LAllemagne toujours à découvrir
Après avoir étudié lanarcho-droitisme et la conception tragique de lhumanité chez Céline, après avoir examiné les raisons politiques et littéraires pour lesquelles il a fait voler en éclat les tabous sociaux, moraux, religieux et raciaux, en sattachant particulièrement aux influences juives, maçonnique et moderniste, en veillant toujours à les réintégrer dans leur contexte pour en mesurer la portée symbolique, il nous reste enfin à étudier un aspect important du mystère que constitue la pensée politique de Céline : le mysticisme. Dans cette partie, nous fonderons certaines remarques sur lessai de Paul del Perugia qui demeure à ce jour lun des plus intéressants sur cette question : comment Céline est-il passé du Sermon sur la décadence du monde blanc à lidéal de pureté de la danse sous le masque de la chronique historique de la terrible défaite de lAllemagne en 1945, de lEpuration et de laprès-Yalta.
Si Céline a construit sa vie comme un roman, en voici une preuve : son départ de Paris le 17 juin 1944 pour Baden-Baden, puis son périple dantesque dans le Reich à bout de forces en compagnie de Lili (Lucie Almansor), Bébert (son chat) et La Vigue (Robert Le Vigan) était certes nécessaire pour fuir les dangers de lÉpuration sauvage ou judiciaire. Ainsi dans Féerie pour une autre fois, où il narre les derniers mois de loccupation à Montmartre : du haut du septième étage où il donne ses ultimes consultations il imagine les haines quil peut susciter et les jalousies quil provoque. Déjà il se pressent le premier martyr de la Libération. Il lui semble que sa cliente Clémence Arlon hésite "au sujet de la crevaison des yeux, de lécartèlement ou de lenterrement". Lart de Céline consiste à décrire sa propre mise à mort avec ironie pour feindre la distanciation et limpassibilité à légard de son destin et finalement priver ses ennemis dune vengeance longuement murie :
" Le môme là, le sournois il fait son Droit... Il sera peut-être juge au siège un jour. Cest la première fois quil observe un pendu de si près... un pendu de demain... enfin pendu ?... je sais pas trop... Les radios sont contradictoires... cest pendu ! cest désossé !... écartelé ?... En tout cas le châtiment approche... Une question dheures... De Brazzaville, Berne ou Tobolsk, par toutes les fenêtres du quartier, ça se mugit, beugle, couaque... Au micro des vaillants de Londres cest "empalé" !... New-York lhallali le plus terrible ! Le monstre de Montmartre sera haché !" (Féerie pour une autre fois, p. 12)
De même à la fin du roman :
"Faut être le Judas en chef, la honte de la Butte comme moi, lexterminateur de Paris pour connaître le secret des haines ! Tous les reniements ! (...) La preuve on ma tout vendu ! les meubles, lappartement, le linge, les couverts... sept manuscrits ! et cest promis quon me prendra tout : saisie aternam ! affection !... uvres !... mes chats même !" ( Féerie, p. 257)
Céline feint donc dignorer son sort pour mieux accabler ses détracteurs. Lenchevêtrement des structures narratives - radios clients, narrateur premier - et le brouillage entre le style direct et le style indirect libre donnent limpression dune conjuration aussi périlleuse que carnavalesque. En quelques phrases, Céline allie le réalisme politique et le complexe de persécution, la lucidité et le délire poétique comme dans les pamphlets pacifistes.
De plus, ces périls sont le point de départ du mysticisme que nous annoncions précédemment : de juin 1944 à avril 1945, le Viking exilé à Paris se lance dans une odyssée mystérieuse, en quête de la pureté de la race nordique qui doit coïncider avec les Fêtes du Soleil et le solstice dété, lorsque le soleil est au plus haut dans latmosphère nord. Doù lattrait symbolique de Céline pour lAllemagne. Alors quil aurait pu se protéger en sexilant en Espagne comme Abel Bonnard, en Amérique du Sud comme Charles Lesca, en Suisse comme Raymond Abellio ou en Autriche comme Alphonse de Chateaubriant, pourquoi avoir choisi la solution de loin la plus dangeureuse ?
