Céline à tue-tête : Rigodon

" La vie imaginaire (…) convient aux espèces de morts que nous sommes, mi-souvenirs mi-délirants " ¹ .

 

L.-F. Céline

 

En regardant les dernières photographies de Céline, à Meudon, nous sommes invités à pénétrer dans l'espace de travail de l'écrivain. C'est une grotte plutôt que ce qu'il est convenu d'appeler un atelier, où, sur le mur du fond, sont accrochées de grandes planches anatomiques en couleur. C'est là que Céline écrit, à partir du début de l'année 1960, son dernier roman, Rigodon. Comme dans les danses macabres du XVe siècle où "le mort le vif fait avancer", c'est la mort qui fait avancer Céline. Réduisant l'ampleur de son projet, il termine la rédaction de Rigodon le 30 juin 1961et meurt le lendemain ².

 

Après la prison de Copenhague où il sera resté 14 mois, la grotte de Meudon est l'ultime réclusion de Céline qui circonscrit l'espace de l'écriture de Rigodon. Défini comme une " divagation à travers un paysage ", Rigodon se développe sur le mode du ressassement, de la divagation, du délire : ce paysage est celui de sa propre mémoire ; cette divagation, l'espace mental de son délire. Les détails de la rédaction de Rigodon font de ce roman l'ultime tentative de la lutte contre l'oubli, cette autre mort. Et plus précisément, parce que l'entreprise de mémorialiste à l'œuvre dans le projet romanesque de Céline est ici plus qu'ailleurs menacé par les atteintes portées au lieu même de la mémoire : la tête.

 

La tête, chef-lieu de la mémoire

 

Du début de la rédaction au tout dernier moment, c'est le titre Colin-maillard qui est retenu par Céline. Si le titre primitif dit l'aspect tâtonnant du voyage à travers l'Allemagne, on pense aussi que le jeu du colin-maillard se pratique à l'aide d'un tissu ceint autour de la tête, un quasi bandage qui rappelle une blessure de guerre, et qui, s'il prive de la vue, prive aussi beaucoup de la perception extérieure, pour laisser sa " victime " en prise avec son écoute intérieure, aux bruits et aux sons internes, dans la tête. Occasion de divaguer que le double sens du mot permet : autant une errance géographique qu'un délire intérieur dans les méandres de la mémoire. D'une guerre à l'autre, la tête est le lieu de la mémoire dérangée. Au dernier moment, Céline retient Rigodon, à la fois danse et coup au but, pratique des champs de tir ou de bataille : la vie est une danse macabre.

Georges Didi-Huberman nous prévient : "Si le crâne est une boîte, ce sera une boîte de Pandore : l'ouvrir véritablement revient à laisser échapper tous les "beaux maux", toutes les inquiétudes d'une pensée qui se retourne sur son propre destin, ses propres replis, son propre lieu. Ouvrir cette boîte, c'est prendre le risque d'y plonger, d'y perdre la tête, d'en être – comme de l'intérieur- dévoré" ³.

Nous entraînant dans une exploration des souterrains de la mémoire, Rigodon nous convie à une fouille archéologique des lieux de la pensée de Céline, par la tête. Littéralement, par l'épisode de la brique à Hanovre; métaphoriquement, par la visite de la grotte de Hambourg.

La tête est au centre de l'œuvre de Céline lors de deux épisodes qui se situent chacun au cœur de la guerre, de part et d'autre de la vie de Céline. Donnée fondatrice pour Céline, la guerre exprime l'essence du désir d'action que Céline décrivait en 1913, à dix-neuf ans, ainsi : "Ce que je veux avant tout c'est vivre une vie remplie d'incidents que j'espère la providence voudra placer sur ma route". L'atteinte à la tête est métaphorique du processus de création de Céline au cours duquel la mémoire joue un rôle majeur. Fuyante, imprévisible, la mémoire est menacée par l'oubli ; sollicitée, fantomatique, elle constitue un décor intérieur permanent.

