Une quête païenne des origines
En quête du "Véga secret", le narrateur de Guignols band chante les origines de lhumanité : la langue et la race indo-européenne et l "ondée sidérale" qui suit le crépuscule. Sosthène de Rodiencourt se dit "Chevalier des Ondes" : comme Courtial des Péreires dans Mort à crédit, il est à la fois scientifique et mystique. Céline le présente dabord comme un prospecteur agréé des Mines, un explorateur des aires occultes et un ingénieur initié. Ses titres fantaisistes et ses découvertes funestes raillent de nouveau la théorie positiviste du progrès. Mais il est aussi fasciné par les divinités des Indes, du Tibet, de Chine et par les orgies des brahmanes que lui décrit sa compagne, une jeune Américaine du Minnesota. Cette mystique procure à loracle une jouissance intérieure :
"Chie pas juste qui veut !
Ce serait trop commode !"
(Guignols band, p. 375)
De même dans Les Beaux draps, où Céline considère le sang
comme la loi supérieure de chaque race :
"Une nation prolifique, ardente, se relève admirablement des plus grands torchons
militaires, des plus cruelles occupations, mais seulement à une condition, cette
condition très essentielle, mystique, celle dêtre demeurée fidèle à travers
victoires et revers aux mêmes groupes, à la même ethnie, au même sang, aux mêmes
souches raciales, non abâtardies, celles qui la virent triompher, souveraine aux temps
dépreuves et de conquêtes, de sêtre malgré tout préservée des
fornications de basse race, de la pollution juive surtout, berbère, afro-levantine, des
pourrisseurs-nés de lEurope." (Les Beaux draps, pp. 67 et 68)
Adversaire du melting-pot et de la République Universelle, Céline
aspire à une fraternité messianique capable de rivaliser avec celle dIsraël. En
dénonçant le mondialisme, il se fait le prophète de lidéal celtique ou
dautres contrées reculées. Le déluge cosmopolite quil annonce est la
conséquence de la transgression de la force de la Nature par la force de la Loi. Ainsi
parlait le Pèlerin des Généalogies dans Bagatelles pour un massacre :
"Il nexiste quune seule chose sérieuse au fond de toutes les
politiques : la conjuration mondiale juive, tout le reste nest que babillage,
sucettes , ronrons, confetti ! (...) Le Français, sil était curieux, il en
apprendrait des choses, sil voulait un petit peu, par exemple, connaître tous les
noms, véritables, de ceux qui le dirigent, et surtout les noms des parents, des
grands-parents de ceux qui le commandent, qui gouvernent tout dans sa maison, qui lui font
sa politique (droite et gauche), son théâtre, son administration, sa finance, son
instruction publique, sa peinture, sa musique, ses romans, ses chansons, sa médecine, sa
justice, sa police, son aviation et bientôt tous les hauts cadres de sa marine et de
larmée (pas les combattants). (Bagatelles pour un massacre, p. 150 et p.154)
Comme Maurice Barrès qui fixe une frontière sur lOronte, comme
Charles Maurras qui la place sur lAcropole et le Tibre, Céline trace la sienne sur
la Loire : "Passé Orléans, jexiste plus", disait-il à ses amis
pendant lOccupation, pour rappeler que Les Beaux draps avaient été
interdits par le gouvernement de Vichy en zone libre. Rien de ce qui descend vers le Sud
et se rapproche de Jérusalem na sa préférence. Mais il se refuse aussi à devenir
le chantre de la Latinité quil associe à un "lien de narcissisme
académique", ce qui prouve à quel point toute comparaison avec L'Action
Française doit être nuancée. Lidée de nation lui fait craindre les "héros
de la mer jaune... les bridés du Kamtchatka... les bouleversés de la Louisiane... les
encampés de Calédonie... les mutins mormons dHanoï... les arménides radicaux de
Smyrne... les empalés coptes de Boston... les Polichinels caves dOstende."
