Céline vu de Russie

Dans ce Bulletin, nous évoquons le plus souvent la façon dont Céline est perçu dans son pays. Mais la réception critique de l’écrivain ne se limite pas aux frontières de l’hexagone. Il est donc important de montrer comment Céline est vu par le monde non francophone.

 

    L’occasion s’en offre à nous, grâce à la sortie du premier roman de la trilogie célinienne, D’un château l’autre, traduit par Tatiana Kondratovitch¹, et ce, après la parution du Voyage (version de Youri Kornéev, 1994) et de Mort à crédit que l’on doit également à cette même traductrice. La préface d’une vingtaine de pages, écrite par son mari Viatcheslav Kondratovitch, nous éclaire sur la manière dont Céline est actuellement présenté en Russie. D’emblée, l’importance de l’écrivain est attestée : "Dans la littérature contemporaine, il n’ y a peut-être pas de nom plus incontestablement contestable et, en même temps, plus contestablement incontestable que celui de l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline". Et d’ajouter : "L’influence que son œuvre a exercée sur la conscience d’un bon nombre d’écrivains contemporains occidentaux peut être comparée seulement à l’effet qu’ont produit les publications des livres de Dostoïevski en Occident". Plus loin, un autre parallèle est tracé entre les deux écrivains en raison de leur égal "talent cruel ".
    Dans sa préface, l’auteur relève que les écrits polémiques de Céline n’ont pas peu fait pour susciter la condamnation de ce qu’il nomme l’ "opinion publique progressiste". Il aurait pu être précisé que cette condamnation est partagée par les libéraux qui ne sont pas tous progressistes, au sens où on l’entend peut-être encore en Russie.   
    Dans cette préface destinée au public russe, l’auteur force un peu le trait lorsqu’il affirme que, dans les années 30, Céline était "en très bonnes relations" avec Louis Aragon qui le pressait de visiter l’Union Soviétique. Mais seul un célinien peut sans doute avoir en mémoire la polémique qui les opposa en janvier 1934 dans Commune, la revue de l’Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires ². Quant à la traduction russe du Voyage, on sait désormais qu’elle n’est pas due à Elsa Triolet. Celle-ci, nous l’apprend François Gibault, "y participa seulement en fournissant au traducteur tous les éclaircissements nécessaires pour les passages de langue populaire qu’il ne comprenait pas" ³. Kondratovitch note que, depuis cette première édition, il y eut, en deux ans, trois éditions successives, soit 60.000 exemplaires au total.
    Pour ce qui concerne l’avant-guerre, nous n’avons connaissance que de la traduction de Serguéï Romov (1935), toute aussi caviardée que la précédente 4.
    Plus intéressante est l’information, hélas non vérifiée, selon laquelle c’est Trotski, fervent admirateur du Voyage, qui intervint auprès d’Elsa Triolet pour que sa traduction soit entreprise. Le préfacier rappelle aussi l’attaque de Gorki envers Céline lors du Premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques qui eut lieu l’année de cette première traduction : " [Bardamu] a perdu sa patrie, méprise les gens; sa mère, il l’appelle "chienne", ses maîtresses "putains"; il est indifférent à tous les crimes, et ne possédant aucunes données pour " se rallier " au prolétariat révolutionnaire, il est tout à fait mûr pour le accepter le fascisme " 5. Après Mort à crédit, les critiques soviétiques ne feront que renchérir en stigmatisant cet écrivain "profondément anti-humain" qui, dans son œuvre, aurait exprimé "le mépris pour l’homme, l’humanité, la vie", le roman lui-même étant caractérisé comme "une œuvre anarchiste, cynique, nihiliste". La critique soviétique rejoint là les commentaires les plus réducteurs que ce deuxième roman de Céline suscita également dans son propre pays.
    Kondratovitch note que, depuis la parution de Mea culpa, un silence pesant s’était fait sur l’œuvre de Céline en U.R.S.S. On sait que le critique autorisé Balachov qualifiait encore il y a quelques années ce libelle de "calomnie contre le communisme" 6. Après avoir tracé, d’une façon convenue, la chronologie biographique de Céline, le préfacier aborde d’une manière inattendue la question de la philosophie et observe que l’écrivain ne présente que très rarement "ses concepts" au lecteur. On imagine ce que Céline eût pu rétorquer à ce genre de constatation ! En revanche, l’affirmation selon laquelle l’influence de Freud est perceptible dans Mort à crédit s’impose davantage. N’est-ce pas Céline lui-même qui, dans une lettre à un critique, revendiquait l’originalité d’être un romancier pour qui "l’énorme école freudienne" n’est pas "passée inaperçue" ?
    Cette traduction de D’un château l’autre a, paraît-il, suscité plusieurs articles favorables dans la presse russe. Nous n’avons eu connaissance que de l’article de Mikhaïl Berg dans Kommersant-Daily 7. Manifestement peu au fait de la biographie célinienne, ce critique littéraire accumule les erreurs ou approximations : Voyage, roman "autobiographique" ; traduction du livre à la demande personnelle de Trotski ; collaboration de Céline avec Vichy ; etc.
    À propos de la trilogie, il note que Céline "évoque ses pérégrinations en utilisant le genre familier de la lamentation, pleine de pathos et de courroux, dont l’écho monotone est interrompu par les points d’exclamation et les trois points". Le critique se plaît même à en faire le relevé dans une page : soit respectivement 47 et 32 ! En ce qui concerne l’influence de Céline, il cite Henry Miller, Sartre, les écrivains de la Beat generation, et Edward Limonov vu comme "une pauvre copie russe de Céline". Jugement global sur Céline lui-même : "Il réunit le grotesque et la tragédie, la sincérité expressive, mais un peu forcée, et l’ironie méchante, mais bien ajustée." Quant à cette traduction, Berg estime qu’elle arrive trop tard pour le lecteur russe, ce texte n’ayant plus la même portée qu’il y a 40 ans. D’autant que quasiment toutes les invectives sont passées de mode et que, dans la provocation, les épigones ont fait mieux depuis. Et de saluer malgré tout "le charme lugubre de cette prose-confession qui continue à irradier la lumière de l’authenticité".
    Revenons à la préface de Kondratovitch qui, pour terminer, évoque la figure du grand poète russe Marina Tsvétaïéva. Comme Céline, elle vécut à Meudon : " Leur voisinage dans le temps et dans l’espace paraît invraisemblable, d’autant qu’on ne puisse imaginer que Tsvétaïeva ait lu Céline 8. Pour elle, c’eût été l’équivalent d’un suicide ". En effet, Céline a bien anticipé l’une des questions fatidiques des temps modernes : " L’art est-il possible après Auschwitz ? ". Et le préfacier conclut en affirmant que l’œuvre célinienne apporte bien une réponse positive à cette interrogation. Une autre question, plus rarement posée celle-là, demeure : " Est-il encore possible d’écrire après Dostoïevski, Kafka et Céline ? "

