Céline et la politique
(XX)De la furie des titans
à la grâce de la danseuse
Le génie visionnaire de Céline se manifeste dans les déchaînements érotiques de Mort à crédit et du Pont de Londres, mais aussi dans la description des préparatifs de guerre. Ainsi, ce dernier roman mélange-t-il la Grande Guerre en 1917 et celle de 1939-1945. Ces deux époques sont marquées par la présence massive de matériel de guerre américain en Grande-Bretagne, juste avant les débarquements sur le vieux continent. Les spectacles gigantesques et les conflits titanesques furent toujours la prédilection de Céline, ce qui explique la part importante quils occupent dans ses romans : " Fallait voir un peu les artères, les grosses rues de Londres écartelées, disloquées, éclatées par les véhicules. Torrents dAmérique en victuailles, quincailles, bazars darmements, canons, fourragère, landaus, trains des équipages, omnibus, les derniers cabs colonnes en marche, Tipperary, locomobiles en pleine rue, poustouflantes marmites tout ça les uns sur les autres, pianos mécaniques, pontonniers à la coupe, au joint lastuce dun carrefour à lautre, lissue, la chaussée, tout branlée, fendante, tout le pavé de bois dans les secousses, bourrant défonçant les bordures à la ruée vers Victoria, le grand embarquement vers les Flandres, le tohu-bohu continent, le déménagement des Royaumes " ( Le Pont de Londres, p.269 ).
De même, dans LÉcole des cadavres : " Les sous-marins ont bien failli la dernière fois réussir Il sen est fallu dune pichenette. LAngleterre ne se nourrit quà la cuiller, par cargos, il faut que les cargos lui arrivent, lui montent jusque dans la bouche Qui coule ses cuillers gagne la guerre ( ) Le gésier de la vieille Albion se contracte à lidée ( ) Quand [lIntelligence Service] croira très raisonnablement avoir résolu ce terrible problème : protection des convois entre les Açores et Bristol, alors, Français, mes petits pères, vous pourrez vous dire que vos pommes sont cuites, que vous allez sauter dare-dare parmi les mousqueteries folles, les conflagrations à nen plus finir, les rougeoyantes fascinations. Tout de suite des débris plein la chambre, des cervelles partout ! " ( L 'École des cadavres, p.247 )
Effectivement, les deux guerres civiles européennes permirent à lAmérique et à ses trusts de forger, puis de décupler sa puissance industrielle et financière et de sortir du marasme qui avait suivi la grande dépression de 1929. Limmensité morale du désastre de Pearl Harbor et de la reconversion du potentiel industriel civil en industries de guerre étaient à la mesure du géant. Céline ne pouvait manquer de remarquer ces spectacles fascinants. De même, les bombardements anglo-américains sur Paris, Argenteuil et Bezons, entre autres, apparaissent dans Normance comme un cauchemar fulgurant, une féerie hybride où les éclairs et les fracas rompent le silence et la nuit. Le ballet meurtrier entre la F.L.A.K. allemande et les Mosquitos de la VIIIe Air Force fait de Céline le Cavalier de lApocalypse. Comme dans LIliade et LOdyssée, comme dans Les Chevaliers de la Table Ronde, comme dans Les Aventures de Télémaque, le narrateur du Pont de Londres acquiert une dimension héroïque grâce aux périls quil traverse : " Moi je voltigerais dans les mâtures ! Moi jaffronterais les ouragans ! Moi je cuisinerais dans les tempêtes ! " ( Le Pont de Londres, p.409 )
