Le mythe du bon Céline [1968]

Qu’on en finisse une bonne fois avec la légende d’un Céline auteur politique ! Phénomène littéraire, soit, puisqu’on nous l’affirme, novateur, pionnier parmi les écrivains, soit, à condition d’aimer, en vrais coprophages, une esthétique de la charogne et des excréments, et qu’on veuille bien trouver dans les bredouillis d’un cerveau gaga quelque renouvellement sublime de la syntaxe et de la langue, que l’on confonde enfin presque à chaque page le truc avec le génie. Mais ériger Céline en maître à penser, jamais, jamais ! Erreur funeste qui n’est rendue possible que par une suite branquignolesque d’aberrations.

MALENTENDUS...

Un clou chasse l’autre, une erreur produit l’erreur judiciaire. La publication du Voyage au bout de la nuit fit d’abord passer Céline pour un homme de gauche, un esprit qu’on ne désespérait pas d’amener au communisme. Cette lune de miel dura peu, et quand le même auteur eut exprimé dans Mea culpa ce qu’il pensait au fond de la Russie soviétique, quand il eut fait paraître ses deux pamphlets, Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres, les calomnies que déversèrent les gauchards sur leur ancien béguin furent à la mesure de leur dépit. Céline devint un fasciste, un nazi de la pire espèce, bientôt après un infâme "Kollabo", condamné et recondamné par Londres, fusillé cent fois par derrière les micros. La suite, on la connaît : c’est l’exil volontaire pour fuir les justiciers amateurs, Sigmaringen, c’est la prison à Copenhague, à Paris la condamnation par contumace, le complot du silence autour de Céline et sa mort obscure de pauvre hère.
Alors commence le second malentendu. Céline, en butte aux mêmes haines que les collaborateurs authentiques, victime des mêmes persécutions de la part des mêmes ennemis, se retrouve tout naturellement assimilé aux autres démons du même enfer. Si bien qu’aujourd’hui, tous les nostalgiques, en cela suivis par les jeunots d’un nationalisme à la tête carrée, au ventre plat, beaucoup sans avoir jamais lu Céline, le statufient pourtant comme le chantre de leurs théories et le clouent sur leurs enseignes.

 

CÉLINE ET SES COCUS

 

Nous n’avons rien à retirer d’un Céline. Tous ceux qui tentèrent d’annexer le personnage à leurs thèses se sont infailliblement retrouvés cocus, misérables dindons de la farce. Non, mais imaginez plutôt les visages pincés des amis du peuple qui, l’année 1933, voulant consacrer définitivement Céline comme l’un des leurs, chargèrent celui-ci d’encenser Zola au très démocratique pèlerinage de Médan ! Quelle douche glacée pour leurs enthousiasmes révolutionnaires ! " Nous voici parvenus au bout de vingt siècles de haute civilisation et cependant aucun régime ne résisterait à deux mois de vérité. Je veux dire la société marxiste aussi bien que nos sociétés bourgeoises et fascistes. " Songez encore que Trotsky avait applaudi au Voyage comme à "l’expression inégalée du génie français" ; qu’Aragon flanqué de sa muse, la Triolet, avait traduit l’ouvrage en russe ; que la critique soviétique, avec sa pesanteur d’un quintal à la ligne crut y découvrir une dénonciation de la pourriture capitaliste. Que devinrent-ils, tous ces gogos, s’ils lurent jamais Mea culpa ? " En résumé, trois choses, trois choses seulement marchent bien chez les Soviets : armée, police, propagande... Le peuple est Roi ! Le Roi la saute ! Il a tout ! Il manque de chemises !... "
Dans Bagatelles, enfin, dans L’École des cadavres, on assiste à la débandade de tous les idéaux démocratiques. Citons : " Pas plus de fraternité ouvrière à travers ce grand monde que de juifs en première ligne... Quelle effroyable turlutaine ! Quelle dévergondée imposture ! "
" Le partage absolu de tous les biens de la terre, c’est un orchestre pour les Congrès, un orphéon populaire ! "
" Boyaux avides prolétaires, contre-boyaux contractés bourgeois. C’est toute la mystique démocratique. La conscience de classe est une foutaise, une démagogique convention. Chaque ouvrier ne demande qu’à sortir de sa classe ouvrière, qu’à devenir bourgeois, le plus individuellement possible, le plus vite possible... "
" S’il y a une chose qu’il déteste, le peuple, c’est la liberté. Il l’a en horreur, il peut pas la voir... "
Mais à l’inverse, croyons Paul Sérant qui nous affirme dans Le Romantisme fasciste, que si "Céline, dès les années 1936, apparaît à certains comme un écrivain d’extrême droite, c’est à la faveur d’un énorme malentendu". Les pamphlets de Céline, par leur outrance volontaire, ont fait plus de tort aux écrivains fascistes de Je suis partout que toute la propagande adverse ! C’est Rebatet qui nous l’avoue. Céline, ce prétendu "Kollabo", sous l’Occupation même ne se gêne pas pour ravaler Hitler au rang de "mage pour le Brandebourg" ; tandis qu’il aime à qualifier de "clown pour cataclysme" Abetz, l’ambassadeur du Grand Reich à Paris. Céline, taxé de national-socialisme, ne cesse point de cracher sur la doctrine et sur le Chef : " J’emmerde encore les Juifs et les maçons et les éditeurs et Hitler par-dessus le marché, s’il me provoque ", écrit-il dans L’École des cadavres ; plus tard, dans une lettre à Milton Hindus : " Aucune grâce à vous avouer que je n’ai jamais lu Mein Kampf ! Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m’assomme... La vocifération hitlérienne, ce néo-romantisme hurlant, ce satanisme wagnérien m’a toujours semblé énormément obscène et insupportable. "

