Céline et la politique (XIX)
Un ironique mémoire en défense
Comment Céline a-t-il réagi à cette situation
juridique et politique ? Nous avons vu que lidéal de la danse personnalisé par
Lucette Almanzor et son amitié pour Gen Paul et Robert Le Vigan lui permirent de
surmonter ses épreuves de 1945 à 1951. Avec aussi le sentiment davoir été floué
par la raison détat lors de ses "frasques patriotiques idiotes".
"Jai la conscience comme un drapeau", écrit-il dans Féerie pour une
autre fois, mais constatant que le Reader's Digest ne veut rien dire de ses
blessures, il sinsurge dans des périodes oratoires où lamertume le dispute
à la fausse innocence : " Comme elle traite les volontaires, les engagés des
deux guerres quont cent fois sauté au feu pour que la putaine de patrie
resplendisse autre chose que de braderies, foires à cocus, bals de petits lits !"
( Féerie, p. 254 ).
De même, dans Guignols band, le souvenir de la Grande
Guerre pèse peu de choses face à la raison détat et aux buts des oligarchies :
"Jen avais pris pour trois ans !... Secoué au riflot ma jeunesse !... Ça
sétait terminé trop mal avec lentreprise Viviani ! Salut Déroulède !... Je
ramenais les os et lhypothèque ! des trous partout !... le bras tordu ! (...)
Loreille aussi vachement baisée... Un bourdon dedans !... du sifflet !... Comme ça
une balle... Cest alarmant dans un sens !... Ça fausse le sommeil, le sifflet... la
jambe à la traîne... Manger la mitraille ?... pourrir sous la flotte... La tranchée
gadoue... les gaz plein la tronche" ( Guignols band, pp. 90-91).
Céline présente la guerre comme un bouleversement macabre dans lequel
le souffle des bombes symbolise le souffle créateur de lartiste. Ainsi, la théorie
de Platon pour qui lart est un souffle démiurgique de lesprit est illustrée
par la guerre. Celle-ci révèle à lhomme la duplicité profonde du monde : les
idées progressistes de la modernité produisent leffet inverse du but recherché,
car elles sont mises au service de la guerre "du droit et de la liberté". Les
verbes qui incarnent cette action sont éloquents ; tour à tour, le monde célinien
crève, bascule, glisse, chavire, saffaisse, chahute, bahute, culbute. La guerre
devient un maelstrom : "Rien ne saurait stopper la danse" ( Guignols
band, p. 16 ).
Trois exemples historiques développent ensuite cette idée : les
chevauchées du cuirassier Destouches dans les Flandres occidentales en 1914, le rappel du
sacrifice des Cadets de Saumur sur la Loire le 16 juin 1940 et finalement lexplosion
des haines à la Libération : "Quand les vaillants se font connaître, les
purs, les durs, les intraitables, les curs de lynx, alors on peut dire que ça fume
! que ça brasille âcre aux fagots !" ( Guignols band, p. 21
).
Lardeur des épurateurs est dénoncée dans la métaphore du feu,
puisque le substantif [ardor] signifie étymologiquement [feu]. De plus, le feu est le
symbole chrétien de la purification que Céline ravale ici à un rang vilement terrestre
puisquil ne souligne plus une ardente interrogation de lâme, mais les
règlements de comptes de 1944. Dans la phrase citée, on croit percevoir une allusion
anticipative à Roger Vaillant "mon fier assassin", lappelle-t-il
dans Rigodon qui tenta de lassassiner avant son départ pour
Baden-Baden. De même, les fagots qui "brasillent âcre" évoquent manifestement
Brasillach, le rédacteur en chef de lhebdomadaire Je suis partout. Alors :
"Tout y passe ! (...) Point de merci !" ( Guignols band, p. 21 ).
Puis, cest lhallali : lépuration sauvage avec ses
"écorcheries dagrément, marmites bouillantes pleines de serpents, de
crapauds, de salamandres et de vampires". Ce sera ensuite lépuration
judiciaire orchestrée par le Procureur général Mornet et légalisée par la loi
rétroactive dindignité nationale dont on sait quelle frappa Céline. Mais,
sous sa plume, le délit dopinion devient vite une damnation, car les animaux
quil vient dénumérer rappellent la symbolique funéraire du Dieu cruel et
vengeur de lAncien Testament : Moïse. Limage nest pas gratuite, car
elle désigne surtout le juriste auteur de cette loi : René Samuel Cassin. Enfin, Céline
prévoit que ses supplices dureront sept jours, identifiant ainsi le parcours du Christ au
mont des Oliviers à son odyssée allemande et danoise. Il existe dans Féerie pour une
autre fois, comme dans Guignols band, un espoir de rédemption qui va
au-delà de la symbolique religieuse qui oppose le martyre du Christ au peuple déicide et
à la loi de Moïse, celle du talion.
