Une intensité d’une puissance irrésistible

 

La première fois que Céline vint chez moi, en mai 1933, un de mes petits garçons eut un geste inattendu : ayant pris une rose dans un verre, il courut la lui offrir. Céline rougit, décontenancé, puis balbutia : "Il a deviné que c’est ma fête. Oui, j’ai aujourd’hui trente-huit ans".
J'en avais vingt-sept. En janvier, j'avais découvert Voyage au bout de la nuit et ç’avait été un bouleversement. Je ne sais qui l’emporta chez moi, de l’admiration, de la surprise ou d’une tendre pitié pour un homme que je devinais solitaire, condamné à aller de ville en ville, de femme en femme. En même temps, j’appréciais son extraordinaire humour, doublé d’une vitalité telle que du Voyage, je sortis non pas démoralisée, mais stimulée.
Sans prendre le temps de réfléchir, j'écrivis tout cela à l'auteur. Je terminais la lettre par ces mots : "...J’écris, mais je ne suis pas une femme de lettres : le mot même me fait horreur. De grâce, ne m’envisagez pas ainsi !" C’est précisément ce qu’il allait faire.
Il me répondit aussitôt. Il vint me voir. Il revint. Il m'écrivit pendant quinze ans avec de longues périodes de silence ; j'ai détruit certaines de ses lettres. Prise par ma vie de famille, je n'ai été le voir que deux fois. À mon grand regret, je n'ai pas pu aller au Danemark quand il me le demanda. Je crois qu'il ne me l'a jamais pardonné, car Céline n'aimait pas les échecs. À la fin, il cessa simplement de m'écrire.
Ces dernières années, on nous a imposé l'image d'un vieillard délabré, dépenaillé, infirme, à la voix affaiblie, au débit confus. Rien ne peut donner l'idée de ce qu'était Céline au moment de sa gloire. Il entrait, et c'était le génie qui entrait. Bien plus tard, j'ai fait part de cette impression à Paraz, et il m'a répondu que beaucoup l'avaient ressentie. Même éreinté, malade, vidé par ses bouquins, Céline exerçait un magnétisme ; en pleine forme, il exprimait une intensité d'une puissance irrésistible. Ses yeux fascinaient, si changeants, si beaux, parfois pénétrants, souvent lourdement voilés, perdus au loin comme ceux d'un fauve. Je l'ai souvent vu bondir : je l'ai toujours vu marcher comme s'il partait vers une conquête, les cheveux au vent, la tête haute, le corps tendu, le pas d'un lion.
Cette première fois, il fut d'abord contracté, sérieux, presque sévère ; puis bientôt détendu, éloquent, verveux, plein de joie, de curiosité, d'ironie, mais aussi de langueur, de rêve, de bienveillance. Je ne l'ai jamais vu aussi heureux.
D'une longue conversation avec Céline, je sortais anéantie, démantelée, en lambeaux. Puis, lentement, je me rassemblais, et je me découvrais enrichie, même quand il avait été dur, fermé, barricadé, car Céline attirait les êtres d'une main et les repoussait de l'autre, dans sa farouche horreur d'être possédé. C'est à ce prix qu'il a pu mener sa vie d'homme, son extraordinaire existence de nomade, de médecin et d'écrivain.

 

Évelyne POLLET (La Revue célinienne, 1981)