Céline et la politique (XVIII)

L’Allemagne toujours à découvrir

 

    Après avoir étudié l’anarcho-droitisme et la conception tragique de l’humanité chez Céline, après avoir examiné les raisons politiques et littéraires pour lesquelles il a fait voler en éclat les tabous sociaux, moraux, religieux et raciaux, en s’attachant particulièrement aux influences juives, maçonnique et moderniste, en veillant toujours à les réintégrer dans leur contexte pour en mesurer la portée symbolique, il nous reste enfin à étudier un aspect important du mystère que constitue la pensée politique de Céline : le mysticisme. Dans cette partie, nous fonderons certaines remarques sur l’essai de Paul del Perugia qui demeure à ce jour l’un des plus intéressants sur cette question : comment Céline est-il passé du Sermon sur la décadence du monde blanc à l’idéal de pureté de la danse sous le masque de la chronique historique de la terrible défaite de l’Allemagne en 1945, de l’Epuration et de l’après-Yalta.

    Si Céline a construit sa vie comme un roman, en voici une preuve : son départ de Paris le 17 juin 1944 pour Baden-Baden, puis son périple dantesque dans le Reich à bout de forces en compagnie de Lili (Lucie Almansor), Bébert (son chat) et La Vigue (Robert Le Vigan) était certes nécessaire pour fuir les dangers de l’Épuration sauvage ou judiciaire. Ainsi dans Féerie pour une autre fois, où il narre les derniers mois de l’occupation à Montmartre : du haut du septième étage où il donne ses ultimes consultations il imagine les haines qu’il peut susciter et les jalousies qu’il provoque. Déjà il se pressent le premier martyr de la Libération. Il lui semble que sa cliente Clémence Arlon hésite "au sujet de la crevaison des yeux, de l’écartèlement ou de l’enterrement". L’art de Céline consiste à décrire sa propre mise à mort avec ironie pour feindre la distanciation et l’impassibilité à l’égard de son destin et finalement priver ses ennemis d’une vengeance longuement murie :

" Le môme là, le sournois il fait son Droit... Il sera peut-être juge au siège un jour. C’est la première fois qu’il observe un pendu de si près... un pendu de demain... enfin pendu ?... je sais pas trop... Les radios sont contradictoires... c’est pendu ! c’est désossé !... écartelé ?... En tout cas le châtiment approche... Une question d’heures... De Brazzaville, Berne ou Tobolsk, par toutes les fenêtres du quartier, ça se mugit, beugle, couaque... Au micro des vaillants de Londres c’est "empalé" !... New-York l’hallali le plus terrible ! Le monstre de Montmartre sera haché !" (Féerie pour une autre fois, p. 12)

De même à la fin du roman :

"Faut être le Judas en chef, la honte de la Butte comme moi, l’exterminateur de Paris pour connaître le secret des haines ! Tous les reniements ! (...) La preuve on m’a tout vendu ! les meubles, l’appartement, le linge, les couverts... sept manuscrits ! et c’est promis qu’on me prendra tout : saisie aternam ! affection !... œuvres !... mes chats même !" ( Féerie, p. 257)

Céline feint donc d’ignorer son sort pour mieux accabler ses détracteurs. L’enchevêtrement des structures narratives - radios clients, narrateur premier - et le brouillage entre le style direct et le style indirect libre donnent l’impression d’une conjuration aussi périlleuse que carnavalesque. En quelques phrases, Céline allie le réalisme politique et le complexe de persécution, la lucidité et le délire poétique comme dans les pamphlets pacifistes.

De plus, ces périls sont le point de départ du mysticisme que nous annoncions précédemment : de juin 1944 à avril 1945, le Viking exilé à Paris se lance dans une odyssée mystérieuse, en quête de la pureté de la race nordique qui doit coïncider avec les Fêtes du Soleil et le solstice d’été, lorsque le soleil est au plus haut dans l’atmosphère nord. D’où l’attrait symbolique de Céline pour l’Allemagne. Alors qu’il aurait pu se protéger en s’exilant en Espagne comme Abel Bonnard, en Amérique du Sud comme Charles Lesca, en Suisse comme Raymond Abellio ou en Autriche comme Alphonse de Chateaubriant, pourquoi avoir choisi la solution de loin la plus dangeureuse ?

