Céline et la politique (XIX)

Une quête païenne des origines

 

    En quête du "Véga secret", le narrateur de Guignol’s band chante les origines de l’humanité : la langue et la race indo-européenne et l’ "ondée sidérale" qui suit le crépuscule. Sosthène de Rodiencourt se dit "Chevalier des Ondes" : comme Courtial des Péreires dans Mort à crédit, il est à la fois scientifique et mystique. Céline le présente d’abord comme un prospecteur agréé des Mines, un explorateur des aires occultes et un ingénieur initié. Ses titres fantaisistes et ses découvertes funestes raillent de nouveau la théorie positiviste du progrès. Mais il est aussi fasciné par les divinités des Indes, du Tibet, de Chine et par les orgies des brahmanes que lui décrit sa compagne, une jeune Américaine du Minnesota. Cette mystique procure à l’oracle une jouissance intérieure :

"Chie pas juste qui veut !
Ce serait trop commode !"

(Guignol’s band, p. 375)

De même dans Les Beaux draps, où Céline considère le sang comme la loi supérieure de chaque race :
"Une nation prolifique, ardente, se relève admirablement des plus grands torchons militaires, des plus cruelles occupations, mais seulement à une condition, cette condition très essentielle, mystique, celle d’être demeurée fidèle à travers victoires et revers aux mêmes groupes, à la même ethnie, au même sang, aux mêmes souches raciales, non abâtardies, celles qui la virent triompher, souveraine aux temps d’épreuves et de conquêtes, de s’être malgré tout préservée des fornications de basse race, de la pollution juive surtout, berbère, afro-levantine, des pourrisseurs-nés de l’Europe." (Les Beaux draps, pp. 67 et 68)
    Adversaire du melting-pot et de la République Universelle, Céline aspire à une fraternité messianique capable de rivaliser avec celle d’Israël. En dénonçant le mondialisme, il se fait le prophète de l’idéal celtique ou d’autres contrées reculées. Le déluge cosmopolite qu’il annonce est la conséquence de la transgression de la force de la Nature par la force de la Loi. Ainsi parlait le Pèlerin des Généalogies dans Bagatelles pour un massacre :
"Il n’existe qu’une seule chose sérieuse au fond de toutes les politiques : la conjuration mondiale juive, tout le reste n’est que babillage, sucettes , ronrons, confetti ! (...) Le Français, s’il était curieux, il en apprendrait des choses, s’il voulait un petit peu, par exemple, connaître tous les noms, véritables, de ceux qui le dirigent, et surtout les noms des parents, des grands-parents de ceux qui le commandent, qui gouvernent tout dans sa maison, qui lui font sa politique (droite et gauche), son théâtre, son administration, sa finance, son instruction publique, sa peinture, sa musique, ses romans, ses chansons, sa médecine, sa justice, sa police, son aviation et bientôt tous les hauts cadres de sa marine et de l’armée (pas les combattants). (Bagatelles pour un massacre, p. 150 et p.154)
    Comme Maurice Barrès qui fixe une frontière sur l’Oronte, comme Charles Maurras qui la place sur l’Acropole et le Tibre, Céline trace la sienne sur la Loire : "Passé Orléans, j’existe plus", disait-il à ses amis pendant l’Occupation, pour rappeler que Les Beaux draps avaient été interdits par le gouvernement de Vichy en zone libre. Rien de ce qui descend vers le Sud et se rapproche de Jérusalem n’a sa préférence. Mais il se refuse aussi à devenir le chantre de la Latinité qu’il associe à un "lien de narcissisme académique", ce qui prouve à quel point toute comparaison avec L'Action Française doit être nuancée. L’idée de nation lui fait craindre les "héros de la mer jaune... les bridés du Kamtchatka... les bouleversés de la Louisiane... les encampés de Calédonie... les mutins mormons d’Hanoï... les arménides radicaux de Smyrne... les empalés coptes de Boston... les Polichinels caves d’Ostende."   (Les Beaux draps, p. 62)

