Céline et la politique (XXI)

La fin du Grand Reich :
chronique d'une défaite
annoncée en 1941

Le déchaînement du Verbe incarné et de ses insondables richesses permet à Céline d'approcher l'infracassable noyau de nuit qui sommeille en l'homme. Avec le Verbe, il mène à maturité les dilemmes de chaque personnage. Ses énumérations ne sont pas gratuites, mais témoignent d'une recherche sincère de la sérénité de l'âme. Contre la phraséologie "médiocratique" comme l'appelait Charles Maurras, Céline recherche la pureté et le silence dans une odyssée secrètement marquée par la symbolique celtique : son style oral rappelle que les Druides conservaient verbalement leurs souvenirs. Et c'est toujours de la chronique que surgit la mystique; notamment lorsque la fin du Reich grand allemand est le prétexte d'une féerie intérieure, rappelée bien des années plus tard dans la trilogie allemande.

 

    La parole de l'Oracle est un sermon impitoyable lancé à la face du Vieux Monde : les prophéties de 1938 où Céline imaginait le sanctuaire ancestral des Germains envahi par les Slaves, par "les grouilleries afro-asiates" n'appartiennent plus seulement à la poésie raciale de l'École des cadavres. Elles ne sont plus un écho littéraire aux Nouvelles asiatiques et à l'Essai sur l'inégalité des races humaines de Gobineau. Chaque jour, ces prophéties deviennent davantage une réalité : au sud, la Wehrmacht est accrochée au monastère de Monte-Cassino, à l'ouest, quatre-vingt-dix divisions américaines se dirigent sur la Hollande, le Rhin, l'Autriche, à l'est, les généraux Rokossovsky, Koniev et Joukov attaquent de la Baltique aux Carpates avec plus de deux cents divisions. Partout, l'assaut de la Forteresse Europe a commencé. Le 17 juin, sachant que d'importantes forces aéro-terrestres ont débarqué entre l'Orne et la Vire, Céline quitte la capitale.
    Son odyssée commence dans le château des Hohenzollern à Sigmaringen, où le Maréchal Pétain a été amené par les Allemands. Pour Céline, ce château est un double symbole : l'ultime trace vivante de la chevalerie de ses aïeux et le premier relais de sa damnation présente. Il doit subir sa réputation de collaborateur dans les deux camps, et sa Walkyrie ressemble à une tragédie moderne où le Walhalla des Teutons et la Forêt Noire résonnent de cris gutturaux et du cliquetis des chenilles. Jamais la syntaxe n'a été aussi heurtée, jamais les hurlements des personnages n'ont tant ressemblé à ceux du cœur des esclaves ou de bêtes traquées : "Raus ! Jawohl ! Guten Tag ! Sieg ! Heil ! Halt ! Nix ! Schön ! Nein ! Los, los ! Achtung ! Alarm ! Ausweis ! Schnell ! Papiere ! "
    Dans cet univers, l'angoisse est sans répit. D'Allemagne, Céline a appris qu'un mandat d'arrestation à été délivré à son encontre, ce qui rapproche D'un château l'autre des Résistants à la Popaul d'André Figueras et de On ne fusille pas le dimanche de Lucien Rebatet. Comme Céline, Pierre-Antoine Cousteau pourfend l'hypocrisie des vainqueurs de 1945 avec une ironie qui consiste à comparer implicitement vainqueurs et vaincus dans une double question-réponse :
    " – Les sévices infligés aux résistants pendant l'occupation par les organismes policiers se justifiaient-ils ?
    – Le seul fait de poser la question est un outrage à la Conscience Humaine.
    – Que pensez-vous des cent mille personnes qui furent égorgées à la Libération, que pensez-vous des miliciens auxquels on creva les yeux et des femmes tondues ?
    – Ce fut le magnifique sursaut d'un peuple fier, soucieux d'une stricte équité et qui poussa le scrupule patriotique jusqu'à s'acharner à poursuivre la libération du territoire des mois et des mois après que le dernier Boche eût tourné les talons.
    – Comment appelle-t-on un vaincu que l'on passe par les armes ?
    – On l'appelle un criminel de guerre.
    – Un vainqueur peut-il commettre des crimes de guerre ?
    – C'est tout simplement impensable.
"

(Après le déluge, p.195)

 

