Céline et la politique (XVII)
Les deux lectures de Courtial : anarcho-droitiste ou judéo-maçon
A son retour en France, Ferdinand rencontre, grâce à son oncle Edouard, Roger
Marin Courtial des Péreires. Ce personnage de Mort à crédit est important et
ambigu. Céline le définit dabord comme un opposant aux "trouvailleurs de
Lune". Son anti-intellectualisme et un certain mépris pour la soft-idéologie
pourraient en faire un anarchiste de droite. Courtial écrit dans Le Génitron, il
est lauteur de traités sur la tractation verticale, léconomie sans usure,
lélevage des poules au foyer, le langage des herbes et lastronomie des
familles. Il est également linventeur du fromage en poudre, de lazur
synthétique, de la valve à bascule, des poumons dazote, du navire flexible, du
café-crème comprimé, du ressort kilométrique et dune montgolfière
révolutionnaire : Le Zélé, qui est pourtant appelé à "se
pourfendre dans un bruit dhorrible colique" avant de "rafler toutes
les betteraves du Nord-Est". Courtial tient enfin moult conférences sur "lorientation
tellurique et la mémoire des hirondelles", sur léducation des masses,
lastronomie, les guérisons naturelles, la selle incidente, le surmenage des billes,
les radios-polarités, la photographie sidérale, les pigeons doubles et la culture
radio-tellurique !
Ces découvertes profuses et fantaisistes tournent en dérision lesprit
scientifique et le modernisme fondé depuis les Lumières sur le rationalisme, sur une foi
inébranlable dans la toute puissance de la science. En effet, Courtial se dit "ami
de la Raison pure", puis il récite une "prière positive en vingt-deux
versets". De plus, le buste dAuguste Comte figure en bonne place à sa
vitrine, mais Ferdinand voit bientôt qu "il jette la poisse dans la vitrine".
Progressivement, le vrai visage de Courtial apparaît, en dépit de ses incantations qui
parodient les impératifs catégoriques de Kant, précédemment évoqués.
Il nest pas un anarchiste de droite et nest donc pas le porte-parole de
lauteur, tout comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit présente les
mêmes ambiguités fondamentales. Il est au contraire partisan de la science et du
positivisme, ce qui prouve quil croit en ses prières, bien que Céline nous le
présente comme une marionnette : les passages ironiques de Mort à crédit où il
est raillé sont le fait de Ferdinand dont les introspections ou les réflexions en
aparté traduisent la méfiance de Céline à légard des inventions de Courtial. En
outre, remarquons quil reçoit un jour une missive dun "transformé"
qui lappelle "cher maître et vénéré précurseur". Ces termes
faussement anodins sont autant dallusions au rationalisme et au cosmopolitisme des
ordres maçonniques progressistes. Lauteur de cette missive qualifie même Courtial
de "grand Architecte", car il est lauteur de Lavenir de
larchitecture. Ce titre est dabord un contre-point à Lavenir de
lintelligence de Charles Maurras, uvre qui étude précisément les
limites du modernisme. Et Courtial est défini comme "un grand Architecte de
lUnivers", à la recherche dune symbolique maçonnique,
puisquil déclare à Ferdinand que lharmonie est "la seule joie du
monde, la seule délivrance, la seule vérité". Les périodes oratoires dans
lesquelles Céline le décrit sont souvent construites dans un rythme ternaire, ce qui
nest pas gratuit lorsquon connaît limportance symbolique du chiffre 3
dans le rituel maçonnique.
Enfin, Courtial des Péreires est dorigine juive, car ce patronyme est cité
dans Lécole des cadavres avec ceux de Lazare, Stern, Pollack, Bloch, Bader,
Cohen, Wendel, donc avec les plus hauts responsables politiques ou financiers de la III°
République, décrits par Céline en des termes qui sappliquent tout à fait au
personnage de Mort à crédit :
" [Ce sont] nos plus splendides omnipotents seigneurs de France, tous
sémites, tous admirablement dotés des plus fantastiques apanages, des plus gigantesques
privilèges, tous juifs, tous de branches cousines... Hum ! Hum !... Des potentats
quasi-divins ! Pas détenteurs de courants dair ! de châteaux en Gascogne, de
vermoulues à pignon, de rendez-vous à fantômes ! Non ! Non ! Non ! Des Trusts en plein
fonctionnement quils sont les maîtres, quils superordonnent, ces noms de
Dieux de Puissants !... Des forces qui comptent, qui vous assoyent, qui vous foudroyent...