On a beaucoup glosé sur lor que Céline avait secrètement enfoui au Danemark et quil naurait jamais retrouvé, de même que sur ses liens avec Karen Marie Jensen, lors de sa visite dans les hôpitaux berlinois en mars 1942. Certes, mais cela nexplique pas tout. Si lon approfondit lhypothèse selon laquelle il a construit sa vie comme un roman, il faut voir dans ce choix allemand des raisons littéraires, voire philosophiques. Dans Naissance de la tragédie, Nietzsche considérait que Dionysos était le symbole par excellence de la transe et de lOrient. De là, la bacchanale anti-juive des pamphlets qui souligne la logique célinienne du défi : le narrateur apparaît là comme le Sur-homme du Verbe incarné, comme le Zarouthoustra de lAntisémitisme. Ainsi, en dénonçant les influences secrètes qui sexercent sur tous les régimes politiques et notamment sur la République, il parvient à dominer le chaos du monde réel grâce à lironie qui fait de lui un individu lucide. Fichte considérait même lironie comme une éthique de vie qui détache lhomme de lui-même et laffranchit des tabous secrétés par les idéaux totémiques du régime en place. Lironie met en jeu lintelligence et cest aussi pourquoi Schelgel dit delle à propos du Wilhelm Meister de Goethe quelle montre limportance relative du monde face à la grandeur dun idéal solitaire que lhomme peut seulement pressentir. Cest la raison pour laquelle Céline se prend dans Féerie pour une autre fois comme lobjet de sa propre étude, en imaginant la viande de son corps amassée dans la rue Lepic par les F.F.I. et les F.T.P. Face à cette réalité, il fait parler ce que les philosophes allemands appellent le "Witz" : un trait desprit brillant conjugué à léclair de limagination et qui donne linspiration. Céline peut alors montrer la béance du monde par de simples fragments, par la diaspora du Verbe. On peut ainsi interpréter le fait de style le plus caractéristique de son écriture : les points de suspension qui laissent percevoir au lecteur, lespace dun instant fulgurant, létendue du désastre quil traverse et la Féerie sans cesse recommencée par les puissances occultes, par les princes disraéliens dont parle Paul del Perugia.
De surcroît, le Tragique célinien est inséparable de la vision biologique de lhomme et de la mystique raciale qui illustre son uvre : le voyage outre-Rhin dans Nord et Dun château lautre est donc un prétexte littéraire. Comme dans Mort à crédit, Céline renoue avec le leurre autobiographique mais étale crûment la fin tragique du sanctuaire celto-germanique en décrivant son encerclement par les Noirs dAmérique et les Tartares de Russie. Robert Brasillach a ainsi pu dire de Céline quil était "le poète halluciné de la misère et de lordure". La trame du Temps a fini par vaincre toute résistance à la décadence : "la messe est dite. Amen", conclut Céline bien après Stalingrad. Ainsi du corps féminin, souillé par le désir masculin dans Voyage au bout de la nuit :
"Les femmes ça décline à la cire, ça se gâte, fond, coule, boudine, suinte sous soi ! mutines à poison, gredinettes, pertes, fibromes, bourrelets, prières... Cest horrible à la fin des cierges, des dames aussi..." Féerie pour une autre fois, p. 120.