La tempête célinienne est essentielle, car elle fait éclater les limites du monde des apparences grâce à une vision épique des conflits. Elle procure au Celte livresse des profondeurs : dans lamour avec Virginia, dans les guerres, dans les bas-fonds de Londres. La connaissance de la déliquescence était nécessaire pour que lhygiéniste de la Faculté de Médecine de Rennes pût créer un idéal nouveau : le nord, la danse, laryanisme. Lair marin purifie la décomposition humaine, sa force régénère lhomme : " Suffoquer par les gaz cétait un risque des plus tragiques Moi ça maurait rien dit non plus ! Les blessures cest déjà pas drôle ! mais tout de même ça se passe au grand air ! cest pas des puanteurs honteuses, des supplices de la mort aux rats " ( Le Pont de Londres, p.81 )
De même, le temps fait son uvre, il nest plus la force malsaine qui lamine insensiblement lhomme, mais un élément naturel dans lequel le Celte aspire à se fondre : " On est hâtif quand on est jeune, même les épreuves vous éduquent pas il faut lâge, il faut la bouteille pour rapprocher un peu les choses pas tout bouziller dès quon se mêle la jeunesse cest chien " ( Le Pont de Londres, p.446 )
Le périple final est indistinct, mi-marin, mi-terrestre, marqué par des rafales de vent, des vagues démesurées, une tempête sauvage. Ferdinand, Virginia et Sosthène de Rodiencourt assistent, en spectateurs impuissants, à lanéantissement des protections vitales, biologiques du sanctuaire celto-germanique. Ce périple engloutit certes les personnages du Pont de Londres, mais permet à Céline de faire ressurgir, toujours plus loin, le mythe des Druides, comme lanthropologue allemand Hans Gunther dans Religiosité indo-européenne, comme Saint-Loup dans Face Nord. Toutefois, cette mystique hyperboréenne nest pas toujours apparue clairement aux yeux des contemporains de Céline : ce roman fut vivement critiqué par François-Charles Bauer dans Je suis partout, par Georges Blond dans LÉcho de Paris, Jacques de Lesdain voyant même dans Guignols band un " kaléidoscope pénible et ordurier ". Signalons tout de même la réaction enthousiaste de Lucien Combelle dans Révolution nationale. Quand aux journalistes et écrivains d "en face ", ils dissertaient moins sur la mystique célinienne que sur lopportunité d "écarteler le traître ".
Plus généralement, la description de la guerre dans Le Pont de Londres éclaire le lien que Céline noue entre lesthétique et lethnique. Déjà dans Semmelweis, le pus est une fatalité, une marque de dégénérescence qui soppose à la mystique des Druides et des Germains, qui exalte la noblesse du sang et la beauté de la race. Cette idée apparaît métaphoriquement dans sa thèse de médecine : " La Musique, la Beauté sont en nous et nulle part ailleurs dans le monde insensible qui nous entoure. Les grandes uvres sont celles qui réveillent notre génie, les grands hommes sont ceux qui lui donnent une forme " ( Semmelweis, p.77 ).
De même : " La mort conduit la danse clochettes autour delles " ( Semmelweis, p.70 )
La guerre est donc une féerie qui relie la Danse et la Race, car " le monde, la danse acheminent ( lhomme ) vers les féminités ", vers une transcendance idéale que le mystique ne peut atteindre quen saccageant le vil réel. Éloigné du modernisme, le nouvel ordre peut surgir : " Lhomme finit où le fou commence, lanimal est plus haut et le dernier des serpents frétille au moins comme son père " ( Semmelweis, p.129 ).