On a beaucoup glosé sur l’or que Céline avait secrètement enfoui au Danemark et qu’il n’aurait jamais retrouvé, de même que sur ses liens avec Karen Marie Jensen, lors de sa visite dans les hôpitaux berlinois en mars 1942. Certes, mais cela n’explique pas tout. Si l’on approfondit l’hypothèse selon laquelle il a construit sa vie comme un roman, il faut voir dans ce choix allemand des raisons littéraires, voire philosophiques. Dans Naissance de la tragédie, Nietzsche considérait que Dionysos était le symbole par excellence de la transe et de l’Orient. De là, la bacchanale anti-juive des pamphlets qui souligne la logique célinienne du défi : le narrateur apparaît là comme le Sur-homme du Verbe incarné, comme le Zarouthoustra de l’Antisémitisme. Ainsi, en dénonçant les influences secrètes qui s’exercent sur tous les régimes politiques et notamment sur la République, il parvient à dominer le chaos du monde réel grâce à l’ironie qui fait de lui un individu lucide. Fichte considérait même l’ironie comme une éthique de vie qui détache l’homme de lui-même et l’affranchit des tabous secrétés par les idéaux totémiques du régime en place. L’ironie met en jeu l’intelligence et c’est aussi pourquoi Schelgel dit d’elle à propos du Wilhelm Meister de Goethe qu’elle montre l’importance relative du monde face à la grandeur d’un idéal solitaire que l’homme peut seulement pressentir. C’est la raison pour laquelle Céline se prend dans Féerie pour une autre fois comme l’objet de sa propre étude, en imaginant la viande de son corps amassée dans la rue Lepic par les F.F.I. et les F.T.P. Face à cette réalité, il fait parler ce que les philosophes allemands appellent le "Witz" : un trait d’esprit brillant conjugué à l’éclair de l’imagination et qui donne l’inspiration. Céline peut alors montrer la béance du monde par de simples fragments, par la diaspora du Verbe. On peut ainsi interpréter le fait de style le plus caractéristique de son écriture : les points de suspension qui laissent percevoir au lecteur, l’espace d’un instant fulgurant, l’étendue du désastre qu’il traverse et la Féerie sans cesse recommencée par les puissances occultes, par les princes disraéliens dont parle Paul del Perugia.

De surcroît, le Tragique célinien est inséparable de la vision biologique de l’homme et de la mystique raciale qui illustre son œuvre : le voyage outre-Rhin dans Nord et D’un château l’autre est donc un prétexte littéraire. Comme dans Mort à crédit, Céline renoue avec le leurre autobiographique mais étale crûment la fin tragique du sanctuaire celto-germanique en décrivant son encerclement par les Noirs d’Amérique et les Tartares de Russie. Robert Brasillach a ainsi pu dire de Céline qu’il était "le poète halluciné de la misère et de l’ordure". La trame du Temps a fini par vaincre toute résistance à la décadence : "la messe est dite. Amen", conclut Céline bien après Stalingrad. Ainsi du corps féminin, souillé par le désir masculin dans Voyage au bout de la nuit :

"Les femmes ça décline à la cire, ça se gâte, fond, coule, boudine, suinte sous soi ! mutines à poison, gredinettes, pertes, fibromes, bourrelets, prières... C’est horrible à la fin des cierges, des dames aussi..." Féerie pour une autre fois, p. 120.

