Hommage à Dominique de Roux

 

Nous l’avons souvent dit dans ce Bulletin: la dette que les céliniens ont contractée envers Dominique de Roux est immense. C’est peu dire qu’il fit œuvre de pionnier. Peu de temps après la mort de Céline, il rassembla une somme de témoignages, de documents et d’études qui constitua la matière du troisième numéro de la revue L’Herne dont il était le fondateur. À l'occasion d'une biographie à lui consacrée, Pol Vandromme lui rend l'hommage qui est dû à l'éditeur mais aussi à l'écrivain.

 

Il faut dire tout de suite ce qu’une évidence quasi scolaire impose: cette biographie apparaît comme une réussite majeure du genre, plus près de l’irrégulier Stefan Zweig que de l’académique André Maurois. Avec elle, la controverse qui opposa Proust à Sainte-Beuve se réduit d’elle-même; l’œuvre de l’auteur inséparable de sa vie, la splendeur de l’une naissant de la singularité de l’autre. Le tout couronné, au cœur du secret profond, par l’osmose parfaite entre le peintre et son modèle.

L'éclat du talent de Jean-Luc Barré a quelque chose d'irrésistible, aussi judicieux dans l'analyse que fervent dans l'évocation, d'un entrain intarissable, d'une ardeur flamboyante, d'une intuition continuelle. C'est un texte, qui existe par lui-même autant que par ce qui le soutient, un grand texte de perspicacité et d'admiration, ne se dérobant devant aucune des contradictions apparentes et des ambiguïtés résiduelles, restituant l'homme au feu de sa fidélité intransigeante et l'écrivain aux flammes de son génie.

Dominique de Roux était né à droite, dans une famille maurrassienne (un arrière-grand-père, avocat emblématique de L’Action française), d'une aristocratie qui répugnait viscéralement aux compromis politiciens de la bourgeoisie d'opportunité et qui s'encombrait d'enfantillages honorables. Né vieux d'une certaine manière; mais, au terme d'incessantes métamorphoses qui conjurèrent un désespoir bernanosien et la hantise de l'irrémédiable d'un grand cardiaque, mort jeune, au-delà d'une Action française enlisée dans un dogmatisme passéiste, à l’avant-garde chimérique de l’avenir. Homme de reconquête et de renaissance, rebelle absolu prenant tous les risques, y compris celui de se compromettre en scandalisant les prudents et les imbéciles, jamais là où la routine et les bien-pensants s’attendaient à le trouver; anti-gaulliste au temps où le gaullisme des usufruitiers se confondait avec la bassesse réaliste d’une roture frileuse, gaulliste éperdu et oraculaire en réinventant un gaullisme proche de son origine aventureuse, instrument révolutionnaire d’une subversion universelle, peut-être dans le souvenir de Maurras de Kiel et Tanger. L'itinéraire qui le mena de la clandestinité de l'Algérie française au maquis angolais de Jonas Savimbi semblait labyrinthique alors qu'il traçait la ligne droite de la rectitude essentielle, épousait l'élan d'une recherche intrépide du royaume des chouans et des canuts, commando du peuple rimbaldien.

Jean-Luc Barré ne cède pas à la tentation de se focaliser prioritairement sur le personnage hors normes. Il comprend que l'écrivain compte davantage, que tout découle de son instinct et de sa manière, que le style de son art convulsif – tout en spasmes et en fulgurances – et le style de sa vie insurgée ne font qu'un. Sous la protection tutélaire d'un ancêtre au cœur pur (le Père Irénée revêtu de la robe de bure du moine cistercien), habité par l’énergie vitale d’un activisme intempestif, un imaginaire épique et la volonté de puissance d’une littérature en quête d’une tradition renouvelée, Dominique de Roux était l’archétype de l’écrivain éditeur, le contraire de l’éditeur écrivain. Son slogan: contre les exercices de laboratoire et les pirouettes des muscadins; pour la réhabilitation littéraire de maudits comme Céline et Ezra Pound.

Voilà ce que cette biographie répète à chaque page, avec une intensité qui brûle le regard (notamment, un journal encore inédit, et une somptueuse correspondance privée avec sa femme Jacqueline et Robert Vallery-Radot, sans compter les lettres d'exil): qu'un auteur de premier plan, tendre dans la complexité, sauvage dans ses polémiques d'incitation créatrice (cf.L’Ouverture de la chasse, réédité avec une préface substantielle de Jean-Luc Moreau) s'affirme, au-delà même d'une lisibilité immédiate, et sous les facettes de sa diversité fascinante, le sourcier de l'intimité souveraine et le fabulateur d'une mythologie romanesque. Ainsi, la combinaison d'une nature sensible de condottiere et d'une culture éditoriale de fondateur d'empire provoque la chance de l'improbable et l’étincelle de la grâce virile.

Que ceux qui le méconnurent et le calomnièrent se le tiennent pour dit: Dominique de Roux, par l'intermédiaire de Jean-Luc Barré, vient de s'assurer une survie durable.

 

Pol VANDROMME

 

 

- Jean-Luc Barré, Dominique de Roux, le provocateur (1935-1977), Éd. Fayard, 656 pages.
- Dominique de Roux, L’Ouverture de la chasse, Éd. Le Rocher, 206 pages.
- Lire aussi le dossier consacré par Jean-Luc Moreau à Dominique de Roux dans la collection "Les Dossiers H", éd. L’Âge d’Homme, 1997, 522 pages, et le dossier établi par Pascal Sigoda, "Dominique de Roux / Louis-Ferdinand Céline", Éd. Au Signe de la Licorne, 1997, 56 pages.
- Sur L’Herne et Céline, voir aussi M. Laudelout, " Christian Dedet et L’Herne" (Le Bulletin célinien, n° 251, pp. 8-11) & "Guillaume de Roux nous écrit" (Le Bulletin célinien, n° 253, pp. 21-22).