L'histoire de la tête de Céline est liée à l'expérience de la guerre et commence au début de sa vie par une trépanation inventée. En 1914, Céline est blessé à l'oreille. Dans le Voyage au bout de la nuit, il attribue à Robinson une blessure à la tête, une bosse qui serait la trace d'une trépanation. Or, dès la publication du roman en 1932, il s'attribue la blessure et l'opération : "Blessé en 1914, trépané, réformé, médaille militaire". Cette affirmation est répétée tout au long de sa vie, si bien que la trépanation est tenue pour un fait acquis jusqu'à ce que l'on pût établir, en 1966, que la trépanation ne figurait dans aucun compte rendu d'opérations et de commissions de réforme. Mystification courante chez Céline consistant à mêler l'expérience vécue et sa transposition romanesque, au point que cette même transposition soit réintroduite dans la vie elle-même.

À l'autre bout de la vie de Céline, il y a Rigodon où, à Hanovre, en mars 1945, le narrateur raconte comment une brique s'écrase sur sa tête à la suite d'un bombardement 4.

De la même façon, cet épisode est inventé. Dans une lettre 5, Céline précise "Lucette seule a été touchée", excluant qu’il ait reçu une brique sur la tête lors des bombardements de Hanovre.

 

Anamnèse sonore

 

Dans les deux cas, l'atteinte à la tête est une atteinte à l'audition. Dans le cas de la blessure au combat en 1914, c'est une blessure à l'oreille qui entraîne par la suite des troubles auditifs persistants, des acouphènes, des sensations auditives anormales non provoquées par un son extérieur, des bourdonnements, des tintements d'oreille. Des sons intérieurs donc.

L'épisode de la brique à Hanovre, quant à lui, débouche immédiatement sur des considérations sonores et musicales. Outre les sirènes et les explosions qui sont le fond sonore de toute la traversée de l'Allemagne sous les bombes, il y a les sons et la musique intérieure que seul Céline entend 6.

La divagation se déroule ainsi à travers un paysage sonore, voire musical, devenant ainsi un décor sonore interne fixé dans la mémoire, et ce depuis la guerre de 1914 ; d'où l'interrogation du narrateur :

"… à travers bien des aventures, des moments drôles, d'autres beaucoup moins, je me suis toujours demandé si j'avais mon décor sonore ?" 7 .

Au-delà du rappel de cette blessure initiale, le coup de brique active le délire sonore : la narrateur n'entend pas moins ; au contraire, il entend plus et mieux. Car l'émotion est sonore. Cherchant à atteindre l'émotion au mieux dans son style et chez son lecteur, Céline déplore ne pas être musicien :

"J'aurais voulu être musicien ; le langage musical est évidemment plus émotif".

Cette déclaration n'est pas anecdotique. L'art de Céline est un art de la mémoire. S'il trouve ici, dans Rigodon, une expression musicale, c'est que la musique est l'expression parfaite de l'émotion. Art du temps, et donc de la mémoire, la musique intéresse surtout Céline pour son pouvoir émotif, central chez l'écrivain. Elle montre combien la capacité émotive du sonore est absente de l'écriture et à quel point c'est le souvenir sonore du langage parlé qui détermine le style de Céline 8.

Céline cherche l'art total du point de vue de l'émotion. Il tente de combler ce défaut émotif de l'écriture par son "style émotif", autrement dit un souvenir sonore, une macération intérieure, une mastication sonore. Toute son efficacité tient à son apparence de flux mental où les sensations, les émotions, les souvenirs sont "montés" à la façon d'un cinéma mental projeté sur l'écran du cerveau du lecteur. Ce flux est visuel et sonore ; c'est une voix off, le flux intérieur d'une conscience, une voix intérieure qui tourne dans l'espace de la tête du lecteur, après avoir été minutieusement mastiquée par son auteur qui joue des nerfs de son lecteur comme d'une couleur orchestrale sur le clavier des sensations. Plus que d'un art total, Céline est à la recherche du mode nouveau de prise de l'émotif et de captation de la conscience de son lecteur 9.