(Les Beaux draps, p. 62)
Nous retrouvons aussi en Céline laversion du Celte pour le
Romain :
"Drumont et Gobineau se raccrochent à leur Mère lÉglise, leur
christianisme sacrissime, éperdument. (...) Propagée aux races viriles, aux races
aryennes détestées, la religion de "Pierre et Paul" fit admirablement son
uvre, elle décatit en mendigots, en sous-hommes dès le berceau, les peuples
soumis, les hordes enivrées de littérature christianique, lancées éperdues imbéciles,
à la conquête du Saint-Suaire, des hosties magiques, délaissant à jamais leurs Dieux
de sang, leurs Dieux de race." (Les Beaux draps, p. 71)
Disciple du Comte de Gobineau et du Professeur Montandon dans LÉcole
des cadavres, Céline les traite de "jobard" et de "farceur" dans Les
Beaux draps. Pour lui, la race est une lignée chevaleresque et un esprit poétique,
une beauté absolue et un raffinement biologique capables de conjurer la
"dégonflerie captieuse de Ben Montaigne". Contre la Modernité qui commence à
la Renaissance en sinspirant de la Latinité, le Celte fait léloge du
Saint-Empire romain germanique en pastichant la conception de la nature au Moyen Âge et
lancienne langue française :
"Gaîté seulement nous sauvera, non point lusine. (...) Choyons, fêtons
notre musique, nôtre ! qui nous fera voguer jolis par-dessus les horreurs du Temps
dun bel et frais et preste essor ! à notre guise ! notre caprice ! fifres !
clarinettes ! grêle tambour ! Embrassons- nous ! À gros bedons point de mercy".
(Les Beaux draps, p. 131)
Peu à peu, le communisme Labiche apparaît dans le texte célinien,
prévoyant notamment "la cure radicale des jaloux", et où lon retrouve la
même méfiance à légard des usuriers juifs que sous la plume des socialistes
utopiques Toussenel et Proudhon. Céline conclut que la France est demeurée heureuse
"jusquau rigodon".
Les thèmes de la danse et de lenfance sont habilement
développées à la mode médiévale, et lhymne à la jeunesse repose sur une
exaltation dionysiaque des Généalogies. Contre légoïsme "nougat, parasite
et pépère", Céline propose la saine vitalité et lallégresse dans une
nouvelle école, totalement différente de la "Communale" de Ferdinand dans Mort
à crédit :
"Lécole est un monde nouveau qui ne demande quà paraître,
parfaitement féérique". (Les Beaux draps, p. 162)
Cette école où lélan de la découverte a remplacé les
"sottises raisonnantes" saccompagne dun refus de grandir : avant
douze ans, lenfant est "tout charme, tout poésie, tout espiègle
guillereterie". Mais lhomme nest rien si on le sépare de son biotope et
de ses ancêtres, et lenfance est le seul âge dor dans le monde célinien :
"Nous crevons dêtre sans légendes, sans mystères, sans
grandeur. Les cieux nous vomissent. (...) Je comprends les sciences exactes, les notions
arides pour voir le bien de lHumanité, le Progrès en marche. Mais je vois
lhomme dautant plus inquiet quil a perdu le goût des fables, du
fabuleux, des Légendes, inquiet à hurler, quil adule, vénère le précis, le
prosaïque, le chronomètre, le pondérable". (Les Beaux draps, pp. 162, 165 et
166)
Céline chante la peinture, les mélodies, la verve des "Flandres
au Béarn". Preuve dune culture écologique qui tire ses origines des carnavals
populaires du Moyen Âge et de lidéalisation de la Terre natale ; la Heimat
célinienne remonte à Charlemagne avant dexalter la ferveur propre à chaque ethnie
et le mystère génétique de lhomme. Comme Villon et du Bellay, il recommande :
"Battons campagne
Lenfance est magique.
Ne point labeur ménager."
(Les Beaux draps, p. 178)
Contre la guerre qui, en 1941, fait rage de la Somalie britannique à
Midway et de lAtlantique à Rostov-sur-le-Don, jusquaux îles Corregidor,
Céline décrit longuement la grâce aérienne des fées, le cri matinal de
lalouette, lallégresse de la danseuse dans la "sylve". Grâce à
leur joie et à leur légèreté, les danseuses parviennent à fuir les aléas de
lhistoire; puis dautres personnages apparaissent à leur tour, flous et
inachevés, leur présence tient du miracle :
"Nous sommes pris,
notre défaite saccomplit
nous fûmes défaits aux lieux des Cygnes.