    De même, en 1948, Maurice Bardèche écrivit Nuremberg ou la Terre promise où il comparait la diplomatie du Grand Israël à celle de feue la Grande Allemagne. L'auteur fut immédiatement arrêté, le livre saisi et mis au pilon. Sans autodafé toutefois. Et Céline de conclure : "De Rivarol à L'Huma ... je fais l'union sacrée des soulèvements de cœur" (Nord, p.320). Et : "Le petit succès de mon existence c'est d'avoir tout de même réussi ce tour de force qu'ils se trouvent tous d'accord, un instant, droite, gauche, centre, sacristies, Loges, cellules, charniers, le Comte de Paris, Joséphine, ma tante Odile, Kroukroubezeff, l'abbé Tirelire, que je suis le plus grand ordure vivant ! De Dunkerque à Tamanrasset, d'U.R.S.S. en U.S.A." (Nord, p.494)
    Ainsi s'explique historiquement le climat d'angoisse qui se dégage de la trilogie allemande. Dénonçant les "Prix Nobel pour vainqueurs", par allusion à Sartre qui en fut couronné, Céline s'en prend aux cabales orchestrées par les "libérateurs vengeurs". Expression qui n'est pas sans rappeler les "vindices rerum capitalium" de Salluste qui exécutèrent les meneurs de la conjuration de Catilina, avant que ce titre ne fût repris par les tribunaux révolutionnaires. Céline nous fait comprendre que, dans chaque bouleversement historique, le Beau et le Bien sont décrétés par le vainqueur. Par la force de ses armes. "L'opinion a toujours raison, surtout si elle est bien conne", fulminait Céline en 1945. Mais, puisqu'elle est un perpétuel rigodon, il ajoute : "Comment De Gaulle finira ? et Thorez ?... Mollet ?... ils savent pas !" (D'un château l'autre, p.47)
    Robert Denoël – "l'assassiné en raison de ses odieux penchants, plus drôle que Renault à Fresnes", il y fut exécuté par les F.T.P. – , souligne dans ce roman les stigmates de la fatalité moderne : l'anonymat de la délation qui peut atteindre chaque homme. Alors : "Les passants flanchent, oscillent, se raccrochent aux devantures ... que ça pourrait leur arriver !... leurs consciences flageolent ! trouille ! mille fois trouille !... souvenirs ! c'est rare qu'ils n'aient un petit avortement par ci ... un petit vol par là ... pas de honte ! la honte c'est d'être pauvre ..." (D'un château l'autre, p.37)
    Céline se souvient autant des quatre millions de lettres de dénonciation reçues par les autorités allemandes d'occupation que des cercueils envoyés par l'Association Anti-Axe et des appels à la vengeance de Radio-Londres. Céline se décrit alors comme le "bouc providentiel" livré en pâture à la foule qui souhaite exorciser sa mauvaise conscience en flattant le totem démocratique. La libération de 1944 lui apparaît comme la mise en pratique la plus nette des principes énoncés par Machiavel dans Le Prince. Ces maelströms historiques font de plus ressortir la noirceur du caractère humain et son goût pour la vengeance. Lorsque Céline imagine qu'il finira écartelé, comment ne pas faire la comparaison avec la lapidation de la Clotte dans L'Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly, héroïne dont les convictions chrétiennes et royalistes heurtent le sens de l'histoire et la légalité du pouvoir : "Si Hitler avait gagné ?... Aragon passé S.S. ?... Triolette, Walkyrie de charme ?... (...) L'Histoire est caprices ! (...) regardez le coup de César... combien qu'on réessayé depuis, on sait plus tellement y en a ! de Louverture à Mollet " (D'un château l'autre, p.98).
    Les ides de mars 44 où César fut assassiné par son fils adoptif deviennent donc le principe fondamental du machiavélisme historique, qui se manifeste dans "les coups de grâce plein la nuque" et les "divines raisons d'assassiner".
    Pourtant, il serait erroné de penser que Céline se limite à régler des comptes personnels dans la trilogie allemande. Nous trouvons aussi dans ce roman une dissertation originale sur l'incarnation qui se rapporte autant à la viande, d'un point de vue étymologique, qu'à la mystique du chef idéal et paternel :
    "Pétain fut notre dernier roi de France. "Philippe le Dernier" ... la stature, la majesté, tout !... et il y croyait !... d'abord comme vainqueur de Verdun ... puis à 70 ans et mèche promu souverain ! qui qui résisterait ?... raide comme ! "Oh, que vous incarnez la France, Monsieur le Maréchal!" le coup d' "incarner" est magique !... (...) vous pouviez lui couper la tête : il incarnait !" (D'un château l'autre, p.190)
    Cet extrait révèle certes une part de dérision envers le gouvernement de Vichy, mais la compassion de l'Ancien Combattant Céline à l'égard du Maréchal exilé post mortem à l'Île d'Yeu n'en est pas non plus absente. En raison d'une attirance assez pudique pour l'ordre militaire, Céline rappelle aussi les derniers combats de quelques dizaines de soldats de Joseph Darnand sous les ordres du Feldmarschall Model durant la contre-offensive des Ardennes :