Si la décadence vient du Temps, comme chez Gobineau, cest parce que lHistoire voue toujours le vaincu du moment aux gémonies :
"Ils sont gaullistes : toute la famille... Bien sûr quils le sont ! Cest la mode... La haine à la mode... Y a toujours la haine, la même haine, mais y a la mode !... Ils sont quatre millions à Paris qui bouillent de la même haine, la haine à la mode... Cest pas rien quatre millions de haines !... Le dernier Fritz à la Villette tous les coutelas sortent ! Juré ! Garrots, mandrins, principes, Honneur, Patrie ! Je fais partie du grand soulèvement, mes rognons, ma tête, mon aorte... Une épaisseur dun mètre de viande est promise, Place de la Concorde ! Léquarissage public des traîtres ! De louvrage minuté coup sûr, autre chose que les sursauts de la Marne ! des pataugeries à la "Verdun" ! La curée à cent mille contre un ! Absolument franco tous risques ! Le rêve réalisé des dames, des demoiselles et des grandes pausseries ! La Peau, Industrie nationale." Féerie, p. 119
FRANÇAIS, SI VOUS SAVIEZ
Ces phrases font allusion à lenvers de la Libération. Dans Lépuration sauvage, Philippe Bourdrel montre que ce phénomène fut quasi général, mais plus ou moins durable en France. Aujourdhui encore, il est plus ou moins difficile de connaître la vérité historique sur certains événements de la fin de la seconde guerre mondiale, auxquels Céline fait parfois allusion dans la trilogie allemande avec la prudence et les réserves qui simposent. Sur la période de lÉpuration, le bilan varie selon les auteurs : Pierre Lottman avance le chiffre de dix mille morts, tandis que Maurice Paulhan, ancien résistant, parle de soixante mille morts et que Pierre Montagnon dans Genèse et engrenage dune tragédie (consacré à la guerre dAlgérie) estime quil y eut cent mille morts.
Ce phénomène eut lieu non seulement en France, mais aussi dans tous les pays anciennement occupés par la Wehrmacht : ainsi en Belgique, le mémorialiste Willy de Spens décrit aussi les rigueurs de cette époque dans ses Mémoires, de même que Robert Poulet dans Lhomme qui navait pas compris, à travers lhistoire dHermann Malfroid. Ces ordalies renforcèrent aussi la sympathie entre Céline et Robert Poulet, comme le prouve lessai de ce dernier Mon ami Bardamu publié initialement sous le titre Entretiens familiers avec Louis-Ferdinand Céline : leurs uvres respectives font montre dune lucidité acerbe sur la marche du monde. Condamné à mort en Belgique en 1944 pour tiédeur démocratique et pour crime dironie face aux héroïques vainqueurs, il surmonta comme Céline à la prison de Copenhague ses années dinternement et les épreuves judiciaires qui les accompagnèrent. Dans Journal dun condamné à mort, Herman Malfroid rappelle le Céline de la trilogie allemande : truculent mais désabusé, ironique mais humain, burlesque mais pertinent :
" Rien en menivre comme les forts désastres... je me saoule facilement des malheurs, je les recherche pas positivement, mais ils marrivent comme des convives, quont des sortes de droits... (...) [Je suis] le pire fléau quaurait croqué Petiot au sel, vendu les Invalides au poids, la Légion dHonneur à Abetz, cédé lÉtoile pour un garage, lInconnu vingt marks, la ligne Maginot un baiser !" Féerie, p. 219
Sous une apparence narquoise, Céline dissimule ce qui le blessa le plus : le retrait de sa médaille militaire. De plus, larticle 75 menaçait de lui faire connaître le destin de Charles Maurras ou de Robert Brasillach. Dans Féerie pour une autre fois, ce nest donc pas seulement le ronronnement de Bébert qui est pathétique :