Son "style au plus sensible des nerfs !" est une scansion. Elle s'appuie sur une réinvention de la matière biographique qu'il nomme par un terme précisément musical, la transposition. Qu'est-ce que la transposition sinon cette invention, cette technique qu'il a mise au point dans l'écriture et qu'il cherche à reproduire ici d'un point de vue sonore ? D'où la nécessité d'une prothèse qui lui permettrait de retranscrire les airs qui lui viennent maintenant à la tête 10.

Son art de l'écriture est ce contrepoint qui lui fait défaut ici pour la musique. La musique est une métaphore de son processus de création littéraire. Une matière initiale, la mémoire, est recomposée au moyen d'une technique particulière, son style. La mémoire sonore et musicale du narrateur est ici activée sans qu'il puisse la recomposer. Pour recoller les morceaux, il lui faudrait la prothèse technique que lui, Céline, n'a pas 11.

Constatant son impuissance à rendre la musique qu'il a en tête, Céline ne cesse de revenir sur son défaut de technique musicale. Il a l'oreille, il a de la musique plein la tête, mais aucun moyen de la fixer. Lui manque la prothèse idéale.

Cette prothèse technique, c'est le disque d'abord, puis le piano. Au fil du récit, l'anamnèse sonore devient de plus en plus précise 12.

Une longue progression, de la première blessure à la tête en 1914 à celle de 1945, puis à la rédaction de Rigodon en 1960, qui débouche sur la délivrance : quatre notes précises, techniques, reproduisibles, qu'il atteint grâce aux prothèses mécaniques que sont le disque et le piano : de la musique enfin, pour lui, le non musicien.

On assiste, à travers cet épisode, à une véritable démonstration du " procédé Céline " ; la " méthode " Céline en action : la mémoire, matière première, est activée par un coup extérieur, pour être ensuite longtemps mastiquée intérieurement avant d'être régurgitée, par le biais de sa technique, la transposition, en création artistique originale.

Céline, par sa culture, appartient, comme le roman, au XIXe siècle. L'art du XXe siècle est celui du cinéma, il le pressent et l'exprime avec hostilité. Son invention, le roman émotif est une forme de cinéma sans images où la tête est à la fois le capteur audiovisuel et le centre de montage, caméra et poste de montage 13.

On comprend dès lors pourquoi son "invention" entre en concurrence directe avec le cinéma, contre lequel il n'a pas de mots assez durs, et contre les autres techniques mnémoniques par conséquent, la radio, le disque, bref, pour toute l'industrie de la reproduction mécanique, phonographique et cinématographique 14.

Anamnèse matérielle : l'espace

La "petite musique" dont parle Céline pour définir son style est un rythme dans lequel il enferme toute la " Surface " pour l'en-deçà, les voûtes souterraines de sa mémoire 15.

Car les espaces clos ne sont pas hermétiques. Ils sont perméables. Ainsi de la tête, trépanée ; de la mémoire, trouée. Ainsi de la cloche-cloque-grotte que découvre Céline à Hambourg. Rappelons, pour commencer, les souvenirs consécutifs au coup de brique :

"… qu'un écho m'arrive… d'une moindre corde ? de-ci !… de-là !… il me sort de ces réminiscences ! plein ! comme le vieux crapaud se couvre de pustules si vous l'effleurez le moindrement…"

La mémoire est une poussée éruptive : "Il vous monte des bouffées de souvenirs drôles et moins drôles". À Hanovre, la butte où le narrateur pénètre est parsemée de trous. Céline pénètre en rampant, en compagnie du groupe de handicapés mentaux. Ils entrent par un couloir, une crevasse pour découvrir une butte creuse, "butte qui fait cloche", "énorme levée de terre" 16 .