La pensée de Céline se rapproche donc de celle du zoologiste allemand Konrad Lorenz pour qui il ne faut pas limiter les observations que lon fait sur la faune, mais voir en elle le miroir de notre propre comportement, car, lhomme étant précisément laboutissement dune évolution, sa mémoire génétique a conservé des traces incorruptibles de réflexes et de perceptions qui le rattachent au monde naturel. Doù lespoir de Céline dune race enfin accueillante aux décrets de la sélection naturelle : ils sérige alors en prophète de la renaissance spartiate ou celtique quil aperçoit un instant dans les fondements médiévaux de la révolution nationale-socialiste. Contre le ratage de la race, il écrit à ses amies que " lHumanité ne sera sauvée que par lamour des cuisses ". La vigueur animale de la danseuse lui permet de retrouver les secrets du monde druidique et de lire lhistoire comme une dentelle brodée par lhomme. Dans Bagatelles pour un massacre, il écrit : " Dans une jambe de danseuse, le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vux sont inscrits ! Jamais écrits ! Le pus nuancé poème du monde ! " ( Bagatelles pour un massacre, p.10 )
De même, dans Féerie pour une autre fois : " Moi la pureté de la danse je comprends cochon au fond bien entendu comme lui, comme Jules, comme tout un chacun, mais ma petite religion de la danse ! où quon irait mort, sans danse ? " ( Féerie pour une autre fois, p.227 )
Déjà dans Progrès, Céline opposait le concierge spécialisé dans la délation à lenfant et à la danseuse. Ces personnages de comédie sont des types génériques de limaginaire célinien. Au troisième acte, une danseuse de cabaret déclare à trois clients voyeuristes : " [ Le monde ] croira-t-il que la beauté est un don mystique, ou quelle est simplement faite dor, de repos et de soleil ; les esclaves non plus nétaient pas beaux en Grèce. Monsieur Pour être beau, il ne faut faire que ça et vouloir " ( Progrès, p.48 ).
Véritable incarnation de la perfection et de lharmonie des lignes des statues dArno Breker, cette danseuse exprime une part essentielle de lidéal célinien. Pour lui, le secret de la beauté est toujours à percer : " Sil existait des serrures au Paradis, on en verrait des drôles ", sexclame-t-il dans Progrès. Nous retrouvons la même exigence poétique dans Bagatelles pour un massacre, lorsquil simagine spectateur secret dune scène intime où une " petite Aryenne bien suçeuse " devient la protégée dun magnat juif dHollywood. Encore une variation sur lidéal antique : face aux Lumières frelatées de la modernité post-révolutionnaire, le Celte se réfugie dans le rayonnement des mythes grecs, " la céleste ivresse " du culte dionysiaque très présente à travers les cris du chur dans le quartième tableau du Progrès ; à ce moment, Madame Doumergue conclut en chantant : " Jai voyagé sur un rai de lumière tranchant comme un glaçon " ( Progrès, p.115 ).
JÉSUS-CHRIST, PREMIER
COMMISSAIRE DU PEUPLE :
CHRISTIANISME ET COMMUNISME CHEZ CÉLINE
Outre la mystique germano-celtique de Céline dont nous venons détudier les principales composantes, il faut maintenant analyser comment la conception célinienne de la religion participe aussi au mystère politique qui entoure son uvre. Remarquons dabord que le christianisme et le communisme apparaissent chez Céline quasi-simultanément : en 1937, dans Mea culpa et dans Bagatelles pour un massacre. En 1936, il se rendit en Union Soviétique, à Léningrad, afin dépuiser les droits dauteur de la traduction en russe du Voyage au bout de la nuit, traduction qui fut notamment facilitée par Elsa Triolet. En 1936, la découverte de la nouvelle Russie simposa à de nombreux écrivains, tels quÉdouard Herriot, Paul Morand, Eugène Dabit ou André Gide ; comme allait bientôt simposer à son tour la découverte de lAllemagne nouvelle. Mais en 1937, Céline condamne dans Mea culpa le communisme, avant de lexalter de nouveau dans LÉcole des cadavres, fin 1938, bien après les accords de Munich : là, le communisme nest plus " massacres par myriades ", ni " gigoteries sadiques, genre Béla Kun ", mais " avant tout vocation poétique. Sans poésie, sans ferveur altruiste brûlante, purifiante, le communisme nest quune farce, le dépotoir de toutes les rages, de toutes les rancurs plébéïennes, le tréteau pourri de tous las faisans, de tous les barbeaux tragiques, de tous les Juifs en performance dimposture talmudique.
On ne devient pas communiste. Il faut naître communiste, ou renoncer à le devenir jamais. Le communisme cest une qualité dâme. Un état dâme qui ne peut sacquérir " ( LÉcole des cadavres, p.130 ).