 

Marc LAUDELOUT & Arina ISTRATOVA

Notes

1. Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre. Traduction russe de Tatiana Kondratovitch et préface de Viatcheslav Kondratovitch. Éditions Eurasia [Saint-Pétersbourg], collection "Ultima Thule", 1998. Cette édition a été tirée à 40.000 exemplaires.

Sur les différentes éditions et rééditions des romans de Céline en Russie, voir L’ Année Céline 1994 [Tusson], 1995, pp. 214-222 (textes traduits par Arina Istratova et Bernard Favre).

Sur le regain d’intérêt de l’œuvre, voir J.D.D. : "Céline chez les Russes : le dégel" (Le Bulletin célinien, n° 140, mai 1994, pp. 11-12).

2. Réponse de Céline à l’enquête d’Aragon "Pour qui écrivez-vous ?", Commune, janvier-février 1934. Repris dans Cahiers Céline 1 (Céline et l’actualité littéraire, 1932-1957), Gallimard, 1976, pp. [101]-102.

Dans la revue L’Infini (automne 93, p. 118), Henri Godard ne craint pas d’écrire que Céline "se dérobe" devant l’enquête d’Aragon ("Céline, Aragon, Triolet, itinéraires croisés", pp. [117]-124.

Voir également dans ce numéro : Arina Istratova, "Mea culpa pour âmes interdites (Péripéties d’une édition en pays "prolovitch"), pp. [110]-116.

3. François Gibault. Céline (tome 2), Mercure de France, 1985, pp. 129-130.

Voir aussi sur ce thème : Éric Mazet, "Le docteur Céline au pays des âmes mortes", Le Bulletin célinien, n° 132, septembre 1993, pp. 15-19.

Mais n’est-il pas abusif d’écrire, à la suite de Lev Tokarev (voir L’Année Céline 1994, op. cit., p. 217), que c’est en raison des coupures que Céline rompit toute relation avec Aragon et Triolet, comme l’affirme le préfacier ? D’autant que des motifs de désaccord plus profonds existaient. Voir notamment la lettre de Céline à Élie Faure : " Vous voyez-vous penser et travailler sous la férule du supercon Aragon par exemple ? C’est ça l’avenir ? Celui qu’on me presse de chérir, c’est Aragon ! Pouah ! S’ils étaient moins fainéants tous, s’ils étaient si bons de volonté qu’ils disent, ils feraient ce que j’ai fait au lieu d’emmerder tout le monde avec leurs fausses notes. Ils la reculent leur révolution au lieu de la faciliter. " (Textes & documents, 2, BLFC, 1982, p. 64).

4. Sur cette édition, voir : "Voyage au bout de la nuit en Russie : la traduction de Serguéï Romov (1935)" in L’Année Céline 1992 [Tusson], 1993, pp. 160-165.

5. L’extrait relatif à Céline de ce "Rapport au Premier congrès des écrivains soviétiques de toute l’Union" figure dans le recueil 70 critiques de Voyage au bout de la nuit (1932-1935), IMEC Editions, 1993, p. 194.

6. Voir " L’article "Céline " de La Petite Encyclopédie littéraire " dans L’Infini, op. cit.

7. Tiré à plus de 100.000 exemplaires, cet important quotidien publié à Moscou s’adresse à la "nouvelle bourgeoisie" russe. Cet article parut le 21 février dernier.

8. Le nom de Céline n’est jamais mentionné par Marina Tsvétaïeva, mais on le trouve en revanche dans la correspondance de son fils Guéorguï Efron (1925-1944). Voir ses Lettres éditées par Le Musée de Marina Tsvétaïeva à Bolchévo, Ed. Loutch [Kaliningrad, région de Moscou], 1995 : celles du 18 septembre 1942 et du 4 juillet 1944.