"Et puis Bébert, autre innocent, mon chat... Vous direz un chat cest une peau ! Pas du tout ! Un chat cest lensorcellement même, le tact en ondes... Cest tout en "brrt" "brrt" de paroles... Bébert en "brrt", il causait positivement. Il vous répondait aux questions. Maintenant il "brrt" "brrt" pour lui seul... il répond plus aux questions... il monologue sur lui-même... comme moi-même..." Féerie, p. 9
Effectivement, larticle 75 de la Constitution dont Céline disait quil lavait "au fias" prévoit la peine de mort en cas dintelligence avec lennemi. Mais nest-ce pas finalement le sort des armes qui légalise une Constitution plutôt quune autre ? Au regard du procès expéditif de Pierre Laval ou des exécutions sommaires de Philippe Henriot et de Robert Denoël, le sort réservé à Céline pouvait passer pour enviable, le Danemark layant certainement sauvé de la mort, en prison : ce climat délétère explique donc la récurrence des images de mort dans Féerie pour une autre fois. Arrêté le 17 décembre 1945, Céline fut écroué à la Vestre Fängsel ; là il se vit au quartier des condamnés à mort à Fresnes et repensa au jeune marin de Quimper, Noël lHergouarch, fusillé en 1942 après un sabotage, malgré les demandes en grâce quil avait formulées auprès de lambassadeur Fernand de Brinon. En prison, Céline relut Platon, Plutarque, La Rochefoucauld, Boileau. Mais le pire était à venir : le deux décembre, il apprit que son éditeur venait dêtre abattu place des Invalides ; Céline vit dans ce meurtre sa mort par procuration. A cette époque, ce fut donc la prison danoise qui le sauva dune telle fin, moult céliniens pensant aujourdhui quil naurait pas survécu en France aux :
"Privations sans limites, carcan, pilori, ordure nationale ! Sa médaille militaire aux Puces ! Quon lui rerouvre toutes ses blessures ! Ah mutilé ! ah ! 75 ! ah, pour 100 ! Roulez tambours !... Quon le relacère, récorche vif ! larde ! piments !" Féerie, p. 32
En fait, pour un écrivain qui a frôlé la mort en 1914, en 1940 et en 1944, il ne saurait y avoir la moindre servilité à légard de tout pouvoir, fût-il républicain. Comme Rebatet à Clairvaux, Céline ne pouvait que remarquer avant de le subir les aléas de lhistoire et la loi du vainqueur dictée au vaincu : Lécole des cadavres fut interdite sous la Troisième République, puis Les beaux draps furent partiellement saisis et retirés de la vente en zone libre en 1942, à la demande de Darlan.
A la même époque, les régimes politiques se succédèrent dans la violence et le chaos, ce qui explique pourquoi Céline insiste tant sur la relativité du pouvoir et sur les questions de philosophie politique : en janvier 1940, Paul Reynaud succéda à Edouard Daladier. Le 17 juin, le Président Lebrun nomma le Maréchal Pétain chef du gouvernement, puis le 10 juillet, lAssemblée nationale lui donna tous pouvoirs pour gouverner par 569 voix contre 80. Quatre ans plus tard, lordonnance rétroactive du 9 août 1944 transféra de Pétain sur de Gaulle la légalité du nouveau régime. Dès lors le Président Lebrun et les parlementaires dont la majorité était pourtant issue du Front populaire se trouvèrent désavoués. De plus, larmistice du 25 juin 1940 privait la Résistance de bases légales puisque les textes de la Conférence de La Haye stipulent quil ne saurait y avoir de résistance civile contre une armée doccupation après la conclusion dun armistice. A linverse, cette ordonnance rétroactive du 9 août 1944 déclarait dun seul coup larmistice anticonstitutionnel, faisait des soldats de Londres les seuls réguliers, et de ceux de Vichy des hors-la-loi. Enfin, cette ordonnance de 1944 considérait les rapports des Français avec les Allemands non plus comme ceux dun pays occupé avec larmée doccupation, ainsi quen 1870 et en 1914, mais comme ceux dautorités usurpatrices collaborant avec un ennemi toujours en guerre dans le but de favoriser ses desseins.