De cet éloge dithyrambique et surprenant du communisme, retenons que Céline distingue les menées des révolutionnaires juifs Oulianov, Bronstein, Rosenfeld, Béla Kun ou Rosa Luxembourg qui virent dans la révolution internationale un succédané à leur messianisme et un état dâme poétique qui transcende la conscience individuelle héritée de la Renaissance et de la Révolution pour abolir toute " fienterie personnelle " et tout " égoïsme de pourceau sournois ". Dans limaginaire célinien, le communisme symbolise la même quête dabsolu que la danse et la race ; toutes ces figures emblématiques prouvent limportance que Céline accorda aux valeurs essentielles, sacrées dans son uvre : le château de Sigmaringen montre le privilège accordé au Moyen Âge sur la modernité et à la vérité révélée sur la vérité rationnelle. Toutefois, lattitude de Céline à légard du communisme varie dun texte à lautre, car il voit aussi dans cette idéologie " [une] subterfugerie verbeuse, [d] extraordinaires saturnales, [des] empaleries dAryens, massacreries insurpassables, tortures tartares ". Son ironie tourne en dérision toutes les religions, dans LÉcole des cadavres comme dans Mort à crédit ; dans ces deux uvres, il compare le peuple élu de Dieu et la race des seigneurs : " La religion judaïque est une religion raciste, ou pour mieux dire un fanatisme méticuleux, méthodique, anti-aryen, pseudo-raciste. Dès que le racisme ne fonctionne plus à sens unique, cest-à-dire dans le sens juif, au bénéfice des Juifs, toute la juiverie instantanément se dresse, monte au pétard, jette feux et flammes, déclare le truc abominable, exorbitant, très criminel. Le racisme nest plus alors quun effroyable déguelasse subterfuge crapuleux pour détrousser les Juifs, un charabia de préjugés rétrogrades, puants, le vestiaire, laffreuse friperie du capitalisme aux abois, le refuge des anti-humains quil convient de pétrôler immédiatement, de réduire en cendres tout de suite. Une diablerie sinistre. Le sort, lavenir, la sauvegarde du monde dépendent de la célérité de cette opération. Par la foi des anti-racistes ! Le bûcher ! Raciste égale Sorcier ! Le racisme aryen ? Pouah ! Quel scandale ! Qui avait jamais entendu parler dune si extravagante pitrerie ? Quelle régression ! Quelle n égation de tous nos progrès moraux, sociaux, si douloureusement acquis par lélite si maçonnique de nos philosophes à travers les siècles ! " ( LÉcole des cadavres, p.114 )
Cette comparaison entre le sionisme et national-socialisme rappelle le Familistère Rénové de la Race Nouvelle de Courtial des Péreires qui, dans Mort à crédit, ressemble autant à un kibboutz quà la Force par la Joie. En présentant ainsi les religions et les idéologies comme des miroirs se renvoyant réciproquement des images déformées, Céline contribue à les tourner en dérision. Il en va donc du judaïsme comme du communisme dans son uvre : léloge discret et la satire sulfureuse se suivent brusquement dans son texte. Toutefois, ces comparaisons ne sont pas gratuites, car Céline oppose sans cesse lexaltation vitaliste de la nature celtique au cosmopolitisme de la maçonnerie et au " Messie collectif des droits de lHomme" du judaïsme : " Dans langoisse dêtre repéré, isolé, démasqué, lhybride juif nen finit jamais dabasourdir, dahurir, destomaquer les masses, en long, en large, en profondeur, à laide des pires tintamarres hypnotisants, des trois cent mille jérémiades revendicatrices furieuses, de ses clameurs aux outrages, de ses hâbleries prophétiques , fureurs incantatoires. " ( LÉcole des cadavres, p.109 )
Au-delà de la satire du judaïsme militant, Céline cherche à renouer avec le sacré, avec le religieux. Les liens privilégiés, la fraternité communautaire quil enrage de ne pas trouver entre les Aryens et les Celtes, comme elle existe entre les juifs, prouve son influence par Disraéli : " La race est tout, il ny a pas dautre vérité. Et toute race court à sa ruine qui se montre insoucieuse de préserver son sang ".