    "La Milice s'est couverte de gloire, en retraite vers Sigmaringen, à travers cinq ou six maquis... y a pas eu que la retraite Berg-op-Zoom-Biarritz!... très surfaite ! La France a connu toutes les retraites ! et dans tous les genres !... et en pas vingt ans !" (D'un château l'autre, p.236)
    Mais Céline était trop anarchisant et indomptable pour écrire une œuvre univoque et faire preuve de constance politique. À l'éloge des Miliciens succède une diatribe contre le Führer, qualifié de "semi-tout, mage pour le Brandebourg, bâtard de César, hémi-peintre, hémi-brichanteau, crédule con marle, semi-pédé, et gaffeur comme". Dans cette carambouille anarchisante, Céline n'épargne qu'un homme, Pierre Laval, certainement en souvenir des assiduités diplomatiques dont il poursuivit, avec le concours de Jacques Benoist-Méchin, le Militärbefehlshaber, afin de faire libérer le plus grand nombre de "Bardamu" des stalags et des oflags :
    "Laval était le conciliant-né ... le conciliateur !.... et partiote!... et pacifiste !... Moi qui vois que des bouchers partout ... lui pas ! pas !... pas !... (...) Laval ce qu'il cherchait, il aimait pas Hitler du tout, c'était cent ans de paix ..." (D'un château l'autre, p.254)
    Sous sa plume, la satire alterne vite avec la compassion : Pétain devient un "cacochyme paranoïaque", Bucard "un héros de l'infanterie", Darnand "une sous-verge de Déat", Doriot un "démagogue et crypto-coco", de Brinon un "jockey juif", de Gaulle "se prenant pour Napoléon", Clemenceau un "policier provocateur vache", et Goering un "énorme traître cochon qu'avait vendu le ciel aux Anglais" !
    Il est très difficile de rechercher une logique politique dans cette galerie de caricatures. Céline prend plaisir à mélanger inextricablement les réservistes du Landsturm, les recrues de la Volksturm, les soldats de l'armée Vlassov, les rescapés du sac de Königsberg, les requis du S.T.O., les "épouvantés de France", les familles des Miliciens, les jeunes de la N.S.K.K.
    Sentant l'énoncé dissous par l'énonciation, Céline observe une distance à l'égard de l'écriture, car il préfère l'émotion à la transcription:
    "Que voilà de disparates histoires ! Je me relis... que vous y compreniez ci !... ça !... pouic ! perdiez pas le fil !... Toutes mes excuses !... si je chevrote branquillonne, je me ressemble, c'est tout, à bien des guides !... Vous me tiendrez aucune rigueur quand vous saurez le fond du fond !... Ferme propos !... Tenez avec moi !... Je suis là, je fais sursauter mon lit, tant mieux !... Tout pour vous ! le rassemblement des souvenirs !... " (D'un château l'autre, p.160)
    L'écrivain est pour lui le guide de la lignée de ses ancêtres. L'encre de sa plume est une métaphore du sang de sa race, et l'épopée historique de cette trilogie montre Céline comme le pèlerin des Généalogies:
    "Moi qui suis extrêmement raciste, je me méfie, et l'avenir me donnera raison des extravagances des croisements" (D'un château l'autre, p.242).
    Même idée que chez Gustave Le Bon, Ernest Renan, Thierry Maulnier, ou Arthur de Gobineau qui écrivait : "L'humanité éprouve dans toutes les branches un répulsion secrète pour les croisements".
    De Denis Fustel de Coulanges à Robert Brasillach, nous voyons la tradition littéraire et philosophique dont s'inspire Céline. Mais la trilogie allemande est une démonstration a contrario du concept de race et de nation. Les auteurs que nous venons de citer sont les défenseurs de l'État-Nation; or, Céline utilise l'exemple du pays qui a poussé au plus loin l'idée d'État-Nation – l'Allemagne – , au point d'en modifier même la notion, pour prouver les dangers du melting-pot : l'Allemagne qu'il décrit n'est plus celle des lois raciales de Nuremberg, mais un assemblage grotesque de "troubades des macédoines d'Europe". La gare de Berlin dans D'un château l'autre rappelle la gare de l'Est dans L'École des cadavres : la gare est toujours un point de départ terrifiant avant le saut dans l'inconnu, comme le métro dans Voyage au bout de la nuit, et le Passage Choiseul dans Mort à crédit. La marche du train ressemble encore aux chemins qui ne mènent nulle part de Martin Heidegger. Le melting-pot dénoncé par Céline est alors la conséquence ultime des trains qui viennent de toute l'Europe et qui convergent tous vers une capitale ravagée par "le carrousel des Forteresses Volantes" : Berlin. En effet, la gare de la capitale du Reich grouille de Monténégrins, de Tchèques, de Baltes, de Finnois, de Slovaques, de prostituées, de réfugiés politiques, de déserteurs ...
    Cette gare est à elle seule l'école des cadavres, le fruit de la guerre. "La catastrophe commencera gare de l'Est", écrivait Céline en 1938. Sept ans plus tard, l'odyssée guerrière s'achève dans une autre gare. Entre ces deux dates, l'initiation aura été longue et douloureuse pour le Barde.

 

NUMA (à suivre)