Si la décadence vient du Temps, comme chez Gobineau, c’est parce que l’Histoire voue toujours le vaincu du moment aux gémonies :

"Ils sont gaullistes : toute la famille... Bien sûr qu’ils le sont ! C’est la mode... La haine à la mode... Y a toujours la haine, la même haine, mais y a la mode !... Ils sont quatre millions à Paris qui bouillent de la même haine, la haine à la mode... C’est pas rien quatre millions de haines !... Le dernier Fritz à la Villette tous les coutelas sortent ! Juré ! Garrots, mandrins, principes, Honneur, Patrie ! Je fais partie du grand soulèvement, mes rognons, ma tête, mon aorte... Une épaisseur d’un mètre de viande est promise, Place de la Concorde ! L’équarissage public des traîtres ! De l’ouvrage minuté coup sûr, autre chose que les sursauts de la Marne ! des pataugeries à la "Verdun" ! La curée à cent mille contre un ! Absolument franco tous risques ! Le rêve réalisé des dames, des demoiselles et des grandes pausseries ! La Peau, Industrie nationale." Féerie, p. 119

FRANÇAIS, SI VOUS SAVIEZ

Ces phrases font allusion à l’envers de la Libération. Dans L’épuration sauvage, Philippe Bourdrel montre que ce phénomène fut quasi général, mais plus ou moins durable en France. Aujourd’hui encore, il est plus ou moins difficile de connaître la vérité historique sur certains événements de la fin de la seconde guerre mondiale, auxquels Céline fait parfois allusion dans la trilogie allemande avec la prudence et les réserves qui s’imposent. Sur la période de l’Épuration, le bilan varie selon les auteurs : Pierre Lottman avance le chiffre de dix mille morts, tandis que Maurice Paulhan, ancien résistant, parle de soixante mille morts et que Pierre Montagnon dans Genèse et engrenage d’une tragédie (consacré à la guerre d’Algérie) estime qu’il y eut cent mille morts.

Ce phénomène eut lieu non seulement en France, mais aussi dans tous les pays anciennement occupés par la Wehrmacht : ainsi en Belgique, le mémorialiste Willy de Spens décrit aussi les rigueurs de cette époque dans ses Mémoires, de même que Robert Poulet dans L’homme qui n’avait pas compris, à travers l’histoire d’Hermann Malfroid. Ces ordalies renforcèrent aussi la sympathie entre Céline et Robert Poulet, comme le prouve l’essai de ce dernier Mon ami Bardamu publié initialement sous le titre Entretiens familiers avec Louis-Ferdinand Céline : leurs œuvres respectives font montre d’une lucidité acerbe sur la marche du monde. Condamné à mort en Belgique en 1944 pour tiédeur démocratique et pour crime d’ironie face aux héroïques vainqueurs, il surmonta comme Céline à la prison de Copenhague ses années d’internement et les épreuves judiciaires qui les accompagnèrent. Dans Journal d’un condamné à mort, Herman Malfroid rappelle le Céline de la trilogie allemande : truculent mais désabusé, ironique mais humain, burlesque mais pertinent :

" Rien en m’enivre comme les forts désastres... je me saoule facilement des malheurs, je les recherche pas positivement, mais ils m’arrivent comme des convives, qu’ont des sortes de droits... (...) [Je suis] le pire fléau qu’aurait croqué Petiot au sel, vendu les Invalides au poids, la Légion d’Honneur à Abetz, cédé l’Étoile pour un garage, l’Inconnu vingt marks, la ligne Maginot un baiser !" Féerie, p. 219

Sous une apparence narquoise, Céline dissimule ce qui le blessa le plus : le retrait de sa médaille militaire. De plus, l’article 75 menaçait de lui faire connaître le destin de Charles Maurras ou de Robert Brasillach. Dans Féerie pour une autre fois, ce n’est donc pas seulement le ronronnement de Bébert qui est pathétique :

"Et puis Bébert, autre innocent, mon chat... Vous direz un chat c’est une peau ! Pas du tout ! Un chat c’est l’ensorcellement même, le tact en ondes... C’est tout en "brrt" "brrt" de paroles... Bébert en "brrt", il causait positivement. Il vous répondait aux questions. Maintenant il "brrt" "brrt" pour lui seul... il répond plus aux questions... il monologue sur lui-même... comme moi-même..." Féerie, p. 9