Nous retrouvons aussi en Céline l’aversion du Celte pour le Romain :
"Drumont et Gobineau se raccrochent à leur Mère l’Église, leur christianisme sacrissime, éperdument. (...) Propagée aux races viriles, aux races aryennes détestées, la religion de "Pierre et Paul" fit admirablement son œuvre, elle décatit en mendigots, en sous-hommes dès le berceau, les peuples soumis, les hordes enivrées de littérature christianique, lancées éperdues imbéciles, à la conquête du Saint-Suaire, des hosties magiques, délaissant à jamais leurs Dieux de sang, leurs Dieux de race." (Les Beaux draps, p. 71)
    Disciple du Comte de Gobineau et du Professeur Montandon dans L’École des cadavres, Céline les traite de "jobard" et de "farceur" dans Les Beaux draps. Pour lui, la race est une lignée chevaleresque et un esprit poétique, une beauté absolue et un raffinement biologique capables de conjurer la "dégonflerie captieuse de Ben Montaigne". Contre la Modernité qui commence à la Renaissance en s’inspirant de la Latinité, le Celte fait l’éloge du Saint-Empire romain germanique en pastichant la conception de la nature au Moyen Âge et l’ancienne langue française :
"Gaîté seulement nous sauvera, non point l’usine. (...) Choyons, fêtons notre musique, nôtre ! qui nous fera voguer jolis par-dessus les horreurs du Temps d’un bel et frais et preste essor ! à notre guise ! notre caprice ! fifres ! clarinettes ! grêle tambour ! Embrassons- nous ! À gros bedons point de mercy". (Les Beaux draps, p. 131)
    Peu à peu, le communisme Labiche apparaît dans le texte célinien, prévoyant notamment "la cure radicale des jaloux", et où l’on retrouve la même méfiance à l’égard des usuriers juifs que sous la plume des socialistes utopiques Toussenel et Proudhon. Céline conclut que la France est demeurée heureuse "jusqu’au rigodon".
    Les thèmes de la danse et de l’enfance sont habilement développées à la mode médiévale, et l’hymne à la jeunesse repose sur une exaltation dionysiaque des Généalogies. Contre l’égoïsme "nougat, parasite et pépère", Céline propose la saine vitalité et l’allégresse dans une nouvelle école, totalement différente de la "Communale" de Ferdinand dans Mort à crédit :
"L’école est un monde nouveau qui ne demande qu’à paraître, parfaitement féérique". (Les Beaux draps, p. 162)
    Cette école où l’élan de la découverte a remplacé les "sottises raisonnantes" s’accompagne d’un refus de grandir : avant douze ans, l’enfant est "tout charme, tout poésie, tout espiègle guillereterie". Mais l’homme n’est rien si on le sépare de son biotope et de ses ancêtres, et l’enfance est le seul âge d’or dans le monde célinien :
    "Nous crevons d’être sans légendes, sans mystères, sans grandeur. Les cieux nous vomissent. (...) Je comprends les sciences exactes, les notions arides pour voir le bien de l’Humanité, le Progrès en marche. Mais je vois l’homme d’autant plus inquiet qu’il a perdu le goût des fables, du fabuleux, des Légendes, inquiet à hurler, qu’il adule, vénère le précis, le prosaïque, le chronomètre, le pondérable". (Les Beaux draps, pp. 162, 165 et 166)
    Céline chante la peinture, les mélodies, la verve des "Flandres au Béarn". Preuve d’une culture écologique qui tire ses origines des carnavals populaires du Moyen Âge et de l’idéalisation de la Terre natale ; la Heimat célinienne remonte à Charlemagne avant d’exalter la ferveur propre à chaque ethnie et le mystère génétique de l’homme. Comme Villon et du Bellay, il recommande :

"Battons campagne
L’enfance est magique.
Ne point labeur ménager."
(Les Beaux draps
, p. 178)