Cette rédemption exige du vieil homme quil se dépouille et de
lOracle, du Barde, quil sanéantisse dans les flammes du Reich pour
renaître de ces cendres, tel le Phénix. Pour cela, il faut dabord devenir le
réceptacle des "haines à la mode". Être cloué au pilori par les
soft-idéologues peut avoir du bon, pour un anarchiste de droite tel que Céline, si
lon tire de cette épreuve une sérénité nouvelle. Pour que cette démarche
réussisse, il faut que le Français soit assez "mignon, ludion dalcool,
farci gâteux, blêt en discours, à basculer dans les Droits de lHomme, au torrent
doubli, la peau et lâme tournées bourriques de dégoûtation dobéir"
( Guignols band ).
Si loracle brise le silence, il risque la
"correctionnelle" pour irrespect envers le vainqueur de 1945. De plus, la loi
judéo-chrétienne et républicaine est un tabou que loracle transgresse par sa
parole subversive. Les légendes inspirées par la danse sont alors des refuges, des
allégements curatifs, un ravissement permanent, car la grâce des fées bretonnes est
toujours conforme aux rites et aux secrets de la nature celtique : "Je reste au
mieux avec les musiques, les petites bêtes, lharmonie des songes, le chat, son
ronron" ( Guignols band, p. 27 ).
Comme chez Colette, le chat est une image de la féminité idéale. De
même, Pauline, Josette et Clémence sont des "mutines fringantes fillettes aux
muscles dor", dont lespièglerie juvénile conjure la sournoiserie
intéressée dun monde adulte. Dans Les beaux draps, Céline écrit
quaprès douze ans, lenfant devient "con, louche, buté, sournois"..
A contrario, il préfère la féminité lubrique de Virginia dans Le pont de Londres,
de Nora dans Mort à crédit, de Delphine dans Guignols band, de Véra
Stern dans LÉglise, de Mirella dans Bagatelles pour un massacre ou de
la sirène de LÉcole des cadavres quil mêle aux figures légendaires
de Marie Stuart, de Lady Mac Beth et, paradoxalement, au matérialisme du chimiste
Borokrom et au mercantilisme dun "grand travesti oriental", lusurier
juif Titus Van Claben. Ainsi, les allégories raciales et professionnelles se croisent et
sopposent : dun côté, lusurier errant; de lautre, la danseuse
celte. Et les images de danse sont dautant plus valorisées que Céline décrit
lhistoire comme un rigodon et les synarques comme des chefs de chorégraphie ; il
répudie le puritanisme victorien et le libéralisme de la City dont la figure essentielle
fut Lord Beaconsfield, né Benjamin Disraéli : "Ça faisait des mélanges
dengueulade, des formidables ouragans de rire... avec les ménagères cockneys et
les brutes ivrognes de lendroit, les pilons, les cirrhoses whisky, les fistules, les
tronches avariées, les gastralgiques, les lumbagos coupés en deux qui crient pour tout,
les albumines, leurs petites bouteilles, les râleux mièvres, les anti-tout, les
trompe-la-mort, les petits retraités, les asthmes quétranglent, tout ça
embringués, parqués, les uns dans les autres... tassés contre la porte..." ( Guignols
band, p. 121 ).
À linverse de la mythologie celtique, limmense misère
londonienne qui suivit la première Révolution industrielle ne fut pas atténuée par les
Princes de la City, ce qui explique encore lattirance de Céline pour
lAllemagne eu égard à la politique sociale mise en place de Bismarck à Hitler. De
plus, il sagit dun rappel autobiographique puisque Céline vécut à Londres
en 1915 durant sa période de convalescence ; on retrouve également ces scènes de
misère dans les docks londoniens décrits dans Bagatelles pour un massacre.