Des trous, des cratères, des fissures, des crevasses, des grottes - Céline devient géologue pour pénétrer dans les souterrains de sa mémoire :

" Avant le crâne-signe, avant le crâne objet, il y a donc le crâne-lieu – celui qui inquiète la pensée et cependant la situe, l'enveloppe, la touche et la déploie. Des lieux, la fouille anatomique en montre à foison, dès Léonard et plus encore chez Vésale, par exemple, où s'ouvre vraiment la "carte de cruauté" (comme on dirait la carte du Tendre) de la boite crânienne. Notre langue naturelle, quant à elle, l'exprime tout aussi abondamment, comme si le crâne et le cerveau étaient constitués de cette géographie de lieux-dits que sont notamment la "calotte", la "fontaine", la "crête", le "rocher", les "tables", les "fosses", les "cavités", les "sutures", les "trous", les "canaux" ou encore la "voûte" (pour ce qui concerne l'os du crâne) (.)" 17 .

C'est un dôme, une voûte, une "grotte en surface". Un tumulus, haut lieu, accident du relief, excroissance de la terre, renflement de la peau. Tumulus, tombe, tumeur : même racine étymologique. L'homme doit rester en surface aux yeux de la mémoire. Haut lieu qui serait ici un bas lieu.

Véritable poupée gigogne, le dôme renferme d'autres cavités intérieures trouées, percées. Ici, le ventre 18 ; ailleurs, la bouche. Céline aime entrer dans l'objet de ses curiosités par l'intérieur, par pelliculage, comme dans un oignon. Ainsi de Léonard de Vinci :

"Ce qui le fascine d'abord, dans le crâne humain, c'est ce qu'il nomme son "côté interne" ; c'est la "cavité des orbites", avec sa "profondeur" dissimulée ; c'est, en général, tous les trous "visibles", et ceux qui se voient moins comme ces canaux par où, selon lui, les larmes remontent directement du cœur vers les yeux" 19 .

Chez Céline, ce sont les souvenirs qui montent à la tête par bouffées, des éruptions de souvenirs qui se répandent par les fissures de la mémoire. Maladie cutanée autant que mentale; nous pénétrons dans le dôme en compagnie de Céline, lui-même précédé d'un groupe de malades mentaux, spécialistes, en quelque sorte, de ces espaces mentaux, intuitifs des trous et de la géographie mentale et souterraine 20.

Le passage dans ces fissures est délicat, les parois sont faites de terre glaise gluante. Le sang filtre à travers le crâne comme l'eau sur les parois du dôme ; il y a passage pour passer du crâne au cerveau. Céline évoque cette fine membrane qui sert de contact entre l'extérieur et l'intérieur, créant une analogie nette entre les parois de son propre crâne et les parois de la cloche-cloque- grotte en ces termes 21.

Quelles sont ces parois ? Celles de la butte ? Celles de son crâne ? Ou celles que Céline définissait autre part comme "une corolle de chair bouffie, la bouche" ? La bouche, cette autre cloque.

Car l'extérieur est l'intérieur par le contact, comme l'oignon :

"L'oignon n'est pas une boîte. En lui ce qui contient s'identifie exactement avec ce qui est contenu, selon un paradoxe pelliculaire qui offre, c'est sûr, une image de prédilection pour le géomètre, pour le philosophe et pour l'artiste. Dans l'oignon, en effet, l'écorce est le noyau : plus de hiérarchie possible, désormais, entre le centre et la périphérie. Un solidarité troublante, basée sur le contact –mais aussi sur d'inframinces interstices -, noue l'enveloppe et la chose enveloppée. Le dehors, ici, n'est qu'une mue du dedans " 22 

L'imaginaire spatial de Céline prend les formes d'une gigantesque prison. Le dôme a une hauteur qui va "de la Trinité à la place Blanche", "trois quatre fois haute comme Notre-Dame" ; elle est éclairée par le sommet grâce à "une fissure d'en haut… crevasse je dirais au sommet… (.) y a pas que des fissures sur les côtés. cette butte en somme a des trous partout". Des voûtes de la butte de Hambourg on passe à celles de la prison de Copenhague, "haute, vide, sonore comme une cathédrale… pfaf, ouaah ! oooh !… il manque que les orgues…" 23 .