Contre la guerre qui, en 1941, fait rage de la Somalie britannique à Midway et de l’Atlantique à Rostov-sur-le-Don, jusqu’aux îles Corregidor, Céline décrit longuement la grâce aérienne des fées, le cri matinal de l’alouette, l’allégresse de la danseuse dans la "sylve". Grâce à leur joie et à leur légèreté, les danseuses parviennent à fuir les aléas de l’histoire; puis d’autres personnages apparaissent à leur tour, flous et inachevés, leur présence tient du miracle :
"Nous sommes pris,
notre défaite s’accomplit
nous fûmes défaits aux lieux des Cygnes.
Tout poids dissous ! âmes au viol ! âmes aux joies !... au ciel éparses à bouquet... fleurettes partout luisantes, pimpantes scintillant ! Volée d’étoiles !... tout alentour tintent clochettes !... c’est le ballet !..."  (Les Beaux draps
, p. 221)
    Cette sylve célinienne ressemble au jardin édénique d’avant la faute, mais la mystique célinienne est d’inspiration plus païenne que chrétienne. De plus, elle n’apparaît que par hasard en 1941 dans Les Beaux draps, car on la trouve aussi dans Bagatelles pour un massacre. Le corps du pamphlet est encadré au début par les ballets Naissance d’une fée et Voyou Paul, brave Virginie et, à la fin, par le troisième ballet, Van Bagaden. Cette structure enserre symboliquement les forces libérales, juives et bolcheviques par un retour à la Bretagne ancestrale et au Moyen Âge. La ronde des Lutins dans la clairière annonce la scène où le poète fait la cour à sa Dame, Évelyne. Mais surgissent des sorcières, comme dans la forêt de Brocéliande ou sur la piste du Merlin. À la grâce des animaux succède le discours rationaliste de l’Exposition universelle de 1937. L’idéal écologique de Céline, influencé par la spiritualité du monde des Vikings et par la vieille âme germanique, réapparaîtra dans Nord, mais on le trouve déjà dans Voyou Paul, brave Virginie, où le rappel de Bernardin de Saint-Pierre s’efface vite. En effet, la pudique Virginie devient une Furie dansante grâce au philtre de la sorcière.
    Enfin, Van Bagaden se déroule dans un hangar d'Anvers en 1830. Des marchandises sont transportées par des ouvriers virils, tandis que des danseuses telles que Mitje s’envolent grâce à leurs ailes. Elles provoquent même l’armateur Van Bagaden qui figure de nouveau l’usurier juif, à l’instar de Courtial des Péreires et de Titus Van Claben. Pourtant, ce personnage ne campe pas seulement le puissant usurier juif, car, lorsque des ouvriers apportent des émeraudes dans un filet, la foule se réjouit devant cette "immense farandole" et Van Bagaden enrage alors : "Quelle rage de se divertir possède donc tout le monde ?". Est-il un de ces étranges ascètes qui composent l’imaginaire célinien ? L’homme de la finance anonyme et vagabonde est aussi un idéaliste en quête de raffinement. Ces bijoux révèlent l’ambiguïté fondamentale : ils sont enfermés dans une caverne qui rappelle celle de Platon. N’est-ce pas finalement la lumière aurifère, comme le feu platonicien, qui révèle à Van Bagaden sa duplicité à l’égard de lui-même ? L’or qui le ravit et lui répugne est, comme les lingots de Céline enfouis au Danemark, un symbole à deux faces : une preuve éclatante du matérialisme moderne, de la puissance des oligarchies internationales et, en même temps, le symbole poétique de l’aspiration au rayonnement de l’âme celtique, l’or indiquant le nord de l’Europe, le monde que le chevalier druidique cherche à retrouver.
    De même, dans Le Pont de Londres, Virginia est définie comme un bijou ; jeune danseuse au corps parfait, elle incarne la pureté aryenne et rappelle les sirènes du Rhin dans la nuit de Walpurgis. Devant elle, le narrateur avoue : "J’écoute plus rien, je reste en suspens". Sa joie devant cette jeune fée s’accompagne d’un indescriptible effroi. Et cette scène se déroule dans un banquet qui ressemble encore à celui de Platon, puisque sous l’apparence des friandises, l’amour en est le thème essentiel. Toutefois, cet amour du narrateur pour Virginia prend la forme d’une dévoration alimentaire et érotique. Comme dans le Don Giovanni de Mozart où le "dissoluto punito" célèbre dans l’air du champagne le vin et les femmes, Céline organise dans Le pont de Londres un culte bachique de la femme.