En ce qui le concerne, Céline ajoute alors :
"Vous là Abetz, même archivaincu, soumis, occupés de cent côtés, par cent vainqueurs, vous serez quand même, Dieu, Diable, les Apôtres, le consciencieux loyal Allemand, honneur et patrie ! le tout à fait légal vaincu ! tandis que moi énergumène, je serai toujours le sale damné relaps, à pendre !" Dun château lautre, p. 245
Ainsi justiciable des articles 75, 81 et suivants du Code Pénal, Maîtres Naud, Mikkelsen et Tixier-Vignancour ne furent pas de trop pour sauver leur "bien emmerdé Céline" contre "les vengeurs en micro :
"Jai pas déclaré la guerre, jai déclaré rien du tout, sauf "Vive la France et Courbevoie ! A bas lAbattoir". Engagé volontaire deux fois, mutilé 75 %, javais rien juré à Pétain, ni à Von Choltitz, ni au Pape ! (...) Jévoque Gambetta, la Roquette, jévoque Landru, jévoque Pétain-vivant-de-Verdun, le Petiot, les Grandeurs Fontenoy, la Marne, les fastes de Rambouillet, le Président Galoubet emmenant Hitler à dejeuner avec Galliéni en taxi, plus Lartron ! Sa femme à lîle dYeu ! Odes partout !" Féerie, p. 144
Ce complexe de persécution se nourrit de phantasmes dus à son incarcération et de réalisme quant au climat des années 1945 en France, comme en témoignent les articles de presse qui lui furent consacrés à cette époque. A contrario, son art visionnaire lui permet de distinguer dans lhéroïsme douteux de lÉpuration lestocade portée au cur du sanctuaire celto-germain. Sa lucidité enragée lincite alors à lintrospection, depuis sa cellule danoise :
"Jai jamais rien vendu de béton, ma foi sacrée, ni Pyramide, ni le cercueil de Napoléon, ni le pont dArgenteuil tout en bois, ni lantenne à Madame Tabouis, ni la rade de Toulon en eau, ni la flotte de Darlan en trous ! Nix ! (...) Lenthousiasme des siècles, cest tel ! Bûchers, massacres, poubelles ! (...) Pour carboniser les missels, lIlliade aux cochons, brouter la Vierge, culer Pétrarque, jamais ça plisse ! Sitôt dit fait ! Croisade ! croisons ! Pendards ! Pendons ! mauviette qui flube ! Tenez, moi là, en mon trou, le fisc me relance encore dimpôts ! le 22ème arrondissement ! la Dîme, les Domaines des millions ! sur toutes mes uvres si disparues ! Féerie, p. 57
Ces périls font suite à ceux de la guerre, notamment aux bombardements anglo-américains en France, après lesquels Céline précise que cest lui qui "instrumentait, recollait les bouts, les bras, les sexes, les têtes", déchiquetés par des Forteresses Volantes "pétantes, crépitantes, castagnettes de démons plein lair".
LA GUERRE, CE PERPÉTUEL RIGODON
Peu à peu, la guerre nest plus décrite comme une horreur, mais comme une féerie qui transcende toutes les époques, comme une passion luciférienne qui fascine lindividu. Dans un dialogue imaginaire avec lethnologue George Montandon, lui aussi assassiné à Clamart en 1944, le narrateur répond :
" Le temps, la Trame !... (...) la broderie du temps est musique." Féerie pour une autre fois, p. 86
Céline tente alors de recouvrer le vice par la vertu, lharmonie par le désordre, la danse par la guerre. La quête de cette harmonie cosmique et invisible fait du temps une dentelle imprégnée de sang : de même quà la guerre, le front avance puis recule au gré des contre-offensives, le pas redoublé de la danseuse reproduit les mouvements et les valse-hésitations de lHistoire. De plus, le sang des blessures du soldat se confond avec celui des règles de la danseuse : symbole de lascendance raciale de chaque homme, le sang célinien est le fondement dynamique de la vie comme de la mort. Ses écoulements accompagnent et délimitent les cycles naturels de la vie humaine. Le cycle utérin est une Apocalypse qui permet à Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de comparer les écoulements du vagin de la mère Henrouille au cou tranché par un obus du colonel Des Entrayes. De même dans Dun château lautre, le narrateur constate que le désir érotique des veuves de guerre augmente avec lintensité des raids de terreur américains. Et Lucien Rebatet de conclure dans le second tome des Mémoires dun fasciste que "plus ça bombardait, plus elles écartaient les cuisses".