L'imaginaire claustrophobique de Céline trouve son illustration dans les gravures de Piranèse qu'il ne manque pas de mentionner, quelques pages plus loin, en évoquant un autre espace clos et souterrain de réclusion, les caves de la L.V.F. 24.

Ces prisons sont nées, dit-on, des accès de fièvre dus au paludisme. Comme la trépanation de Céline, cette maladie est sujette à caution, mais permet de libérer des images fantasmatiques où l'angoisse de l'enfermement atteint un sommet. Caprices, obsessions, inventions que ces espaces envisagés dans le souvenir modifié par ses propres fantasmes. Comment ne pas cerner dans cet univers carcéral l'espace d'un cerveau, "le cerveau noir de Piranèse", dira Victor Hugo ?

À l'image du Saint Jérôme de Dürer, Céline crée dans Rigodon un contact entre sa propre tête atteinte par la brique à Hanovre et le dôme qu'il parcourt à Hambourg. Contact physique d'un espace extérieur, sa propre tête et d'un espace intérieur la cloche-cloque-grotte, qui dit à la fois l'espace sonore, l'espace anatomique, l'espace de réclusion. "À fond de cloche, pustuleux, lépreux criminel", dit Céline : de la cloche à la cloque, le glissement n'est pas seulement phonétique. Glissements de la trépanation à la brique, des trous de mémoire aux trous de Hanovre, de Meudon à Hambourg, de la grotte à la cloque, des trous aux pustules : les lieux de Céline sont des cavités trouées, comme sa langue est elle-même une langue trouée par les points de suspension.

"De quel genre sont ces lieux ? Quel sort font-ils à notre représentation de l'espace ? Toute la question est là. Peut-être faudrait-il, pour en mieux saisir l'enjeu, convoquer le mot anachronique d'aître, qui a la particularité phonétique, en français, de retourner une notion du lieu sur une question d'être. Ce mot a d'abord signifié un lieu ouvert, un porche, un passage, un parvis extérieur (l'étymologie invoque le latin extera) ; il s'emploie également pour désigner un terrain libre servant de charnier ou de cimetière ; il s'utilise aussi pour nommer la disposition interne des diverses parties d'une habitation ; il a fini par désigner l'intimité d'un être, son for intérieur, l'abysse même de sa pensée. Lorsque Henri Maldiney parle des "aîtres de la langue" et des "demeures de la pensée", c'est à la singularité d'un "état naissant" de la langue, de la pensée, qu'il fait d'abord référence – cette singularité que disent chaque fois le poème, l'œuvre d'art" 25.

 

Emmanuel ZWENGER

 

Notes

 

1. Lettre de L.-F. Céline à Marie Canavaggia, 11 septembre 1943

2. "Je divague, je vais vous perdre, mais c'est l'instinct que je ne sais pas si je finirai jamais ce livre. (.) on a qu'une vie c'est pas beaucoup, surtout moi mon cas que je sens les Parques me gratter le fil, et comme s'amuser. oui !. joujou !" (Rigodon, p. 906.) Les renvois à Rigodon font référence à l'édition de Henri Godard, tome 2 des Romans de Céline, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974.