Et par Abraham Lincoln : " Je dirai quil y a une différence physique entre les races blanche et noire qui, je crois, interdira toujours à ces deux races de vivre ensemble sur un plan dégalité sociale et politique. Quant à moi, autant que nimporte qui, je suis favorable à lidée que la position supérieure revienne à la race blanche . "
De là, nous voyons le mystère qui entoure la pensée politique de Céline : dun texte à lautre, le communisme et le judaïsme sont tantôt des idéologies quil condamne en raison de leurs prétentions à luniversalisme, tantôt des images récurrentes qui forment la symbolique de son uvre. Céline sest toujours défini comme un mystique, et nul doute que, sil saccorde tant dimportance au communisme et au judaïsme, cest quil voit en eux une logique politique et un faisceau dimages qui lui permettent de représenter la condition humaine.
Mais que pense Céline de la religion chrétienne ? Dans Voyage au bout de la nuit, lhomme est défini comme un asticot et dans LÉcole des cadavres, le même substantif sapplique aux partisans de la démocratie, ce qui fait donc de Céline un auteur contre-révolutionnaire. Exalte-t-il le trône et lautel à linstar de Léon Bloy qui, dans Le Salut par les Juifs, condamne dans le judaïsme et dans la République un messianisme exacerbé ? Rien nest moins certain à la lumière de lenthousiasme païen qui se déchaîne dans Guignols band comme dans trois de ses arguments de ballets : Scandale aux abysses, Foudres et flèches et Ballets sans musique, sans personne, sans rien. A linverse, Mea culpa est une défense inconditionnelle de la société chrétienne, ce qui prouve combien les années de formation de Céline furent nourries par la lecture des Sermons de Bossuet et des Pensées de Pascal : " La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, cest quelles doraient la pilule. Elles essayaient pas détourdir, elles cherchaient pas lélecteur, elles entaient pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles rancardaient ( lhomme ) sans ambages : " Toi petit putricule informe, tu seras jamais quune ordure ( ). La vie, vache, nest quune âpre épreuve ! Tessouffle pas ! ( ) Spécule pas sur les grandes choses ! Pour un étron cest déjà le maximum ! Ça cétait sérieusement causé ! Par des vrais Pères de lÉglise ! Qui connaissaient leur ustensile ! qui se miroitaient pas dillusions ! " ( Mea culpa, p.16 à 18 )
Ce passage de Mea culpa souligne lascétisme mystique de Céline dans la pensée comme dans la langue. Non, il nest pas lauteur de lemphase, mais de la litote. Non, il ne sinscrit pas dans la lignée de Zola et du naturalisme. Il est, au contraire, le partisan acharné dun idéal éthéré tout en demeurant conscient de la " connerie aryenne ". Il voit dans le christianisme comme dans le communisme des modalités de retour à lâge de " nos gais pontonniers dautrefois " contre la société mercantile et démocratique héritée de la Révolution de 1789 et de la première révolution industrielle sous le Second Empire. Lincroyable est là : comme Aragon, Céline tente de restaurer le patrimoine médiéval de la France par un communisme radical et poétique. En effet, la société bourgeoise fut vivement critiquée à lextrême gauche comme à lextrême droite entre 1918 et 1939. Et cest pourquoi la thématique de Mea culpa ressemble aussi à celle de Robert Poulet qui, dans La Révolution est à droite, condamne linanité du libéralisme au profit dune transcendance nationale et religieuse quil trouvera dans le mouvement rexiste de Léon Degrelle.