Effectivement, l’article 75 de la Constitution dont Céline disait qu’il l’avait "au fias" prévoit la peine de mort en cas d’intelligence avec l’ennemi. Mais n’est-ce pas finalement le sort des armes qui légalise une Constitution plutôt qu’une autre ? Au regard du procès expéditif de Pierre Laval ou des exécutions sommaires de Philippe Henriot et de Robert Denoël, le sort réservé à Céline pouvait passer pour enviable, le Danemark l’ayant certainement sauvé de la mort, en prison : ce climat délétère explique donc la récurrence des images de mort dans Féerie pour une autre fois. Arrêté le 17 décembre 1945, Céline fut écroué à la Vestre Fängsel ; là il se vit au quartier des condamnés à mort à Fresnes et repensa au jeune marin de Quimper, Noël l’Hergouarch, fusillé en 1942 après un sabotage, malgré les demandes en grâce qu’il avait formulées auprès de l’ambassadeur Fernand de Brinon. En prison, Céline relut Platon, Plutarque, La Rochefoucauld, Boileau. Mais le pire était à venir : le deux décembre, il apprit que son éditeur venait d’être abattu place des Invalides ; Céline vit dans ce meurtre sa mort par procuration. A cette époque, ce fut donc la prison danoise qui le sauva d’une telle fin, moult céliniens pensant aujourd’hui qu’il n’aurait pas survécu en France aux :

"Privations sans limites, carcan, pilori, ordure nationale ! Sa médaille militaire aux Puces ! Qu’on lui rerouvre toutes ses blessures ! Ah mutilé ! ah ! 75 ! ah, pour 100 ! Roulez tambours !... Qu’on le relacère, récorche vif ! larde ! piments !" Féerie, p. 32

En fait, pour un écrivain qui a frôlé la mort en 1914, en 1940 et en 1944, il ne saurait y avoir la moindre servilité à l’égard de tout pouvoir, fût-il républicain. Comme Rebatet à Clairvaux, Céline ne pouvait que remarquer avant de le subir les aléas de l’histoire et la loi du vainqueur dictée au vaincu : L’école des cadavres fut interdite sous la Troisième République, puis Les beaux draps furent partiellement saisis et retirés de la vente en zone libre en 1942, à la demande de Darlan.

A la même époque, les régimes politiques se succédèrent dans la violence et le chaos, ce qui explique pourquoi Céline insiste tant sur la relativité du pouvoir et sur les questions de philosophie politique : en janvier 1940, Paul Reynaud succéda à Edouard Daladier. Le 17 juin, le Président Lebrun nomma le Maréchal Pétain chef du gouvernement, puis le 10 juillet, l’Assemblée nationale lui donna tous pouvoirs pour gouverner par 569 voix contre 80. Quatre ans plus tard, l’ordonnance rétroactive du 9 août 1944 transféra de Pétain sur de Gaulle la légalité du nouveau régime. Dès lors le Président Lebrun et les parlementaires – dont la majorité était pourtant issue du Front populaire – se trouvèrent désavoués. De plus, l’armistice du 25 juin 1940 privait la Résistance de bases légales puisque les textes de la Conférence de La Haye stipulent qu’il ne saurait y avoir de résistance civile contre une armée d’occupation après la conclusion d’un armistice. A l’inverse, cette ordonnance rétroactive du 9 août 1944 déclarait d’un seul coup l’armistice anticonstitutionnel, faisait des soldats de Londres les seuls réguliers, et de ceux de Vichy des hors-la-loi. Enfin, cette ordonnance de 1944 considérait les rapports des Français avec les Allemands non plus comme ceux d’un pays occupé avec l’armée d’occupation, ainsi qu’en 1870 et en 1914, mais comme ceux d’autorités usurpatrices collaborant avec un ennemi toujours en guerre dans le but de favoriser ses desseins.

En ce qui le concerne, Céline ajoute alors :

"Vous là Abetz, même archivaincu, soumis, occupés de cent côtés, par cent vainqueurs, vous serez quand même, Dieu, Diable, les Apôtres, le consciencieux loyal Allemand, honneur et patrie ! le tout à fait légal vaincu ! tandis que moi énergumène, je serai toujours le sale damné relaps, à pendre !" D’un château l’autre, p. 245

Ainsi justiciable des articles 75, 81 et suivants du Code Pénal, Maîtres Naud, Mikkelsen et Tixier-Vignancour ne furent pas de trop pour sauver leur "bien emmerdé Céline" contre "les vengeurs en micro :