3. Georges Didi-Huberman, Être crâne : lieu, contact, pensée, sculpture, Éditions de Minuit, 2000, p. 11.

4. " Au moment juste je disais : ça y est nous sommes faits, ils nous dépècent !. vlac! une bombe ! (.) défaillir ? pas beaucoup mon genre, mais là endormi je dirais, un peu mal et du sang . au cou. je dégouline, oui le sang du cerveau. non ! du cervelet, je crois. enfin de la région, je précise (.) Je me dis : Lili, je te retrouve, t'es là !. Bébert aussi !. oh mais les sirènes. que de sirènes ! (.) tiens, et Felipe ? où il était ? je demande à Lili. c'est lui qui me répond Felipe, je l'avais pas vu. pas loin pourtant, là, à deux pas."Vous avez attrapé une brique !" Il m'apprend. je ne sais pas, mais j'ai bien mal. au même endroit, entre tête et cou. Felipe se trompe, c'est la brique qui m'a attrapé entre tête et cou. il confond. il faut dire , j'avais déjà mal entre tête et cou. " ( Rigodon, pp. 823-824).

5. Lettre au Docteur Clément Camus du 30 juin 1947 (Rigodon, p. 1180).

6. "Maintenant là revenons aux faits. sur le remblai où nous sommes on peut y voir comme en plein jour. clair de lune ardente, si j'ose dire. soleil bien calme de fin d'automne. uuuuh ! oh mais une petite variété !... ci!. là !. schrapnels !.aux nuages ! et entre. bouquets d'obus. vraiment le grandiose panorama. selon moi !. et tout ceci dans la musique. je cherchais un air. un accompagnement. je demande à Lili. "t'entends rien ?". si !. elle entend les sirènes. c'est tout!. moi seul alors cette musique ?. Felipe ?. il écoute. il entend pas de musique non plus, que des dégelées de mines et plein de sirènes. uuuuh! comment se fait-il ?. moi pourtant pas musicien. du tout. il me passe des airs. je dirais même des airs somptueux. mais musicien c'est autre chose. je saurais si j'étais. en tant d'années forcément vous avez entendu beaucoup. grands et petits concerts. je serais homme du monde je ferais autorité, je donnerais des avis du tonnerre. je serais invité chez l'agent de change. mais là n'est-ce pas je sais ce qu'il en est. qu'un écho m'arrive. d'une moindre corde ? de-ci !. de-là !. il me sort de ces réminiscences ! plein ! comme le vieux crapaud se couvre de pustules si vous l'effleurez le moindrement. (.) je dois dire que je ressentais certains troubles, pas que de la brique, de ce gnon entre le crâne et le cou. d'aussi de plus haut vers l'oreille gauche. pas troubles illusoires, constatés très médicalement, avec deux. trois contre-expertises. dès 1916 et beaucoup plus tard au Ryshospital Copenhague. le crâne et le rocher en vilain état. Dieu sait si j'ai l'habitude !. sifflets. tambours. jets de vapeurs. bien !. mais un air !. un air maintenant !. et je le dis : somptueux ! somptueux comme le panorama. un air je dirais symphonique pour cet océan de ruines…" ( Rigodon, p. 826).

7. Rigodon, p. 829.

8. Anthologie Céline (entretiens et chansons), Éditions Frémeaux ; "C'est une fatigue à pas croire le roman "rendu émotif". l'émotion ne peut être captée et transcrite qu'à travers le langage parlé. le souvenir du langage parlé" (Entretiens avec le Professeur Y, Gallimard, coll. Folio, p. 25) ; " L'émotion ne se retrouve, et avec énormément de peine, que dans le "parlé", . l'émotion ne se laisse capter que dans le "parlé". et reproduire à travers l'écrit, qu'au prix de peines, de mille patiences, qu'un con comme vous soupçonne même pas !. (.) déjà maintenant retenez que l'émotion est chichiteuse, fuyeuse, qu'elle est d'essence évanescente ! " (Entretiens avec le Professeur Y, p. 30).

9. " Le lecteur qui me lit ! il lui semble, il en jurerait, que quelqu'un lui lit dans la tête !. dans sa propre tête !. (.)

- Pas simplement à son oreille !… non !… dans l'intimité de ses nerfs ! en plein dans son système nerveux ! dans sa propre tête !

