 1998

Cher Monsieur,

    Votre Bulletin célinien attire toujours mon attention et je souhaiterais vous exprimer ma reconnaissance concernant vos efforts pour propager l’œuvre de Céline – un des plus grands écrivains du XXème siècle.
    J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article dans Le Bulletin célinien, n° 191, octobre 1998, signé "Marc Laudelout & Arina Istratova". Je suis très heureuse d’apprendre que la parution de la traduction russe de D’un château l’autre de Céline ne passa pas inaperçue en France.
    Mais j’ai trouvé dans votre article quelques inexactitudes regrettables sur lesquelles je voudrais attirer votre attention.
    D’abord, je souhaiterais préciser que la traduction a été faite par moi avec Viatcheslav Kondratovitch, et, à mon avis, il est très difficile de se tromper, car les deux noms sont mentionnés sur la première page de l’édition russe D’un château l’autre.
    Deuxièmement, j’ai signé cette traduction comme "Maroussia Klimova" – mon nom de plume que j’utilise pendant trois dernières années, et sous ce nom j’ai édité en Russie deux romans originaux. D’ailleurs, cela est également mentionné dans le livre – "Traduit par Maroussia Klimova et Viatcheslav Kondratovitch".
    Ce fait je crois est également assez important, non seulement pour moi mais aussi pour la propagande de l’œuvre de Céline, car le nom de Maroussia Klimova est actuellement assez populaire en Russie et mes romans maintenant sont traduits dans différentes langues européens et notamment en français.
    La désignation du préfacier comme " le mari de la traductrice " me semble assez maladroite, car le nom de Viatscheslav Kondratovitch est largement connu en Russie comme celui de philosophe et de poète.
    Quant à la recension de la préface, elle ne me semble pas assez adéquate dans la mesure où celle-ci a obtenu un grand retentissement dans le milieu intellectuel.
    Je crois que la recension de la préface a été faite avec une idée quelque peu préconçue mais ce n’est pas votre faute, je suis sûre que ce fait est due à la traduction d’Arina Istratova.
    Voici quelques exemples.
    Il a été portée une attention excessive sur le début de l’article, où Viatcheslav Kondratovitch cite les faits biographiques de Céline largement connu par le lecteur français (mais complètement inconnu par le lecteur russe) et les caractéristiques générales, qui sont déjà devenus, je crois, stéréotypiques, tandis que la partie la plus importante et conceptuelle de l’article, liée à l’interprétation des derniers écrits de Céline et des thèmes tels que les " animaux dans l’œuvre de Céline ", où il explore la signification ACTUELLE de l’œuvre de Céline POUR LA LITTÉRATURE MONDIALE – toute cette partie est restée hors du cadre de l’article.
    Alors que les relations de Céline avec Aragon et la polémique qui les opposa en 1934 sont élucidé en détails dans la recension, la préface de Kondratovitch, elle, n’y consacre qu’une part fort réduite, il est seulement mentionné qu’Aragon a invité Céline à visiter l’URSS (je peux ajouter que cette polémique m’est connu puisque j’ai fait le choix des Œuvres complètes de Céline en six volumes et j’ai également choisi les articles de la Commune de 1934). C’est pourquoi la phrase : "Mais seul un célinien peut sans doute avoir en mémoire la polémique qui les opposa en janvier 1934 dans Commune" me semble extrêmement étrange.
    Qui peut se nommer " célinien " si moi, Présidente de la Société des Études céliniennes de Russie, qui a déjà traduit deux romans de Céline, a fait le choix des textes pour les Œuvres complètes de Céline, ne l’est pas ?