"J’ai pas déclaré la guerre, j’ai déclaré rien du tout, sauf "Vive la France et Courbevoie ! A bas l’Abattoir". Engagé volontaire deux fois, mutilé 75 %, j’avais rien juré à Pétain, ni à Von Choltitz, ni au Pape ! (...) J’évoque Gambetta, la Roquette, j’évoque Landru, j’évoque Pétain-vivant-de-Verdun, le Petiot, les Grandeurs Fontenoy, la Marne, les fastes de Rambouillet, le Président Galoubet emmenant Hitler à dejeuner avec Galliéni en taxi, plus Lartron ! Sa femme à l’île d’Yeu ! Odes partout !" Féerie, p. 144

Ce complexe de persécution se nourrit de phantasmes dus à son incarcération et de réalisme quant au climat des années 1945 en France, comme en témoignent les articles de presse qui lui furent consacrés à cette époque. A contrario, son art visionnaire lui permet de distinguer dans l’héroïsme douteux de l’Épuration l’estocade portée au cœur du sanctuaire celto-germain. Sa lucidité enragée l’incite alors à l’introspection, depuis sa cellule danoise :

"J’ai jamais rien vendu de béton, ma foi sacrée, ni Pyramide, ni le cercueil de Napoléon, ni le pont d’Argenteuil tout en bois, ni l’antenne à Madame Tabouis, ni la rade de Toulon en eau, ni la flotte de Darlan en trous ! Nix ! (...) L’enthousiasme des siècles, c’est tel ! Bûchers, massacres, poubelles ! (...) Pour carboniser les missels, l’Illiade aux cochons, brouter la Vierge, culer Pétrarque, jamais ça plisse ! Sitôt dit fait ! Croisade ! croisons ! Pendards ! Pendons ! mauviette qui flube ! Tenez, moi là, en mon trou, le fisc me relance encore d’impôts ! le 22ème arrondissement ! la Dîme, les Domaines des millions ! sur toutes mes œuvres si disparues ! Féerie, p. 57

Ces périls font suite à ceux de la guerre, notamment aux bombardements anglo-américains en France, après lesquels Céline précise que c’est lui qui "instrumentait, recollait les bouts, les bras, les sexes, les têtes", déchiquetés par des Forteresses Volantes "pétantes, crépitantes, castagnettes de démons plein l’air".

LA GUERRE, CE PERPÉTUEL RIGODON

Peu à peu, la guerre n’est plus décrite comme une horreur, mais comme une féerie qui transcende toutes les époques, comme une passion luciférienne qui fascine l’individu. Dans un dialogue imaginaire avec l’ethnologue George Montandon, lui aussi assassiné à Clamart en 1944, le narrateur répond :

" Le temps, la Trame !... (...) la broderie du temps est musique." Féerie pour une autre fois, p. 86

Céline tente alors de recouvrer le vice par la vertu, l’harmonie par le désordre, la danse par la guerre. La quête de cette harmonie cosmique et invisible fait du temps une dentelle imprégnée de sang : de même qu’à la guerre, le front avance puis recule au gré des contre-offensives, le pas redoublé de la danseuse reproduit les mouvements et les valse-hésitations de l’Histoire. De plus, le sang des blessures du soldat se confond avec celui des règles de la danseuse : symbole de l’ascendance raciale de chaque homme, le sang célinien est le fondement dynamique de la vie comme de la mort. Ses écoulements accompagnent et délimitent les cycles naturels de la vie humaine. Le cycle utérin est une Apocalypse qui permet à Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de comparer les écoulements du vagin de la mère Henrouille au cou tranché par un obus du colonel Des Entrayes. De même dans D’un château l’autre, le narrateur constate que le désir érotique des veuves de guerre augmente avec l’intensité des raids de terreur américains. Et Lucien Rebatet de conclure dans le second tome des Mémoires d’un fasciste que "plus ça bombardait, plus elles écartaient les cuisses".