Ainsi, les passions nocturnes de lhomme ont pour origine le dolmen utérin ; les forces chtoniennes de la nature dans les mythes celtiques et germaniques amenèrent Céline à rechercher dans la nuit shakespearienne du Troisième Reich lorigine mystique de la nuit du monde. Son Sermon sur le Déluge de la race nordique est alors la conséquence ultime du voyage au bout de la nuit quil entreprit dès 1914. Là encore la dentelle de la danseuse symbolise la perfection de son art, sa volonté de puissance, mais implicitement, elle renvoie à la danse de lhistoire, aux guerres qui se succèdent à la manière dun rigodon. Cest pourquoi dans Normance et dans Guignols band, les obus et les bombes suivent des trajectoires décrites par des verbes de mouvement qui pourraient sappliquer à la danseuse (senvoler, virevolter). Comme la danse, la guerre désintègre les apparences du monde visible. Surgit alors lidéal célinien : lapocalypse permet à la danseuse de recomposer des figures pures et originelles. Elle est la seule femme aimable, dont le labeur exorcise la faute inhérente à lEngendrement.
Comme dans Les Olympiques de Montherlant, comme dans Les Dieux du stade de Léni Riefensthal, le "muscle" de la danseuse célinienne conjure le péril de la décadence : dans Voyage au bout de la nuit, Bardamu retrouve espoir et confiance grâce à la danseuse de cabaret Musyne ; de même dans Guignols band où le narrateur ne cesse dadmirer la jeune Virginia, danseuse dont le patronyme, la haute taille, la dolichocéphalie et la carence pigmentaire (teint pâle et cheveux blonds) attestent le génotype aryen.
Grâce à la danse, lhomme célinien retrouve la santé primitive, la puissance des Barbares, lenthousiasme païen, toutes valeurs et images que lon trouve chantées, à lépoque de Céline, par Julius Evola dans Le fascisme vu de droite, ou par Ernst Jünger dans La guerre notre mère. La description de la tempête marine dans Le pont de Londres rappelle même le Sang et sol de Walter Darré. Ces échos littéraires éclairent alors dun jour nouveau Lécole des cadavres, où le grand conflit entre Sémites et Aryens devient une chevauchée légendaire, à la gloire de lEmpereur Charlemagne et à la lumière du principe racial de Gobineau, les différences de mentalité et les rivalités géographiques provoquant alors les rigodons de lhistoire. La danse est donc pour Céline lexpression artistique des luttes raciales de lhumanité : comme chez Nietzsche et Wagner, "le Bal des Gamètes" rive lhomme à son destin. Cette prédestination raciale est une parabole vitaliste de lHistoire, une fresque biologique et visionnaire : en juillet 1944, lorsque le Celte déjà émigré à Paris se rapproche de la Germanie, le Rhin apparaît comme un rite de passage en vue de la prochaine Apocalypse et dans moins dun an, le Gotterdamnrung crépuscule des Dieux célinien sachèvera dans la Vestre Fangsel de Copenhague. Comme Ernst von Destouches qui se réfugia en 1793 à Munich pour fuir la Terreur, son descendant descendra dabord dans lAllemagne du Sud après Sigmaringen et avant de remonter vers la Prusse.
Cest donc bien la guerre et la désorganisation du rail allemand qui imposa à Céline ce rigodon imprévu. Ainsi, sa mystique quelle soit celtique ou pangermaniste est toujours à la recherche de la grâce. Elle est un récit des fondations humaines, une référence éthique et ethnique, en quête dune vérité souvent insaisissable. Contre les tabous de la République Universelle et les secrets des Princes noirs, la Danse et la Race sont des images allégoriques qui échappent autant au sens de lhistoire quà lcuménisme judéo-chrétien.