    Passons à la phrase " Après avoir tracé, d’une façon convenue, la chronologie biographique de Céline, le préfacier aborde d’une manière inattendue la question de la philosophie et observe que l’écrivain ne présente que très rarement "ses concepts" au lecteur. " Il s’agit là d’une altération de la pensée de Viatcheslav qui a justement écrit que Céline a très rarement indiqué les tendances philosophiques qui l’ont influencé : Nietzsche, Marx [sic], Freud, etc. Voilà pourquoi la phrase : " On imagine ce que Céline eût pu rétorquer à ce genre de constatation ! " est complètement incompréhensible.
    Dans l’article on a banalisé la pensée finale de Viatcheslav Kondratovitch, et notamment la pensée fine et profonde reste incompréhensible pour le lecteur français. Au lieu de cette pensée originale nous voyons la question extrêmement banale, posée de façon très banale me semble-t-il par Arina Istratova : " Est-il encore possible d’écrire après Dostoïevski, Kafka et Céline ? " – qui n’a rien de commun avec la pensée de Viatcheslav.
    Il me semble également que le choix de l’article critique de Mikhail Berg n’est pas très réussi. Cette article est presque complètement écrite selon la préface de Viatcheslav Kondratovitch (on le voit après la comparaison, mais il faut d’abord lire les deux !).
    À propos il est paru près de 15 articles dans la presse russe, je vous envois une copie de l’article de Serguei Doubine (paru dans "L’Ex Libris" à Moscou). J’espère qu’elle sera traduit sans altération, TRADUIT, et pas raconté.
    Il est dommage que dans l’article de Mikhail Berg où on cite ses paroles que la traduction arrive trop tard pour le lecteur russe on omet les paroles que " la traduction est très bien faite et l’édition est vraiment magnifique ". Les qualités de la traduction sont mentionnées dans toutes les critiques (je peux vous envoyer les copies).
    Veuillez pardonner mon attention pointilleux mais vraiment la traduction m’a pris beaucoup de forces et je l’ai fait d’une manière désintéressée et c’est pourquoi je voudrais avoir une réaction adéquate envers mon travail de la part de la Société des Études céliniennes.
    Je pourrais citer comme exemple l’attitude et l’aide vraiment noble de maître Gibault, dont le nom en Russie commence à acquérir le respect et la reconnaissance qu’il mérite comme grand écrivain et généreux mécène.
    Pour conclure la préface de Viatcheslav Kondratovitch mériterait d’être traduite intégralement en français, mais il serait souhaitable qu’elle fut traduite par une personne qui n’aie pas encore oublié la langue russe, qui fut capable de comprendre certaines pensées philosophiques et cela d’une façon non préconçue, et également au courant des questions relations à la pensée contemporaine russe et occidentale. Les thèmes abordés dans la préface sont en effet assez compliqués et justifient certaines exigences intellectuelles.
    En attendant je vous serais extrêmement reconnaissante si vous aviez l’amabilité de publier ma lettre dans votre Bulletin. Je voudrais également vous indiquer que le tirage du livre n’est pas de 40.000, comme il est noté dans votre article, mais seulement de 4.000. Actuellement les tirages de 40.000 exemplaires sont irréels en Russie. Cependant ma traduction de Mort à crédit vraiment a été tiré à 50.000 exemplaires – en 1994. Les temps changent.
    Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distinguées.