Tout poids dissous ! âmes au viol ! âmes aux joies !... au ciel éparses à bouquet...
fleurettes partout luisantes, pimpantes scintillant ! Volée détoiles !... tout
alentour tintent clochettes !... cest le ballet !..." (Les Beaux draps,
p. 221)
Cette sylve célinienne ressemble au jardin édénique davant la
faute, mais la mystique célinienne est dinspiration plus païenne que chrétienne.
De plus, elle napparaît que par hasard en 1941 dans Les Beaux draps, car on
la trouve aussi dans Bagatelles pour un massacre. Le
corps du pamphlet est encadré au début par les ballets Naissance dune fée et
Voyou Paul, brave Virginie et, à la fin, par le troisième ballet, Van Bagaden.
Cette structure enserre symboliquement les forces libérales, juives et bolcheviques par
un retour à la Bretagne ancestrale et au Moyen Âge. La ronde des Lutins dans la
clairière annonce la scène où le poète fait la cour à sa Dame, Évelyne. Mais
surgissent des sorcières, comme dans la forêt de Brocéliande ou sur la piste du Merlin.
À la grâce des animaux succède le discours rationaliste de lExposition
universelle de 1937. Lidéal écologique de Céline, influencé par la spiritualité
du monde des Vikings et par la vieille âme germanique, réapparaîtra dans Nord,
mais on le trouve déjà dans Voyou Paul, brave Virginie, où le rappel de
Bernardin de Saint-Pierre sefface vite. En effet, la pudique Virginie devient une
Furie dansante grâce au philtre de la sorcière.
Enfin, Van Bagaden se déroule dans un hangar d'Anvers en 1830.
Des marchandises sont transportées par des ouvriers virils, tandis que des danseuses
telles que Mitje senvolent grâce à leurs ailes. Elles provoquent même
larmateur Van Bagaden qui figure de nouveau lusurier juif, à linstar de
Courtial des Péreires et de Titus Van Claben. Pourtant, ce personnage ne campe pas
seulement le puissant usurier juif, car, lorsque des ouvriers apportent des émeraudes
dans un filet, la foule se réjouit devant cette "immense farandole" et Van
Bagaden enrage alors : "Quelle rage de se divertir possède donc tout le monde
?". Est-il un de ces étranges ascètes qui composent limaginaire célinien
? Lhomme de la finance anonyme et vagabonde est aussi un idéaliste en quête de
raffinement. Ces bijoux révèlent lambiguïté fondamentale : ils sont enfermés
dans une caverne qui rappelle celle de Platon. Nest-ce pas finalement la lumière
aurifère, comme le feu platonicien, qui révèle à Van Bagaden sa duplicité à
légard de lui-même ? Lor qui le ravit et lui répugne est, comme les lingots
de Céline enfouis au Danemark, un symbole à deux faces : une preuve éclatante du
matérialisme moderne, de la puissance des oligarchies internationales et, en même temps,
le symbole poétique de laspiration au rayonnement de lâme celtique,
lor indiquant le nord de lEurope, le monde que le chevalier druidique cherche
à retrouver.
De même, dans Le Pont de Londres, Virginia est définie comme
un bijou ; jeune danseuse au corps parfait, elle incarne la pureté aryenne et rappelle
les sirènes du Rhin dans la nuit de Walpurgis. Devant elle, le narrateur avoue : "Jécoute
plus rien, je reste en suspens". Sa joie devant cette jeune fée
saccompagne dun indescriptible effroi. Et cette scène se déroule dans un
banquet qui ressemble encore à celui de Platon, puisque sous lapparence des
friandises, lamour en est le thème essentiel. Toutefois, cet amour du narrateur
pour Virginia prend la forme dune dévoration alimentaire et érotique. Comme dans
le Don Giovanni de Mozart où le "dissoluto punito" célèbre dans
lair du champagne le vin et les femmes, Céline organise dans Le pont de Londres
un culte bachique de la femme.