- Eh bien !… c'est quelque chose !

- Vous pouvez le dire ! c'est quelque chose, Colonel ! vous pouvez le dire ! que quelqu'un lui joue comme il veut sur la harpe de ses propres nerfs ! (Entretiens avec le professeur Y, p. 99).

10. " Un adaptateur qu'il me fallait !. et tout de suite !. je n'avais que des réminiscences ! et par bribes !. grotesque !. pas d'airs grandioses sans contrepoint !" (Rigodon, p. 826).

11. " Je m'imite la musique. comme je regrette de n'être pas doué !. tuuuch ! écoutons !. il me faudrait une autre oreille, celle qui me reste ne m'aide pas du tout . peut-être au piano, à tâtons ?. d'une touche à l'autre ? " (Rigodon, p. 826).

12. " Avant que cette brique m'atteigne, m'ébranle, je n'avais pas de soucis, je me laissais bourdonner, tranquille, fuser sans ordre ni façon, tromboner n'importe comment, je me cherchais pas de musique." (Rigodon, p. 828) ; "mais là, bon gré mal gré il me la faut !. je dirais même une mélodie. voyez-moi ça ! pas instruit ni doué forcé de me grognasser des bribes." (Rigodon, p. 827); "j'entends moi bien dans ma tête, l'air. je crois l'air qui irait. mais les notes ? les notes exactes, justes ?" (Rigodon, p. 828) ; "je me composais des grands airs, toujours en souvenir d'Hanovre, je peux dire des symphonies, et me les ronchonnais. à moi-même. comme ça en bouche. broum!. brang !. uuuh !. " (Rigodon, p. 827) ; "Vous me croirez si vous voulez mais après cette nuit d'Hanovre je me suis demandé si c'était bien celles que je cherchais. de ci. de là." (Rigodon, p. 829); "Maintenant là au-dessus d'où j'écris j'entends à travers les étages, des disques, mouvements de symphonies je crois, je demande pas. j'écoute, je me tais." (Rigodon, p. 827) ; "Et voilà, je me suis décidé. je suis monté chez les demoiselles, les danseuses là-haut. moi-même à onze heures du soir. j'étais sûr, je l'avais entendu !. c'était assez, trois. quatre notes. personne là-haut, onze heure du soir. je savais ce que je voulais. symphonies !. j'effeuille les disques. y en a !. vous me croirez si vous voulez je trouve presque tout de suite. celles qu'il me faut. oui !. non !. oui !. un clavier maintenant ! l'autre bout du studio. peut-être d'y avoir pensé si longtemps. je tapote. ça y est !. presque juste, oui !. oui !. le la d'un clavier comme il est. j'y suis !. aucun prodige ! vous vous maltraitez la tête pendant vingt ans, du diable si vous trouvez pas !. si borné, si peu mélodieux que vous soyez !. je redescends, j'ai les quatre notes. sol dièze ! sol ! la dièze !. si !. retenez !. j'aurais dû les avoir là-bas " (Rigodon, p. 829).

13. Voir à ce sujet les analyses de Bernard Stiegler sur la conscience et la mémoire, La technique et le temps, 3 : le temps du cinéma et la question du mal être, Éd. Galilée, 2001.

14. "Y a des dictaphones merveilleux !. dites !. vous savez pas ?. des microsillons fantastiques !. (.)

- Eh bien je vais vous dire… tout vous dire… tous vos systèmes dictaphones, jabotophones, microsillants, valent pas tripette ! toute cette mécanique tue la vie ! m'entendez-vous ?"anti-vie" ! amusettes pour Morgues. vous me comprenez Colonel ?. la machine à écrire, itou !. kif le Cinéma!. kif votre Télévice !. autant de branlettes mécaniques!..." (Entretiens avec le professeur Y, p. 74).