Des vraies personnes surnaturelles qui nous tombent directement de lOlympe, sur les
os, irrésistibles, qui nous affament comme elles veulent, qui nous font périr comme
elles veulent, où elles veulent, quand elles veulent, sans même rien nous expliquer."
(Lécole des cadavres, p. 240)
Ce portrait de des Péreires dans Lécole des cadavres reprend celui
de Courtial dans Mort à crédit. Voilà une nouvelle preuve de la cohérence et de
la continuité secrètes dans limaginaire célinien. Par ses découvertes profuses,
par son enthousiasme verbal, par ses entreprises sans précédent, Courtial est un "deus
ex machina" juif, un "dieu de lOlympe" qui voue
lhumanité au malheur éternel. Du même coup, il ressemble aux orateurs capables de
feindre lenthousiasme évoqués dans Les protocoles des Sages de Sion. Sa
démarche repose sur une foi totale dans la science, mais Céline annonce en filigrane les
futurs soubersauts qui ébranleront cette conception du monde, grâce à Courtial qui dit
à Ferdinand :
" Tout ça Ferdinand ! moi je peux te dire, ça finit Boulevard Arago !
Avec la cagoule, mon ami ! Avec la cagoule ! Malheur de moi ! "(Mort à
crédit, p. 410)
Ces allusions au communisme et au fascisme professées avec lassurance du
prophète soulignent un aspect complémentaire de ce personnage : il veut rivaliser avec
Pic de la Mirandole, Léonard de Vinci, Aristote et Michel-Ange. Il invente alors le
Familistère Rénové de la Race Nouvelle, dans lequel Ferdinand sengage bientôt :
" Les enfants de la "Race Nouvelle" tout en samusant,
sinstruisant de droite à gauche, se fortifiant les poumons, nous fourniraient avec
joie une main duvre toute spontanée ! " (Mort à crédit, p.
422)
Ces quelques lignes alourdissent encore le mystère qui plane sur Courtial des
Péreires. Daprès ce que nous en avons dit, il apparaît dans ce passage comme un
Juif sioniste, partisan de la création dun état hébreu. Ce projet de familistère
précède son suicide, donc sa montée vers la Terre Promise; cest son aliyah.
Ce familistère ressemble, en effet, à un kibboutz décrit sur un mode burlesque, ce qui
peut faire songer à une parodie du judaïsme orthodoxe par Céline. Toutefois, il y a
plus compliqué : en filigrane du sionisme, le nazisme fait son apparition dans ce
passage, en raison de lambiguïté en 1936 de la formule "Race Nouvelle".
De plus, les termes "fortifiant" et "joie" reprennent ceux de
lorganisation de la jeunesse Kraft durch Freude : la Force par la Joie.
Notre propos nest pas détudier les rapports en miroir entre le
sionisme et le nazisme, mais de comprendre que Courtial des Péreires est le symbole
vivant de ces contradictions idéologiques. Céline le présente comme un personnage
grotesque, sorti de limagination de Cervantès, car, à travers lui, il souligne son
opposition à la philosophie et à la politique mondialiste de la Diaspora juive. En
contre-point, le Familistère Rénové de la Race Nouvelle assure aux enfants un
développement sportif, moral et professionnel couronné par le diplôme d
"Ingénieur Radiogrométrique". Cette formation rappelle celle des jeunes
Lacédemoniens à Sparte ou des Romains qui professaient "mens sana in corpore
sano". Mais le Celte fuit trop la Latinité pour que lon puisse se limiter à
ces interprétations. Dans le monde contemporain de Céline, le Familistère de Courtuial
se réfère à Herbert et annonce ainsi les Chantiers de la Jeunesse du Maréchal Pétain
ou la Phalange agricole du Caudillo, car :
"Ils nous envoyaient leurs loupiots (...) pour quon les incorpore
tout de suite à la phalange agricole." (Mort à crédit, p. 426)
Ces réflexions de Ferdinand évoquent un régime plus ou moins autarcique, fondé
sur le respect de lordre militaire et sur une économie corporatiste qui tire sa
richesse de la culture de la terre. Mais ne faisons pas de Mort à crédit un
programme de gouvernement ! Il y a seulement sous la plume et dans lesprit de
Céline des références plus ou moins explicites aux débats politiques de son époque.
Cest pourquoi Courtial est un personnage pétri de contradictions, représentant à
la fois le Kibboutz et la Force par la Joie, le judaïsme et le nazisme, le Peuple élu de
Dieu et la Race des Seigneurs. Il est donc la trace romanesque de la culture portéiforme
de son auteur, puisque nous savons aujourdhui que Céline lisait les écrivains
juifs ou supposés juifs Elie Faure et Disraéli, tout en appelant à lunité
franco-germanique et à la paix continentale dans les pamphlets.