"Je bulle. (...) Elle me sourit... Je vais céder... Je suis
sans force... je cède !... Ah ! je suis vaincu !... javale !... je baffre à mon
tour !..." (Le pont de Londres, p. 14)
Grâce à Virginia, le narrateur revit imaginairement la guerre en 1914
; il lui montre son bras, son "trou dans la tête", ses cicatrices "grandes
et petites". Faire revivre la guerre par lamour est une féerie dans laquelle
Thanatos apparaît en filigrane dÉros. Guerre et amour sont des forces dionysiaques
qui procurent à Céline livresse cruelle dans laquelle il dissout son
"Moi", et elles donnent au carnaval célinien sa puissance dévocation
grâce à "lélectricité de lâme". "Le charme de la
destruction" est toujours dune fulgurance inouïe et énigmatique : "Cest
au mystère que je voulais être" (Le pont de Londres, p. 43).
Pour Virginia, le narrateur accepte de "refoncer dans [ses]
épopées"; comme chez Rimbaud et Artaud, la beauté surgit dans le monde
grâce à la cruauté, et Céline décrit la danseuse aryenne comme un "oiseau de
feu", "un énorme buisson de lueurs", un bouquet de "joyeuses
pâquerettes détincelles". Layant "retroussée en rage", le
narrateur est en proie à des hallucinations : dans une pantomime chevaleresque, il
décrit des dragons, des angelots, des monstres et le chevalier Gwendor qui rappelle La
légende du Roi Krogold de Mort à crédit.
Enfin, Virginia dans Le pont de Londres ressemble à Nora dans Mort
à crédit : toutes deux sont en effet des figures légendaires de lamour
célinien : sauvage mais innocent, burlesque mais magique, voyeuriste mais païen :
"Ils se jettent les uns sur les autres... (...) Ils
sarrachent les robes... cest la tripotée générale... la grande troussée
plein les parquets... (...) Je voudrais aussi my mettre un peu... leur crever aussi
quelque chose... les miches, un nichon, lil velours... (...) Je suis
attrapé... raccroché, souqué, enrobé de caresses de la tête aux pieds !... Je suis à
la merci ! On me viole ! Je suis le jouet des messalines !... les femmes hagardes me
lacèrent... elles me mordent... elles me dévorent... jai leurs dents partout !...
elles vont me détruire !... je ne suis plus de force... je me débats !... je flanche...
je ne suis plus rien... plus aucune force... le Mal triomphe !... je succombe !... (...)
Jappelle Virginia !... je supplie ! jimplore ! je la revois là-bas... dans
les miroirs en pleine indécence !... Elle pâme, la petite salope !... elle est en
acrobatie !... et contorsions de pire friponne !... (...) Elle les régale tous ma poupée
!" (Le Pont de Londres, p. 234).
Dans une atmosphère de messe noire digne de Huysmans ou du banquet de
Trimalcion dans le Satiricon de Pétrone, Céline décrit une transe nocturne qui
se confond avec les assauts de la cavalerie à Poelkapelle. Ainsi, en remettant violemment
en cause les tabous du vieux monde judéo-chrétien, le Barde renoue avec la tradition
germano-celtique de ses ancêtres pour donner de lEngendrement et de la Mort une
vision contrastée : poursuivant lAstre tombant, luvre de Céline obéit
aux deux balancements qui fondent les Sagas celtiques : Nuit et Jour, Terre et Mer.
Lentrée dans la vie est une sortie de la nuit utérine, mais dès la naissance, le
travail de la mort saccomplit sur un être qui "voyage au bout de la
nuit". Lorsque la mort se manifeste, les os du défunt sont appelés à se fondre
dans la nature, au sein des dolmens. Dans limaginaire celtique de Céline, les
sermons sur lEngendrement et sur la Mort participent donc de la même démarche
logique : lamour donne la vie afin que la mort puisse la reprendre. "La
messe est dite", conclut Céline.
NUMA (à suivre)