15. " J'embarque tout mon monde dans le métro, pardon !. et je fonce avec : j'emmène tout le monde !. de gré ou de force !. avec moi !. le métro émotif, le mien ! sans tous les inconvénients, les encombrements ! dans un rêve !. jamais le moindre arrêt nulle part ! non ! au but ! direct ! dans l'émotion ! par l'émotion ! rien que le but : en pleine émotion. bout en bout ! " (Entretiens avec le professeur Y, p. 84).

16. " Cette butte en somme a des trous partout. vous vous expliquez, vous vous rendez compte : une géante cloche en glaise fragile. cloche. en somme une cloque. une soufflure géante en terre glaise." (Rigodon, p. 865).

17. Georges Didi-Huberman, op. cit., pp. 34, 35.

18. ".le cadavre. je dirais un mort de cinq à six jours . (.) .mais ce qui m'intéresse : de quoi il est mort ?. oh, d'un éclat ! les boyaux lui sortent par une plaie d'à peu près la hanche jusqu'au nombril. éventré, en somme. les intestins et tout l'épiploon sur les genoux." (Rigodon, p. 868).

19. Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 15.

20. ". ils sont dans un trou !. j'étais sûr. leur manie des trous. j'avais remarqué. leur manège, disparaître. s'enterrer" (Rigodon, p. 864).

21. ". vous remarquerez l'Anatomie. la très fine membrane, pas un millimètre, et très finement perforée entre la pointe du rocher et le pourtour liquide du cerveau. qu'il y ait passage, que le sang filtre, bien sûr !. (.) .un crâne fendu est pas à rire."(Rigodon, p. 844) ; ". j'en ai pris un coup entre cervelet et je dirais, mastoïde. je sens une coagulation, comme une boule humide chaude, cheveux boue et je ne sais quoi."(Rigodon, p.831); "de dehors ça s'imaginait pas, le passage s'agrandit, je veux dire cette espèce de crevasse. dirons en somme un couloir... pas droit, à détours et zigzags. toujours en pleine glaise. pas il me semble de la fragile glaise croulante, seulement très mouillée, poisseuse." (Rigodon, p. 865) ; "j'en étais à vous expliquer sous cette géante voûte que cet épicier maccabe perdait ses boyaux dans la glaise." (Rigodon, p. 867).

22. Georges Didi-Huberman, op. cit., pp. 19, 20.

23. Rigodon, p. 913.

24. " Que moi qui vous parle j'ai vu des chevalets de torture tout aussi prêts, coins et brodequins fignolés, chez les Petiots d'un bord que de l'autre... où ça ? vous me direz...je me gratte pas, le coup d'œil coûte rien. sous la "permanence" L.V.F. vous voyez, l'ex- "Intourist" au coin Caumartin-Auber. là dans la cave, très vaste, profonde, genre Piranèse, à cet endroit, bien incroyable!. " (Rigodon, p. 924). Piranèse (1720-1778), génial diffuseur d'images tantôt touristiques de la Rome antique en ses ruines dans Les Vues de Rome et Les Antiquités de Rome, tantôt délirantes dans Les Prisons imaginaires. Unique sujet de son inspiration, Piranèse "transposera dans l'irrationnel la substance de Rome", en archéologue des antiquités du royaume de Naples où Pompéi et Herculanum viennent d'être découverts au milieu du XVIIIe siècle. L'univers de Piranèse est une fantaisie où se croisent des éléments réels et la pure imagination : méditation à la fois visuelle et métaphysique sur la vie et la mort des formes. Mémorialiste, les Vues de Rome semblent hantées par la lente usure du temps jusqu'à proposer des images doubles : un crâne éclaté dans la coupole effondrée du temple de Canope et celle du temple de Diane. Œuvres de jeunesse, Les Prisons imaginaires datent de 1742 et montrent des édifices fictifs (Marguerite Yourcenar, Sous bénéfice d'inventaire, Gallimard, coll. "ées").

25. Georges Didi-Huberman, pp. 35, 40.