Ces contradictions vont pourtant se révéler mortelles pour Courtial : elles
affleurent en lui avant dexploser littéralement. Sa montgolfière qui
sécroule sur les gendarmes est déjà un signe du Destin. Il ne lui reste plus
alors que le suicide :
"Il était tout racorni le vieux... ratatiné dans son froc... Et puis
alors cétait bien lui !... Mais la tête était quun massacre !... Il se
létait tout éclatée... Il avait presque plus de crâne... A bout portant quoi
!... Il agrippait encore le flingue... Il létreignait dans ses bras... Le double
canon lui rentrait à travers la bouche, lui traversait tout le cassis... Ça embrochait
toute la compote... Toute la barbaque en hachis !... en petits lambeaux, en glaires, en
franges... Des gros caillots, des plaques de tiffes... Il avait plus de châsses du
tout... Ils étaient sautés... Son nez était comme à lenvers... Cest plus
quun trou sa figure... avec des rebords tout gluants... et puis comme une boule de
sang qui bouchait... au milieu... coagulée... un gros pâté... et puis des rigoles qui
suintaient jusquà lautre côté de la route... Surtout ça coulait du menton
quétait devenu comme une éponge... Y en avait jusque dans le fossé... Ça faisait
des flaques prises dans la glace... (...) Le canon comme ça, il tenait si dur dans
lénorme bouchon de barbaque avec la cervelle... cétait comme coincé, pris
à bloc, à travers la bouche et le crâne !..." (Mort à crédit, p.
449-450)
Ainsi, lécoulement et lécroulement du corps de Courtial préfigure de
façon romanesque le choc planétaire et titanesque que préparaient déjà dans
lombre les Synarchies de tous les pays pour le début des années 1940. Son suicide
dans Mort à crédit, en 1936, est donc une métaphore de la guerre
judéo-hitlérienne - quil annonce par ses contradictions - et dont Céline parlera
huit ans plus tard, lors dun célèbre dîner à lambassade dAllemagne
à Paris, en présence dOtto Abetz, et rapportée par Jacques Benoist-Méchin.
LA VIGILE CONTRE LES FORCES OCCULTES
Entre la mort de Courtial des Péreires et la seconde guerre mondiale, le
cheminement logique peut apparaître long et incertain. Les deux événements doivent
être intégrés dans limaginaire célinien et ils participent alors de la même
"féerie" : lordre caché, les Forces occultes - pour reprendre le titre
du film anti-maçonnique de 1942 - qui régissent la destinée des nations. Cela amène
Céline à définir le monde comme une vaste comédie sociale, comme un mauvais théâtre
dhistrions. Ainsi de LEglise, comédie satirique quil écrivit en
1927, et dans laquelle la dénonciation de lillusion scénique symbolise et annonce
lopposition aux influences sémites et rationalistes des pamphlets. Dans cette
pièce de théâtre, Céline a su traduire les aléas de la politique mondiale dans les
ressorts de la dramaturgie. Cest pourquoi les acteurs de cette pièce donnent
limpression de comploter en permanence contre le spectateur, ce qui développe
déjà implicitement le thème de la conjuration des oligarchies contre lindividu
dans Bagatelles pour un massacre.
Le premier acte se déroule dans la case du nègre Gaige, en proie à la fièvre et
à linsomnie. Mais les remèdes de la science occidentale sont lénitifs et ne
peuvent donc supprimer les causes du mal. Entre la tribu des Mamaloutassas et la
Civilisation, le fossé grandit et le déterminisme linguistique est accompagné dun
déterminisme ethnique qui donne à chaque peuple sa loi et ses coutumes. De là,
Tandernot accuse Bardamu dêtre anarchiste, bolcheviste et internationaliste. Comme
dans Voyage au bout de la nuit, il est le symbole de lerrance juive et ne
parvient donc pas à sintégrer dans cette tribu des Mamaloutassas. De plus,
lopposition entre les protestants et les boy anglais annonce le déterminisme racial
entre Sémites et Aryens dans Lécole des cadavres.
