Ezra Pound parle de Céline
A propos des causeries faites par Ezra Pound à la radio italienne sous loccupation, nous avons extrait ce passage dune biographie le concernant par Humphrey Carpenter (éd. Belfond).
Il subsiste nombre denregistrements de ses
causeries à Washington. En règle générale, chacune commence par de la musique de
remplissage, après quoi une speakerine à la voix neutre et très guindée annonce,
dabord en italien, puis en anglais : « Bonsoir. Ici la radio italienne, qui
retransmet un programme spécial destiné à louest des États-Unis et du Canada, le
Pacifique, la Nouvelle-Zélande et lAustralie. Nous commencerons celui de ce soir
par une causerie dEzra Pound, intitulée "Être en retard". »
Il y a une brève pause tandis quon lance le disque sur lequel
est enregistrée la causerie dEzra ; puis vient un grand cri : « LEUROPE
APPELLE ! EZRA POUND VOUS PARLE ! »
La voix prend un accent traînant, populaire, pour les remarques
dintroduction :
« Japprends quun de mes anciens éditeurs a dit,
"Ouais les discours de Pound sont très bien, mais un peu... comment ça ?
"attardés" ? Non, il a dit, euh... ils sont "retardés", cest
ça ? Dépassés, um, dépassés, cest ça." »
« Deux choses, bon sang de bonsoir. Si vous naviez pas été de
telles andouilles, vous mauriez écouté, et Céline aussi, il y a longtemps
! Certains dentre vous auraient réfléchi à ce que ce brave homme, L.-F. Céline,
et le présent orateur, ont commencé à dire il y a longteeeemps.
« Jai commencé longtemps avant Céline, pour autant quje
sache. Jcrois quil a quinze ou vingt ans dmoins qumoi, à moins
ben sûr quil ait passé son jeune temps à faire le médecin dans la banlieue
dPari!s, et nse soit mis à écrire que quand il en a eu fini avec ses
patients.
« Il dit à un endroit qules gens nle comprennent pas, ou
quy lcomprennent de travers... Jtraduis dloriginal... » Et
Pound de se lancer dans une longue citation de Céline relative à lincapacité de
ses patients à suivre ses prescriptions [un extrait du Voyage au bout de la nuit -
N.d.T.] sans avoir pris la peine dexpliquer à ses auditeurs qui Céline
pouvait bien être !!!!!
« Les Éééétats-Unis, reprend-il, peuvent prendre vingt ans ou plus
pr en arriver là où était Céline y a dix ans. Chuis en rtard ? Chuis
attardé ? Chuis pas un rrrrréveil qui doit parler à lAmérique, qui
nécoute pas, dchaque premier bouquin publié par un nouvel auteur européen,
surtout si jai dit des choses semblables avant qule dit auteur soit publié.
« Céline écrit avec la clarté de Rémy de Gourmont. Cest un grrrrrand
écrrrrrivain. La recherche de la rrrrrréalité mène des hommes de race
différrrrrentes à des découvertes personnelles similaires. En fait cest la
base de la science, que la rrrrrelativité essaie de détruire.
« Céline nie quil y ait entre les Frrrrrançais et les
Allemands une haine fondamentale et irrrrrrrémédiable. Ce fut ma propre
conclusion après quatre ans à Paris. Doù bien entendu la dé-ter-mi-na-tion de
Monsieur Roosevelt à affamer les Français en France non occupée... »
Et il continue ainsi pendant cinq ou six minutes, oscillant entre le
désir supposé de Roosevelt dimpliquer les États-Unis dans la guerre à des fins
personnelles peu scrupuleuses, et la sagesse de Céline, dont les remarques sur «
leuuuuuugénisme » sont citées avec délectation. Puis vient la péroraison :
« Ptêt quen temps voulu les étudiants dAmérique
en viendront à mlire, ou Céline, ou un auteur vivant.... Lest temps
dlire Céline pour des vérités simples... Srez ptêt un peu en
rtard pour commencer... Cétait Ezra Pound. »
Lannonceuse reprend le micro, et dit, dune voix morne, un
peu ennuyée : « Vous venez dentendre une causerie dEzra Pound intitulée
"Etre en retard". Ici la radio italienne. Notre programme musical de ce soir
sera consacré à la musique légère... »
Remerciements à Gui Impériali pour nous avoir transmis ce document
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