Maroussia Klimova (Tatiana Kondratovitch)

Présidente de la Société Russe des Études Céliniennes, Membre de PEN-club international, Membre de l’Union des Écrivains de la Russie et de Saint-Pétersbourg, Membre de l’Union des Journalistes de la Russie et de Saint-Pétersbourg, Membre de la Fédération Internationale des Journalistes, Membre de l’Union des Cinématographistes de la Russie, Professeur honoraire à la Nouvelle Académie des Arts Plastiques de Saint-Pétersbourg, Rédacteur de "Radio Liberté" à Saint-Pétersbourg.

 

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Chère Tatiana,

    Je vous remercie de votre lettre et je suis flatté que notre modeste article "Céline vu de Russie" ait à ce point retenu votre attention.
    Vous voudrez tout d’abord m’excuser auprès de votre mari de ne l’avoir pas signalé comme co-traducteur. À ma décharge, je dois vous dire, que personne n’ayant eu l’idée de m’envoyer un exemplaire de cette traduction, je ne disposais que d’une photocopie de la préface et de la page de titre où les noms des traducteurs ne sont pas mentionnés. Par ailleurs, je ne pouvais vraiment pas me douter que Viatcheslav Kondratovitch eût collaboré à cette traduction. En effet, je garde en mémoire l’excellent souvenir du dîner fait à Paris en votre compagnie, il y a un an ; j’avais alors regretté de ne pas pouvoir échanger un mot avec votre époux, celui-ci ne parlant pas le français.
    Quant à l’article publié dans Le Bulletin célinien, vous aurez compris qu’il ne constitue en aucune manière une recension de la préface. Celle-ci sert plutôt de prétexte pour tracer un bilan rapide de la manière dont Céline est actuellement édité et perçu dans votre pays. Il est vrai que, dans cet article, je me suis permis de relever quelques petites erreurs relatives à la biographie célinienne : c’est à quoi s’exposent ici tous ceux qui écrivent sur Céline, mais ce n’est pas bien méchant, concédez-le. En fait, les erreurs sont essentiellement dues à des reprises, non vérifiées, d’assertions publiées en amont : ainsi, des relations entre Céline et Aragon jugées à tort excellentes jusqu’en 1936. Mais il serait fastidieux de répondre point par point à vos observations, dans la mesure où cet article ne souhaitait reprendre de cette préface que ce qui pouvait intéresser le lecteur francophone. Nous n’avions nullement l’ambition d’en présenter de manière exhaustive la teneur, ni même de la commenter sous tous ses aspects.
    Je m’étonne un peu que vous me recommandiez pour publication l’article de Serguei Doubine paru dans le supplément littéraire "Ex libris" du Journal indépendant. En effet, cet article est truffé d’erreurs. Ainsi, Doubine prétend qu’en France l’œuvre de Céline n’est pas encore entrée au programme des lycées alors qu’elle a figuré au programme du baccalauréat et qu’elle est reprise dans de très nombreuses anthologies scolaires. Dans ce même article, les énormités ne se comptent pas, comme celle qui consiste à affirmer que dans D’un château l’autre, "il ne se passe pratiquement rien" [sic]. Au moins ce critique a-t-il sans doute le grand mérite d’estimer que votre traduction "accentue les qualités de l’original" [resic], ce qui fait assurément de Céline votre débiteur.
    Ce qui me frappe dans votre lettre, c’est la sévérité dont vous faites preuve envers Arina Istratova. Passons sur le fait que, compte tenu ne serait-ce que de son cursus universitaire, ses connaissances en russe valent au moins les vôtres. Si la Société russe des Études céliniennes, dont Arina Istratova fut l’une des cofondatrices, est connue en France, il ne faut pas perdre de vue que c’est elle qui vint la présenter à Paris en avril 1995 à la Journée Céline. C’est elle aussi qui signala ses diverses activités dans la revue L’Année Céline ainsi que dans la revue L’Infini. Et vous n’ignorez pas que c’est également Arina Istratova qui est à l’origine de l’appel publié en 1996 dans Le Bulletin célinien pour soutenir financièrement la société que vous présidez. C’est de tout cœur que je lui souhaite, ainsi qu’à vous-même, bonne et heureuse continuation.

M. L.

Notes

- "Céline à l’étranger (Russie)" in L’Année Céline 1994, Du Lérot - IMEC Éditions, 1995, p. 222
- Arina Istratova : "Mea culpa pour âmes interdites" & "Présentation de Mea culpa dans le Journal indépendant du 1er août 1991", L’Infini, n° 43, automne 1993, pp. 110-116
- E.M. : "Deux invitées exceptionnelles", Le Bulletin célinien, n° 154, juillet 1995, p. 7