Toutefois, misère et danse sont indissociables chez Céline, car son idéal est toujours
une voie ascétique, une quête purificatrice qui passe par le dénuement le plus extrême
et par la dénonciation des illusions entretenues par les Princes du système. Ainsi, de
ce portrait de George V où perce langlophobie, car Céline se souvient quen
1916, les Britanniques accueillaient les déserteurs français et leur épargnaient
lextradition et la cour martiale en échange dun emploi dans les usines
darmement doutre-Manche, tandis que George V et Clémenceau étaient de grands
amis :
" Un Roi à quoi que çà samuse... "Je parzalaguerre !"
quil annonce. "Je reviens tout de suite !... Les autres ils se font crever pour
moi. Il arrive là-bas vers midi !... Il déjeune pépère dans sa tente bien planquée au
tréfonds dun bois... Le voilà en ligne !... les photographes qui samènent !
On te le photographie la clape ! à cheval ! en voiture ! et je retourne chez moi !"
( Guignols band, p. 283 ).
Contre cet univers du Paraître et contre ses délateurs, Céline
rappelle ses charges de cuirassier en 1914, rappels dans lesquels la chevalerie de
Déroulède ou dErnst Jünger et dErnst von Salomon dans les Corps Francs se
fond dans une vision épique de lhistoire, Céline sagenouillant devant la
danseuse, symbole du rigodon de lhistoire, comme le chevalier féodal devant sa Dame
: "Jai le cur qui redouble !... Tambour !... Rafales !... mais bien
placé !... "Haut les curs !..." jentends encore le Colonel...
"Cavaliers ! sabres à la main ! le colonel des Entrayes !... Haut les curs
!... et au galôôôp !... Châârrrge ! "Je réponds à son appel !... Je fonce ! Ah
! si je fonce !... je memporte !... Je menvole à la charge !... Fenchurch
street !... Wardow !... Lavenue !... Straftesbury !... Je sais où je vais !... Haut
les curs !... Tout pour la patrie !... Je le connais moi litinéraire
!..." ( Guignols band, p. 291 ).
Ainsi, le sacrifice répudié dans Voyage au bout de la nuit et
dans Les beaux draps comme un "sacrifesse" apparaît, à linverse,
dans Guignols band comme un idéal cathartique destiné à dépasser
laccusation d"intelligence avec lennemi" de larticle 75.
La peine rétroactive dindignité nationale devient même une mise à mort
irreprésentable de la mère-Patrie ; doù ce sentiment : "La guerre
nest quune pétarade ! La vie est brève !... Divertissement !..." ( Guignols
band, p. 313 ).
Toutefois, le maëlstrom guerrier fait de la danse le mouvement
originel de lhistoire ; il en est un révélateur : "Je menlève !...
La grande porte ouverte !... La rue !... Je pars en trajectoire !... Projectile !... Je
domine !... Je surplombe !... Fusée !... Je plane haut par dessus le trottoir, arme
nouvelle, par dessus la foule !... et pzoff !... je retombe en plein dedans !..."
( Guignols band, p. 305 ).
La dureté pascalienne de ces réflexions souligne la vanité de la
créature humaine, mais le pas de la danseuse conjure le ballet diplomatique des nations
rivales et offre au narrateur une autre perception de la guerre. Dans cet extrait,
Ferdinand raconte son éviction musclée du Consulat de Londres où il était venu
sengager. Sensuit une scène dincompréhension burlesque entre un
conscrit qui veut absolument être incorporé et un major qui, nayant pas compris
cela, lui explique que son dossier de réforme est en règle. Lironie de ce passage
vient de la distance entre lauteur et le narrateur Ferdinand, véritable Don
Quichotte incompris du Gamelin de service ! Daucuns ont cru voir dans cette scène
une tentative symbolique de ralliement à Londres : cette explication audacieuse de
Frédéric Vitoux est tout de même démentie par la trilogie allemande où Céline ne
reniera jamais ses convictions contre-révolutionnaires sur lautel de la République
retrouvée. Enfin, Ferdinand se compare à une "arme nouvelle" qui
"plane" dans Londres en 1944, si lon se réfère au présent
dénonciation du texte, ou en 1916, si lon se réfère à certains présents
dénoncé. Symboliquement, Céline défie les auteurs des listes noires de la
"bibici" en comparant son héros à lun des nombreux V 1 de Werner von
Braun qui détruisirent une partie de Londres. Promu "arme nouvelle", Ferdinand
devient un héros positif de limaginaire célinien ; fasciné par les Dieux des
Barbares, il rappelle les grandes heures des Teutons, et Céline daffirmer alors
sous le masque de Sosthène de Rodiencourt, personnage aussi complexe que Courtial des
Pereires : "Je suis sanscrit moi par le cur !... par la fibre !..."
( Guignols band, p. 330 ).
NUMA (à suivre)