Céline, grand médiateur de l’enfer carcéral Rolland Hénault a été enseignant en collège, en lycée général, en lycée technologique, et, depuis 1981, en détention: Maison Centrale de Saint- Maur, où l’on enferme les condamnés pour de longues peines(un tiers de condamnés à perpétuité), Maison d’Arrêt et Centre de Détention de Châteauroux, Maison d’Arrêt de Bourges, Maison d’Arrêt de Nanterre. Rolland Hénault est chargé de la préparation au DAEU (Diplôme d’Accès aux Études Universitaires), équivalence du baccalauréat. Il donne ici ses impressions sur la place de Céline dans la lecture et dans la vie quotidienne des détenus.
Pour enseigner en détention, il ne suffit pas de se faire ouvrir les portes, de gagner la salle de classe et de s'installer sur le siège du maître. Il ne suffit pas de "un cours", d'être " sympathique", d'apporter du " savoir". Il faut être porteur d'une denrée qui n'est pas cotée en Bourse: l'humain. C'est un produit naturel, assurément. Encore faut-il être en mesure de le transmettre. Sous le regard incroyablement pénétrant des détenus, je veux dire des étudiants, il faut accepter d'être radiographié par des yeux qui ne se trompent pas sur la vérité de vos motivations. Elles peuvent être financières, pourvu qu'elles s'accompagnent d'une sympathie supérieure, d'une complicité intellectuelle, émotionnelle, qui effraie si souvent l'autorité des personnels de l'Administration pénitentiaire.. Bref, la qualité de la relation est ici primordiale. Quand on enseigne la littérature, il faut évidemment un texte. Le texte est un médiateur, l'auteur du texte un formidable accompagnateur pour ce voyage au bout de l'enfer! Or, n'en déplaise aux spécialistes de la bonne conscience, Louis-Ferdinand Céline est, pour nombre de détenus, parmi les plus lucides, un frère de misère absolument exemplaire. Les damnés de la terre, il les connaît. Les pauvres, c'est son métier. Et on ne triche pas avec un détenu condamné à une longue, à une très longue peine. Il n'a rien à faire des discours convenus, du consensus académique, du politiquement correct! Combien de fois Céline fut-il mon passeport pour l'Autre Monde, celui des réprouvés, des éternels perdants, des condamnés de naissance ? J'ai mis longtemps à m'expliquer cet étrange phénomène, et puis, un jour, un détenu, c'est-à-dire un homme, finalement, m'a lâché ces simples mots: – Céline ? mais il est au milieu de nous ! On dirait qu'il est là, juste à côté, et qu'il va paraître au bout du couloir. Fortes paroles ! Un texte de Céline réveille, dans l'esprit d'un homme en prison, un écho considérable. L'un d'eux, manifestement algérien, mais, dit-il, "çais d'Aubervilliers, moi je suis d'Auber, je suis français.", braqueur de bon niveau, jubile à la lecteur de Nord. Un autre, juif et voleur, mais par des astuces plus compliquées, "", demeure en extase devant Mort à crédit. Un troisième, approximativement français, n’en finit pas de montrer son bonheur essentiel en relisant le Voyage. – Ce type-là ne peut pas être raciste, me glisse un petit marocain natif de Clermont-Ferrand, qui brûle du désir de lire Bagatelles. – Il est le vrai juif, l'errant, la victime expiatoire, suggère le second. Un militant d'Action Directe, fraction armée de la région parisienne, tente vainement d'intervenir: – C'est un livre mal construit, le Voyage, sans cohérence, désordonné. Mais un autre membre d'Action Directe, fraction lyonnaise, a vite fait d'arrêter là son discours: – Tu dis ça parce qu'il les a bien cartonnés, tes juifs! À Paris, vous faites bosser les gonzesses!.Vous n'êtes même pas foutus de faire le travail vous-même!. (allusion à Joëlle Aubron et à Nathalie Ménigon).Chez nous, à Lyon, Action Directe, c'est des mecs, on met pas les femmes en première ligne. et puis, on n'est pas des fils de bourgeois." Un grand type, au pedigree lourdement chargé, se lève et conclut, en donnant le signal de la fin de la séance: – Vous allez pas vous engueuler, Céline c'est un humaniste, et puis c'est tout, un humaniste déçu, voilà! Et c'est un géant de la littérature ! Nous relisons quand même le début du Voyage, qui résonne, ici, comme les premiers mots de la Genèse: "Ça a débuté comme ça.". Puis, la guerre et la distribution de viande. Je sens ces étudiants au comble de la joie. Dehors, un vague soleil s'étouffe derrière les murs de la Maison Centrale. Avec deux fois perpète, le bout de la nuit n'est pas pour demain.. Je relis encore une fois, à haute voix, les premières lignes: "Ça a débuté comme ça…" – Et c'est pas près de finir! lâche le bronzé d'Aubervilliers. l'éternité, disait Alphonse Allais, c’est long!…surtout vers la fin. Tout le monde éclate de rire. Avec Céline, les "" finissent presque toujours par un trait d'humour. Il me reste à leur distribuer une petite trace écrite, une réflexion de Véronique Anglard: "Céline s’oppose à toutes les idéologies. Homme de nulle part, dépourvu de centre et de circonférence, il devient l’incarnation d’une protestation universelle. Il proteste au nom de son idée de la nature humaine, qu’il voudrait sublime mais qu’il rencontre barbare." Je n'ai pas choisi au hasard, car ces détenus-là, "és au grand banditisme", selon l'expression consacrée, ont navigué, très souvent, entre le sublime et le barbare.
Rolland HÉNAULT
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