Pourtant, Mea culpa nest pas une rupture totale avec le communisme, puisque, lannée suivante, Céline fera de cette idéologie une ferveur poétique et altruiste dans LÉcole des cadavres. Mea culpa marque donc seulement une rupture avec les " bourreaux superborgiesques " du N.K.V.D. Quatre ans plus tard, et malgré la rupture du pacte Molotov-von Ribbentrop, il défendra le communisme Labiche dans Les Beaux draps. Mais cette fois avec un droit imprescriptible " au pavillon héréditaire " ! Ne donnons tout de même pas à luvre de Céline une interprétation trop politique, car ses projets furent le plus souvent fantaisistes ou satiriques ; rappelons brièvement pour sen convaincre le " communisme Labiche " et le parti unique des antisémites " pour mettre Rothschild sous les verrous " et inciter les ultra-collaborateurs de Paris à " sarracher les touffes ". Il faut donc être prudent en décrivant Mea culpa comme un pamphlet anti-communiste : ce quil condamne nest pas tant la faillite dune idéologie contrainte à se contredire pour survivre durant la Nouvelle Politique Économique que le modernisme et le machinisme quil estime funestes pour lhomme. Ce dernier na quun tyran - lui-même. Sartre écrira dans Huis clos : " Lenfer, cest les autres ". En fait, Céline rejoint Louis Veuillot dans LIllusion libérale, Marcel de Corte dans LIntelligence en péril de mort, Charles Maurras dans LAvenir de lintelligence. Tous ont en commun un vif refus du " romantisme de la science " et de luniversalisme.
Céline ajoute dans Mea culpa que tout dans la vie est question " de chance et dhéritage ". Laveu biologique contenu dans la molécule d ADN chasse alors un déterminisme au profit dun autre : la féerie entre Prolo et Bourgeois cède la place à lautre grande féerie de XXe siècle, entre Aryens et Sémites, entre la Race et la Masse. À travers Marx et Engels, percent Rosenberg et Montandon. Dans les deux cas, la Vigile lève les tabous, Céline devient responsable dune transgression. En 1945, les totems de la République retrouvée ne loublieront pas. Pour lui comme pour Lucien Rebatet et Pierre Drieu La Rochelle, la prétention dassurer infailliblement le bonheur de lhumanité est une révolte prométhéenne vouée à léchec : " Ni le communisme ni le libéralisme naméliorent lhomme, car sa nature est infernale " ( Mea culpa, p.24 ).
Le Graal célinien ne se satisfait donc daucune religion ni daucune idéologie : " Le principal cest quon tue ! Combien ont fini au bûcher parmi les petits croyants têtus pendant les époques obscures ? Dans la gueule des lions ? Aux galères ? Inquisitionnés jusquaux moelles ? Pour la conception de Marie ? ou trois versets du Testament ? On peut même plus les compter ! Les motifs ? Facultatifs ! " ( Mea culpa, p.27 )
Il est surprenant de voir Céline tourner en dérision le christianisme comme Voltaire parodie le judaïsme dans ses articles du Dictionnaire philosophique, alors quil vient de défendre lascétisme de la littérature patristique. Cette ambiguïté ne peut être comprise que si on la replace dans le cadre plus large des rapports entre le christianisme et lanarchisme de droite : au sein de lÉglise, quoi de commun entre le Sillon de Marc Sangnier, précurseur de la théologie de la libération, et la Sapinière qui veilla toujours à préserver le Sacré Cur du syncrétisme judéo-chrétien ? De même, repensons qu cardinal Gerlier qui affirmait : " Pétain, cest la France ", mais qui se fit traiter de " cardinal hyperjudaïsant " par Lucien Rebatet dans Les Décombres. Comment interpréter aussi lattitude du chrétien Bernanos condamnant le général Franco dans Les Grands cimetières sous la lune, alors quil ne pouvait rester insensible aux flamencos des Républicains espagnols autour des cadavres des carmélites exhumées de Barcelone et Mardid ? Ainsi, luvre de Céline est pétrie de ces contradictions : proche décrivains traditionalistes comme Michel de Saint Pierre lorsquil condamne le modernisme, mais trop révolutionnaire et trop marqué par les légendes celtiques pour se soumettre à la Latinité. Le voici qui approuve Saint Augustin dans Mea culpa, mais comment oublier Voyage au bout de la nuit : " Par exemple au présent cest facile de nous raconter des choses à propos de Jésus-Christ. Est-ce quil allait aux cabinets devant tout le monde Jésus-Christ ? Jai lidée que ça naurait pas duré longtemps son truc sil avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout pour lamour " ( Voyage au bout de la nuit, p.461 ).