De Bagatelles pour un massacre à Rigodon, Céline souligne que des assemblages hybrides et cosmopolites de peuplades sans racines naîtra un de ces tohus-bohus planétaires quil aime à décrire et que prévoyait à la même époque le démographe Alfred Sauvy. Son refus du mondialisme est donc la source du fantastique dans son uvre, car il voit dès 1941 dans le conflit titanesque entre Slaves et Germains, entre nationaux-socialistes et bocheviques lamorce dune gigantesque diaspora. Trois ans avant les quinze millions de civils fuyant la Prusse, la Silésie et la Poméranie dans les immenses "treks", Lucien Rebatet en témoignait dans Les décombres :
"Un soir de cet hiver, par deux pieds de neige, à Montmartre, je parlais de ces choses sous la lampe de Céline, et ce visionnaire admirable élargissait encore le tableau. Les divisions des nègres américains et les divisions kalmouks se répandaient sur lEurope. Entre leurs hordes pullulaient les Juifs. Cétaient des millions de métis bientôt, le rêve des Juifs, tout lOccident semblable aux Juifs, la race blanche frappée de mort." Les décombres, p. 622
Ce passage des Décombres prouve quil existe une symbolique dans limaginaire célinien : dun côté, les figures allégoriques de la perfection et de la danse; de lautre, lunivers du multiple, de la différence, du chaos racial, de la collusion entre le libéralisme, le judaïsme et le bolchevisme. Entre ces deux forces vouées à se détruire dans un conflit titanesque, Céline devient lOracle qui prophétise comme avant lui Gobineau dans ses Nouvelles asiatiques la décadence du monde indo-européen. Contre cette décadence, Céline en appelle dans Féerie pour une autre fois aux divinités chtonienne que sont les dolmens et les menhirs, afin de retrouver la sagesse et le silence grâce à une communion païenne avec la nature. De même, le bocage celtique de Jersey, de Cézendre, de Saint-Malo où Céline voyagea beaucoup en 1942 est purifié par "lorgie marine" et par un "ouragan tout enchanté, vibrant de mousses, sorti du temps palpitant". Ainsi le carnaval macabre quest la guerre se compose de périls imaginaires ou réels. Dans sa trance hallucinatoire, Céline insiste sur les aléas de lhistoire :
"Taurais modulé dans le bon sens, taurais attiré les vrais gens, enivré lélite, les curs purs... précipité tout ça au tank, à labattoir, au phosphore, aux grilleries-lamineries-les-tripes, les droits de lhomme et Fraternité ! Y aurait pas trop de rosettes pour toi, de cravates, contrats et petits fours !... (...) Le tout de jouer de la flûte dans le bon sens !... Jirais au coquetèle chez Lévy... Personne maurait volé mes lits." Féerie, p. 104
Puis il feint lindifférence, alors que savons quil fut sincèrement blessé par les diatribes du C.N.E. (Comité National des Ecrivains que Paraz appelait "ces haineux") :
"Moi mutilé décoré bien avant Pétain je vous emmerde ! (...) Cest ça la triade de lÉpoque, celle qui vous juge, fusille, mutile." Féerie, p. 120
Toutefois, il faut préciser que les scènes de cachot sont homériques, voire franchement burlesques lorsque Céline sétend sur son névrome, ses escharres, sa conjonctivite, sa rétinite, sa pelagre (?), son ophtalmie et quelles ne sont pas tragiques comme celles des Poèmes de Fresnes que Robert Brasillach écrivait au petit matin blême attendant que les pas de ses gardiens sarrêtassent devant sa cellule. A cette douleur, Céline répond :
"Jirai tritouiller vos braises". Féerie, p. 129
Ou : "Brasillach tout le monde sen fout, il est mort ! Le monde cest des photos quil veut ! des disques ! des paroles ! Il veut de la viande et des photos !" Féerie, p. 69
Pourtant, il serait erroné de penser que Céline fut inconstant dans ses convictions. Sa manière de dénigrer les écrivains qui subirent lÉpuration rappelle lironie dont il accable Charles Maurras dans Bagatelles pour un massacre, le Maréchal "Bédain" dans Lécole des cadavres, et les partisans de la collaboration totale dans Les beaux draps. Céline souhaitait toujours atteindre la vérité dans la solitude, non par reniement mais par circonspection face à toutes les idéologies. En attaquant ses amis comme ses adversaires, il pouvait alors descendre aux Enfers et prendre ses distances avec tous ses contemporains :