Ainsi, les passions nocturnes de l’homme ont pour origine le dolmen utérin ; les forces chtoniennes de la nature dans les mythes celtiques et germaniques amenèrent Céline à rechercher dans la nuit shakespearienne du Troisième Reich l’origine mystique de la nuit du monde. Son Sermon sur le Déluge de la race nordique est alors la conséquence ultime du voyage au bout de la nuit qu’il entreprit dès 1914. Là encore la dentelle de la danseuse symbolise la perfection de son art, sa volonté de puissance, mais implicitement, elle renvoie à la danse de l’histoire, aux guerres qui se succèdent à la manière d’un rigodon. C’est pourquoi dans Normance et dans Guignol’s band, les obus et les bombes suivent des trajectoires décrites par des verbes de mouvement qui pourraient s’appliquer à la danseuse (s’envoler, virevolter). Comme la danse, la guerre désintègre les apparences du monde visible. Surgit alors l’idéal célinien : l’apocalypse permet à la danseuse de recomposer des figures pures et originelles. Elle est la seule femme aimable, dont le labeur exorcise la faute inhérente à l’Engendrement.

Comme dans Les Olympiques de Montherlant, comme dans Les Dieux du stade de Léni Riefensthal, le "muscle" de la danseuse célinienne conjure le péril de la décadence : dans Voyage au bout de la nuit, Bardamu retrouve espoir et confiance grâce à la danseuse de cabaret Musyne ; de même dans Guignol’s band où le narrateur ne cesse d’admirer la jeune Virginia, danseuse dont le patronyme, la haute taille, la dolichocéphalie et la carence pigmentaire (teint pâle et cheveux blonds) attestent le génotype aryen.

Grâce à la danse, l’homme célinien retrouve la santé primitive, la puissance des Barbares, l’enthousiasme païen, toutes valeurs et images que l’on trouve chantées, à l’époque de Céline, par Julius Evola dans Le fascisme vu de droite, ou par Ernst Jünger dans La guerre notre mère. La description de la tempête marine dans Le pont de Londres rappelle même le Sang et sol de Walter Darré. Ces échos littéraires éclairent alors d’un jour nouveau L’école des cadavres, où le grand conflit entre Sémites et Aryens devient une chevauchée légendaire, à la gloire de l’Empereur Charlemagne et à la lumière du principe racial de Gobineau, les différences de mentalité et les rivalités géographiques provoquant alors les rigodons de l’histoire. La danse est donc pour Céline l’expression artistique des luttes raciales de l’humanité : comme chez Nietzsche et Wagner, "le Bal des Gamètes" rive l’homme à son destin. Cette prédestination raciale est une parabole vitaliste de l’Histoire, une fresque biologique et visionnaire : en juillet 1944, lorsque le Celte déjà émigré à Paris se rapproche de la Germanie, le Rhin apparaît comme un rite de passage en vue de la prochaine Apocalypse et dans moins d’un an, le Gotterdamnrung – crépuscule des Dieux – célinien s’achèvera dans la Vestre Fangsel de Copenhague. Comme Ernst von Destouches qui se réfugia en 1793 à Munich pour fuir la Terreur, son descendant descendra d’abord dans l’Allemagne du Sud après Sigmaringen et avant de remonter vers la Prusse.

C’est donc bien la guerre et la désorganisation du rail allemand qui imposa à Céline ce rigodon imprévu. Ainsi, sa mystique qu’elle soit celtique ou pangermaniste est toujours à la recherche de la grâce. Elle est un récit des fondations humaines, une référence éthique et ethnique, en quête d’une vérité souvent insaisissable. Contre les tabous de la République Universelle et les secrets des Princes noirs, la Danse et la Race sont des images allégoriques qui échappent autant au sens de l’histoire qu’à l’œcuménisme judéo-chrétien.