De même, dans Bagatelles pour un massacre : " Pour le clergé catholique, cest encore beaucoup plus simple cest même une limpidité cest des vrais youtres De peur de perdre leurs tabernacles, ils sont prêts à nimporte quoi Ils viennent bénir tout ce quon leur montre Les trous des chiens de chasse Les Temples maçons les troncs des pauvres les mitraillettes Ils ont pas de préjugés du tout Ils font jamais la petite bouche du moment que la personne éclaire. Ils vont bénir les ascenseurs les souris de lAbbé Jouvence1 bien dautres petites reliquettes Ils demandent quà faire plaisir. Voici la troupe des cabotins la plus servile de lunivers " ( Bagatelles pour un massacre, p.189 ).
Même thème dans LÉcole des cadavres où Céline définit lÉglise comme le " premier Commissariat du Peuple " : " La religion christianique ? La judéo-talmudo-communiste ? Un gang ! Les Apôtres ? Tous juifs ! Le premier gang ? LÉglise ! Le premier rackett ? Le premier Commissariat du Peuple ? LÉglise ! Pierre ? Un Al Capone du cantique ! Un Trotzky pour moujiks romains ! LÉvangile ? Un code de rackett LEglise ctholique ? Un arnaquage aux bonnes paroles consolantes, le plus splendide des racketts qui ait jamais été monté en nimporte quelle époque pour lemberoutage des Aryens " ( LÉcole des cadavres, p.270 ).
Cest dire à quel point la frontière est floue entre le communisme et le christianisme chez Céline : quil les condamne ou quil les loue, cest toujours dans le même mouvement desprit et avec les mêmes arguments. Christianisme et communisme sont pour lui soit une mystique, soit une imposture, mais les deux restent liés. Si les hommes sont frères, pourquoi ne deviendraient-ils pas camarades ? Certes, Céline réfute les prétentions des idéologues révolutionnaires, mais il ajoute : " Moi je me sens communiste sans atome darrière-pensée. ( ) De toutes fibres ! de tous les os ! de toute barbaque ! Ce quon appelle communisme dans les milieux bien avancés, cest la grande assurance-nougat, le parasitisme le plus perfectionné des âges garanti admirablement par le servage absolu du prolétariat mondial LUniverselle des Esclaves par le système bolchévique, farci super-fasciste, boulonnage international, le plus grand coffre-fort blindé quon aura jamais conçu, rivé, compartimenté, soudé au brasier de nos tripes pour la plus grande gloire dIsraël, la défense suprême des éternels youtres pillages, lapothéose tyrannique des délires sémites ! Salut ! " ( Bagatelles pour un massacre , p.55 )
Deux visages de Céline apparaissent progressivement à la lecture de ces passages de son uvre : dun côté, le Celte abhorre la Latinité et répudie dons la morale traditionnelle de lÉglise catholique ; de lautre, lanarchiste de droite se souvient de Saint Augustin et de Pascal comme Léon Bloy tout en considérant parfois les religions comme des " maladies de lesprit ", à linstar de Lucien Rebatet. Ces deux symboliques, latine et celtique, communiste et fasciste, offrent un relief puissamment contrasté qui fait de Céline un visionnaire de lhistoire.
NUMA (à suivre)
1. En fait, il sagit dune potion : une jouvence qui fut inventée par labbé Soury.