CONTRADICTIONS DE FERDINAND

 

Tout est dans tout, et réciproquement. Nous ajouterions volontiers que tout est dans Céline. Chaque fois, en effet, qu’il prend un semblant de position politique, nous sommes assurés de la trouver au fond contradictoire avec ses vrais mobiles, ou bien démentie par tel ou tel autre aspect de l’œuvre ou de la vie de l’écrivain.
Céline passe à l’ordinaire pour un enragé pacifiste. Pacifiste, c’est vrai, dans ses livres, et c’est d’ailleurs ce qui accrédita la fable de l’homme de gauche. Et pourtant Bardamu, le héros du Voyage, ne s’engage-t-il pas sur un coup d’enthousiasme ? Semblable alors à l’auteur, engagé volontaire à dix-huit ans, héros d’une mission dangereuse devant Poelkapelle, où il fut grièvement blessé, décoré, si fier, et justement fier, de son exploit qu’il le rappellera en toute occasion. Mieux : quand éclate à nouveau la guerre, le même homme songe à rempiler. Mais c’est la débâcle : on sent la douleur d’un patriotisme humilié dans ces lignes tirées des Beaux draps : " Sans armes, sans avions, sans mitraille, à coups de pieds au cul, coups de poings dans la gueule, ça se serait déroulé la même chose, la même tatouille, la même déroute, même catastrophe… Ça devient curieux, les soldats veulent plus du tout mourir ! " Céline, pacifiste et patriote, voilà un premier paradoxe.
Le second n’est pas moindre. En 1938, Céline réclamait une alliance de la France avec l’Allemagne. " Moi, je veux qu’on fasse une alliance avec l’Allemagne ", écrit-il dans L’École des cadavres, " tout de suite, et pas une petite alliance, précaire, pour rire, fragile… Pas du tout ! Mais non ! mais non… Une vraie alliance solide, colossale, à chaux et à sable ! À la vie à la mort ! Voilà comme je cause ! ". "Causer" ainsi, pourquoi ? Par mysticisme nazi ? Pour dépecer l’Europe, se partager le monde à deux ? Pas du tout ! Mais non, mais non ! À seule fin d’éviter à l’Occident une nouvelle et rédhibitoire saignée. Pour la paix. Vient la guerre. Plus d’alliance avec l’Allemagne ! Sous l’Occupation, Céline n’est d’aucun parti, n’écrit plus rien de politique. Il déteste les Boches et ne s’en cache pas. Il se réjouira même de leurs revers. Où donc ? À Sigmaringen, en pleine Allemagne de la défaite, à tous risques, alors que la foi dans la victoire finale du Reich était pour tout Allemand la vertu première.
Incapable de conformer sa conduite aux principes qu’il définit, ou d’adapter ses principes à lui-même, Céline se trouve donc à l’opposé du véritable esprit politique.