De Bagatelles pour un massacre à Rigodon, Céline souligne que des assemblages hybrides et cosmopolites de peuplades sans racines naîtra un de ces tohus-bohus planétaires qu’il aime à décrire et que prévoyait à la même époque le démographe Alfred Sauvy. Son refus du mondialisme est donc la source du fantastique dans son œuvre, car il voit dès 1941 dans le conflit titanesque entre Slaves et Germains, entre nationaux-socialistes et bocheviques l’amorce d’une gigantesque diaspora. Trois ans avant les quinze millions de civils fuyant la Prusse, la Silésie et la Poméranie dans les immenses "treks", Lucien Rebatet en témoignait dans Les décombres :

"Un soir de cet hiver, par deux pieds de neige, à Montmartre, je parlais de ces choses sous la lampe de Céline, et ce visionnaire admirable élargissait encore le tableau. Les divisions des nègres américains et les divisions kalmouks se répandaient sur l’Europe. Entre leurs hordes pullulaient les Juifs. C’étaient des millions de métis bientôt, le rêve des Juifs, tout l’Occident semblable aux Juifs, la race blanche frappée de mort." Les décombres, p. 622

Ce passage des Décombres prouve qu’il existe une symbolique dans l’imaginaire célinien : d’un côté, les figures allégoriques de la perfection et de la danse; de l’autre, l’univers du multiple, de la différence, du chaos racial, de la collusion entre le libéralisme, le judaïsme et le bolchevisme. Entre ces deux forces vouées à se détruire dans un conflit titanesque, Céline devient l’Oracle qui prophétise – comme avant lui Gobineau dans ses Nouvelles asiatiques – la décadence du monde indo-européen. Contre cette décadence, Céline en appelle dans Féerie pour une autre fois aux divinités chtonienne que sont les dolmens et les menhirs, afin de retrouver la sagesse et le silence grâce à une communion païenne avec la nature. De même, le bocage celtique de Jersey, de Cézendre, de Saint-Malo – où Céline voyagea beaucoup en 1942 – est purifié par "l’orgie marine" et par un "ouragan tout enchanté, vibrant de mousses, sorti du temps palpitant". Ainsi le carnaval macabre qu’est la guerre se compose de périls imaginaires ou réels. Dans sa trance hallucinatoire, Céline insiste sur les aléas de l’histoire :

"T’aurais modulé dans le bon sens, t’aurais attiré les vrais gens, enivré l’élite, les cœurs purs... précipité tout ça au tank, à l’abattoir, au phosphore, aux grilleries-lamineries-les-tripes, les droits de l’homme et Fraternité ! Y aurait pas trop de rosettes pour toi, de cravates, contrats et petits fours !... (...) Le tout de jouer de la flûte dans le bon sens !... J’irais au coquetèle chez Lévy... Personne m’aurait volé mes lits." Féerie, p. 104

Puis il feint l’indifférence, alors que savons qu’il fut sincèrement blessé par les diatribes du C.N.E. (Comité National des Ecrivains que Paraz appelait "ces haineux") :

"Moi mutilé décoré bien avant Pétain je vous emmerde ! (...) C’est ça la triade de l’Époque, celle qui vous juge, fusille, mutile." Féerie, p. 120

Toutefois, il faut préciser que les scènes de cachot sont homériques, voire franchement burlesques lorsque Céline s’étend sur son névrome, ses escharres, sa conjonctivite, sa rétinite, sa pelagre (?), son ophtalmie et qu’elles ne sont pas tragiques comme celles des Poèmes de Fresnes que Robert Brasillach écrivait au petit matin blême attendant que les pas de ses gardiens s’arrêtassent devant sa cellule. A cette douleur, Céline répond :

"J’irai tritouiller vos braises". Féerie, p. 129

Ou : "Brasillach tout le monde s’en fout, il est mort ! Le monde c’est des photos qu’il veut ! des disques ! des paroles ! Il veut de la viande et des photos !" Féerie, p. 69

Pourtant, il serait erroné de penser que Céline fut inconstant dans ses convictions. Sa manière de dénigrer les écrivains qui subirent l’Épuration rappelle l’ironie dont il accable Charles Maurras dans Bagatelles pour un massacre, le Maréchal "Bédain" dans L’école des cadavres, et les partisans de la collaboration totale dans Les beaux draps. Céline souhaitait toujours atteindre la vérité dans la solitude, non par reniement mais par circonspection face à toutes les idéologies. En attaquant ses amis comme ses adversaires, il pouvait alors descendre aux Enfers et prendre ses distances avec tous ses contemporains :