    "Je bulle. (...) Elle me sourit... Je vais céder... Je suis sans force... je cède !... Ah ! je suis vaincu !... j’avale !... je baffre à mon tour !..."  (Le pont de Londres, p. 14)
    Grâce à Virginia, le narrateur revit imaginairement la guerre en 1914 ; il lui montre son bras, son "trou dans la tête", ses cicatrices "grandes et petites". Faire revivre la guerre par l’amour est une féerie dans laquelle Thanatos apparaît en filigrane d’Éros. Guerre et amour sont des forces dionysiaques qui procurent à Céline l’ivresse cruelle dans laquelle il dissout son "Moi", et elles donnent au carnaval célinien sa puissance d’évocation grâce à "l’électricité de l’âme". "Le charme de la destruction" est toujours d’une fulgurance inouïe et énigmatique : "C’est au mystère que je voulais être" (Le pont de Londres, p. 43).
    Pour Virginia, le narrateur accepte de "refoncer dans [ses] épopées"; comme chez Rimbaud et Artaud, la beauté surgit dans le monde grâce à la cruauté, et Céline décrit la danseuse aryenne comme un "oiseau de feu", "un énorme buisson de lueurs", un bouquet de "joyeuses pâquerettes d’étincelles". L’ayant "retroussée en rage", le narrateur est en proie à des hallucinations : dans une pantomime chevaleresque, il décrit des dragons, des angelots, des monstres et le chevalier Gwendor qui rappelle La légende du Roi Krogold de Mort à crédit.
    Enfin, Virginia dans Le pont de Londres ressemble à Nora dans Mort à crédit : toutes deux sont en effet des figures légendaires de l’amour célinien : sauvage mais innocent, burlesque mais magique, voyeuriste mais païen :
    "Ils se jettent les uns sur les autres... (...) Ils s’arrachent les robes... c’est la tripotée générale... la grande troussée plein les parquets... (...) Je voudrais aussi m’y mettre un peu... leur crever aussi quelque chose... les miches, un nichon, l’œil velours... (...) Je suis attrapé... raccroché, souqué, enrobé de caresses de la tête aux pieds !... Je suis à la merci ! On me viole ! Je suis le jouet des messalines !... les femmes hagardes me lacèrent... elles me mordent... elles me dévorent... j’ai leurs dents partout !... elles vont me détruire !... je ne suis plus de force... je me débats !... je flanche... je ne suis plus rien... plus aucune force... le Mal triomphe !... je succombe !... (...) J’appelle Virginia !... je supplie ! j’implore ! je la revois là-bas... dans les miroirs en pleine indécence !... Elle pâme, la petite salope !... elle est en acrobatie !... et contorsions de pire friponne !... (...) Elle les régale tous ma poupée !" (Le Pont de Londres, p. 234).
    Dans une atmosphère de messe noire digne de Huysmans ou du banquet de Trimalcion dans le Satiricon de Pétrone, Céline décrit une transe nocturne qui se confond avec les assauts de la cavalerie à Poelkapelle. Ainsi, en remettant violemment en cause les tabous du vieux monde judéo-chrétien, le Barde renoue avec la tradition germano-celtique de ses ancêtres pour donner de l’Engendrement et de la Mort une vision contrastée : poursuivant l’Astre tombant, l’œuvre de Céline obéit aux deux balancements qui fondent les Sagas celtiques : Nuit et Jour, Terre et Mer. L’entrée dans la vie est une sortie de la nuit utérine, mais dès la naissance, le travail de la mort s’accomplit sur un être qui "voyage au bout de la nuit". Lorsque la mort se manifeste, les os du défunt sont appelés à se fondre dans la nature, au sein des dolmens. Dans l’imaginaire celtique de Céline, les sermons sur l’Engendrement et sur la Mort participent donc de la même démarche logique : l’amour donne la vie afin que la mort puisse la reprendre. "La messe est dite", conclut Céline.

NUMA (à suivre)