 

CÉLINE L’ANTISÉMITE

 

Céline l’antisémite : sur ce point du moins, notre auteur a pris franchement position ! (Mais est-ce si sûr ? De bons esprits, tels Gide, ont pensé qu’il ne s’agissait là que d’un jeu, ou d’une caricature de l’antisémitisme "raisonné". C’est la thèse à laquelle Céline lui-même s’est rallié après la guerre : pour s’excuser sans doute). Croyons pourtant à l’antisémitisme de Céline : nous voudrions montrer à quel point son attitude fut incohérente, à quel point délirante : une passion, une fureur aveugle, et non pas un choix.
Incohérence dans les principes. Nul ne sait pourquoi Céline a haï les Juifs. Certains pensent que cette haine était rancune : un juif aurait déçu, trompé Céline, soit dans sa carrière de médecin, soit dans sa carrière d’écrivain-compositeur de ballets, ou bien encore lui aurait escroqué ses premiers droits d’auteur. Marcel Aymé croyait plutôt sentir pointer quelque vieille dent héréditaire : élevé dans un milieu de mince bourgeoisie commerçante, l’écrivain n’aurait point pardonné aux grands négociants juifs de ruiner les petites gens de son univers. Rebatet s’approche davantage peut-être de la vérité : pour lui, Céline n’a pas pu supporter l’ardeur belliciste des Israélites, d’où Bagatelles, d’où L’École des cadavres, les vaches, ils ne l’emporteront pas au paradis !
Quelle que soit la vraie raison d’une telle attitude, il est clair qu’elle découle dans tous les cas du sentiment, de la tripe, non pas du cerveau.
Quant à l’usage fait par Céline du grief de juiverie, il paraît plus ahurissant encore : vous êtes juifs, moi de même, la fée Mélusine aussi et la Beste du Gévaudan, Pie XI, Maurras et Louis XIV itou : " La religion christianique ? La judéo-talmudo-communiste ? Un gang ! Les apôtres ? tous gangsters ! Le premier gang ? l’Église !… Pierre ? Un Al Capone du cantique ! " etc., etc., relisez L’École des cadavres.
On voit bien que ces outrances, cette frénésie ôtent toute portée aux thèses soutenues par l’écrivain. C’est lui qui les désarmorce. La folie n’a point de place en politique.

 

CÉLINE TEL QU’EN LUI-MÊME

 

La vérité, c’est que Céline se fout du monde. Céline n’est d’aucun parti. Il incarne le parfait anarchiste, bien trop conséquent avec lui-même pour vouloir dynamiter le restaurant Foyot ou révolveriser un Président. " Je me refuse absolument, tout à fait à me ranger ici et là. Je suis anarchiste jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été et ne serai jamais rien d’autre. "
Les individus délabrés, sanieux, qui prétendent rénover par leur philtre notre époque irrémédiablement close, me dégoûtent et me fatiguent. " " Je suis anarchiste depuis toujours, je n’ai jamais voté, je ne voterai jamais pour rien ni personne. Je ne crois pas aux hommes. " " Moi, je suis bien renseigné… Alors j’adhère jamais à rien… J’adhère à moi-même tant que je peux. "
Si l’on a rangé quelquefois Céline au nombre des écrivains d’extrême droite, c’est qu’avec Drieu La Rochelle, Brasillach, d’autres encore, et dès avant la guerre, il a vivement ressenti un déclin, il a prophétisé la décadence de l’Occident. Il a partagé la révolte de ces auteurs. On aimerait pouvoir assurer avec Robert Poulet, son confident : "Cette protestation, tour à tour furieuse et sarcastique contre un déclin, suppose un hommage rendu intérieurement à ce qui décline ." Seulement, ce prétendu hommage reste toujours sous-entendu ; Céline ne tente rien pour sauver les valeurs qu’il voit périr. Il parachève une destruction. Il ne propose aucun remède, rien qui puisse fonder une saine discipline des esprits et des corps. Personnage viscéral, il s’abandonne entièrement à son désespoir, et c’est, d’après Maurras, l’ultime sottise en politique.

 

Jean-Louis CHARRENTE (Bulletin célinien n°242, mai 2003)

Texte paru dans Jeune Révolution, n° 10, janvier 1968. Cette revue était réalisée par des anciens membres de l’O.M.J. (O.A.S. Métropole Jeunes). Merci à Francis Bergeron de nous avoir communiqué ce texte.