"Ce que jai pu livrer comme villes ! flottes ! généraux ! bataillons ! la rade de Toulon !... le Pas de Calais ! Un peu le Puy de Dôme !... (...) Cest vraiment extraordinaire tout ce que jai commis... Des ventes de journaux à lennemi !... Cent cinquante !... Cent vingt !... Je ne sais plus !... Et la maison Denoël !... Et lassassinat du Robert et de Madame Thérèse Amirale." Féerie, p. 134
Leffet de distanciation à légard du monde est encore accentué par les nombreuses références au Moyen Age, qui évoquent une époque idéale mais révolue, en contradiction avec les affres de la Modernité et de la République : ces digressions historiques confirment, rappelons-le, que Céline voyait la guerre comme une féerie qui transcende toutes les époques de lhistoire :
"Quel décor quil avait Roland ? Le cirque de Roncevaux !... Le furieux Roland !... Il frappa de sa Durandal ! Un coup si terrible que les Pyrénées furent fendues ! et que sautèrent les têtes des traîtres ! Ganelon, Turpin et leurs féals ! Cest écrit partout ! Voilà Roland ! Paladin de Grade ! Arrière-garde de Charlemagne, 768 déchiquetés par les Vascons !" Féerie, p. 155
Ainsi, Céline juxtapose la seconde guerre dEurope, "les Russes à douze rouleaux de Potsdam", "larmée dArromanches" et les luttes dans lEmpire de Charlemagne. En effet, selon le chroniqueur Eginhard, Roland commandait une des armées de Charlemagne et mourut en 778 dans un combat après la bataille de Roncevaux contre les Maures. Et du Moyen Age au XXème siècle, du suzerain au financier, les obligations ont changé, mais le souffle épique de lécrivain les rapproche :
"Douze mille chevaux encensent hennissent envoient des écumes haut au ciel, en averse blanche... (...) Cest les délires les trépignements des patriotes... Cent mille gueules ouvertes... Deux cent mille... Le halo des restaurations... Je vois à travers ! Je vois !... Je vois les ombrelles je vois les aigrettes... Je vois les boas... (...) Cest le peuple entier ! Cest lenthousiasme !... Tout le bois de Boulogne !... Là-bas les hauteurs de Saint-Cloud... (...) De sa loge tout seul, sous dais rouges, tout en lair, Monsieur Poincaré nous salue !..." Féerie, p. 172
Le rappel historique du gouvernement Poincaré associe la première guerre mondiale à lépopée de Roland. La guerre est une mystique qui voue au sacrifice "les abrutis zaineux" à la "verge crépitante" : le sang versé symbolise la sédimentation du principe de vie de lhomme dans sa terre natale. Cet aspect de Céline diffère du visage quil se compose dans les pamphlets pacifistes. Il faut donc replacer luvre de Céline dans son contexte historique et nen négliger aucune partie si lon veut donner delle une image aussi gloable quhonnête. Les romans daprès guerre semblent à première vue nourris par une sombre rancune à légard des vainqueurs de 1945; mais cest surtout la période qui témoigne de la maturité littéraire de Céline. Aussi sil se réfugie dans les épopées médiévales et dans la mythologie celtique, cest pour exorciser un sentiment de culpabilité inhérent aux procès en sorcellerie de la Libération. Dans une lettre sans détours à Maître Naud, le 2 janvier 1950, il écrit :
"Jaurais mieux fait de madresser à Ben Gourion, lui au moins ne se sent tenu à aucun zèle !"
Cette allusion vise le nouveau Garde des Sceaux René Mayer, apparenté aux Rotschild. Par un jugement du 21 février 1950, Céline fut condamné par contumace à un an de prison, cinquante mille francs damende, confiscation de ses biens à concurrence de la moitié, saisie de la pension de mutilité versée pendant son absence, et privé de tous droits civiques par la loi rétroactive dindignité nationale, alors que les Editions Denoël avaient pourtant été acquittées le 30 avril 1948.
NUMA
(à suivre)