"Ce que j’ai pu livrer comme villes ! flottes ! généraux ! bataillons ! la rade de Toulon !... le Pas de Calais ! Un peu le Puy de Dôme !... (...) C’est vraiment extraordinaire tout ce que j’ai commis... Des ventes de journaux à l’ennemi !... Cent cinquante !... Cent vingt !... Je ne sais plus !... Et la maison Denoël !... Et l’assassinat du Robert et de Madame Thérèse Amirale." Féerie, p. 134

L’effet de distanciation à l’égard du monde est encore accentué par les nombreuses références au Moyen Age, qui évoquent une époque idéale mais révolue, en contradiction avec les affres de la Modernité et de la République : ces digressions historiques confirment, rappelons-le, que Céline voyait la guerre comme une féerie qui transcende toutes les époques de l’histoire :

"Quel décor qu’il avait Roland ? Le cirque de Roncevaux !... Le furieux Roland !... Il frappa de sa Durandal ! Un coup si terrible que les Pyrénées furent fendues ! et que sautèrent les têtes des traîtres ! Ganelon, Turpin et leurs féals ! C’est écrit partout ! Voilà Roland ! Paladin de Grade ! Arrière-garde de Charlemagne, 768 déchiquetés par les Vascons !" Féerie, p. 155

Ainsi, Céline juxtapose la seconde guerre d’Europe, "les Russes à douze rouleaux de Potsdam", "l’armée d’Arromanches" et les luttes dans l’Empire de Charlemagne. En effet, selon le chroniqueur Eginhard, Roland commandait une des armées de Charlemagne et mourut en 778 dans un combat après la bataille de Roncevaux contre les Maures. Et du Moyen Age au XXème siècle, du suzerain au financier, les obligations ont changé, mais le souffle épique de l’écrivain les rapproche :

"Douze mille chevaux encensent hennissent envoient des écumes haut au ciel, en averse blanche... (...) C’est les délires les trépignements des patriotes... Cent mille gueules ouvertes... Deux cent mille... Le halo des restaurations... Je vois à travers ! Je vois !... Je vois les ombrelles je vois les aigrettes... Je vois les boas... (...) C’est le peuple entier ! C’est l’enthousiasme !... Tout le bois de Boulogne !... Là-bas les hauteurs de Saint-Cloud... (...) De sa loge tout seul, sous dais rouges, tout en l’air, Monsieur Poincaré nous salue !..." Féerie, p. 172

Le rappel historique du gouvernement Poincaré associe la première guerre mondiale à l’épopée de Roland. La guerre est une mystique qui voue au sacrifice "les abrutis zaineux" à la "verge crépitante" : le sang versé symbolise la sédimentation du principe de vie de l’homme dans sa terre natale. Cet aspect de Céline diffère du visage qu’il se compose dans les pamphlets pacifistes. Il faut donc replacer l’œuvre de Céline dans son contexte historique et n’en négliger aucune partie si l’on veut donner d’elle une image aussi gloable qu’honnête. Les romans d’après guerre semblent à première vue nourris par une sombre rancune à l’égard des vainqueurs de 1945; mais c’est surtout la période qui témoigne de la maturité littéraire de Céline. Aussi s’il se réfugie dans les épopées médiévales et dans la mythologie celtique, c’est pour exorciser un sentiment de culpabilité inhérent aux procès en sorcellerie de la Libération. Dans une lettre sans détours à Maître Naud, le 2 janvier 1950, il écrit :

"J’aurais mieux fait de m’adresser à Ben Gourion, lui au moins ne se sent tenu à aucun zèle !"

Cette allusion vise le nouveau Garde des Sceaux René Mayer, apparenté aux Rotschild. Par un jugement du 21 février 1950, Céline fut condamné par contumace à un an de prison, cinquante mille francs d’amende, confiscation de ses biens à concurrence de la moitié, saisie de la pension de mutilité versée pendant son absence, et privé de tous droits civiques par la loi rétroactive d’indignité nationale, alors que les Editions Denoël avaient pourtant été acquittées le 30 avril 1948.

NUMA

(à suivre)