Cela explique aussi la remarque de Clapot qui déclare à Bardamu quil
napprouve pas totalement la politique de colonisation : on retrouve là le thème de
la méfiance à légard de la politique de colonisation menée par la IIIe
République chez les anarchistes de droite tel quEdouard Drumont qui critiquait
déjà dans La France juive les pratiques des oligarchies financières dans les
colonies. Ce culte du paraître, fondé sur le libéralisme politique et économique
amène Céline à opposer dans le deuxième acte les secrétaires et les danseuses : il
sagit dune opposition dramaturgique et symbolique entre les fausses Lumières
de la modernité, de lEurope industrialisée et les figures de la grâce, de
légèreté que Céline convoque dans son uvre pour conjurer les périls du
matérialisme. Le Youpinium, navire qui assure le transport des voyageurs de New-York en
France est une métaphore de la finance anonyme et vagabonde, comme le décrit Henry
Coston dans Les financiers qui mènent le monde, car locéan est
précisément une matière fluide et fuyante sur laquelle vogue le Youponium, tel Le
Juif errant dEugène Sue.
De surcroît, le Nouveau Monde est présenté comme lutopie par excellence du
capitalisme international : la croisade du Youpinium vers New-York rappelle la fascination
exercée par le mythe de lEldorada sur Candide. En dautres termes, Céline
éclaire laspect mortel et chimérique du libéralisme éphémère à la lumière de
réminescences littéraires par lesquelles il annonce aussi les événements futurs.
Noublions pas que LEglise est écrite en 1927, cest-à-dire que
deux ans avant le Jeudi noir de Wall-Street, la Vigile celtique avait pressenti
limminence de lécroulement de lordre planétaire issu de la première
guerre mondiale.
Cette prophétie célinienne est composée de dialogues sans cesse interrompus par
les sonneries téléphoniques. La parole est disloquée par le correspondant anonyme, ce
qui souligne la mécanisation et la déshumanisation inhérentes au machinisme. Ces
sonneries intempestives désintègrent la volonté des personnages ; dès lors, ils se
bornent à subir le Système et lIdéologie quils ont toujours connus :
FLORA : Ici cest vrai, ce nest pas les nègres qui manquent... ni les
blancs non plus.
Le téléphone ressonne.
BARDAMU : Vous ne répondez pas ?
FLORA : Non, ce nest pas la peine !
BARDAMU : Voulez-vous que je réponde ?
FLORA : Oh, ça ne servirait à rien... Ils recommenceront !"
(LEglise, p. 77)
A linverse du règne du paraître, attesté par le "cartel des
pantoufles" et le régime électif, Bardamu déclare que seuls "les animaux ne
cherchent pas à comprendre". Plus tard, Céline reprendra cette idée en professant,
à linstar de Konrad Lorenz, le zoologiste allemand : "les bêtes, elles
savent. Pas nous". Le primitivisme célinien repose donc sur une foi mystique,
païenne en la nature qui accorde à lhomme un savoir immédiat, une connaissance
instantanée des lois éternelles, en un mot : la "sapience" héritée du Moyen
Age auquel Céline se réfère fréquemment dans son expression comme dans sa pensée.
Le troisième acte de LEglise appartient à la littérature engagée,
car il met en scène trois Juifs influents de la Société des Nations : Yudenzweck,
Mosaïc et Moïse. Les voix indistinctes qui parviennent de larrière-scène
symbolisent les rumeurs politiques et diplomatiques qui ajoutent toujours frébrilement
les Chancelleries ; ces bruits sont donc une désignation métaphorique de la conjuration
décrite dans les pamphlets. Les coulisses sont celles du théâtre, mais aussi de la
politique internationale, et le chur qui produit ces bruits indistincts contribue à
dramatiser les décisions prises par ces trois diplomates juifs. Un anonyme prévient que
"des goyims demandent de la morphine". Cette morphine est la version célinienne
de lopium de Marx pour atténuer lapparence de la douleur humaine. Cette
allusion traduit donc la tentation du communisme qui, dans LEglise, se
juxtapose à lantisémitisme. En cela, Céline peut apparaître comme le fils
spirituel de Proudhon, en raison de son socialisme antisémite que lon retrouvera
sous la forme du communisme Labiche dans Les beaux draps. Les murmures qui agitent
la scène soulignent que la naissance de la vérité est toujours difficile et les voix
anonymes se font plus précises pour définir ce que les peuples souverains doivent
ignorer. On retrouve dans cette ironie des points communs avec celles du Dialogue aux
Enfers entre Machiavel et Montesquieu et des Protocoles des Sages de Sion.
Cet acte nous fait donc pénétrer dans lunivers de la simulation, ce qui
montre le caractère parfois voyeuriste de la démarche de Céline qui ne néglige pas
pour autant les clins dil à lhistoire : la "République
tchouko-maco-bromo-crovène" désigne la Tchécoslovaquie et ladjectif
"maco" signifie "maçonnique" pour rappeler la part influente prise
par les Loges dEurope centrale dans la dissolution de lEmpire austro-hongrois
et la création de la République tchécoslovaque, lors du Traité de Versaillles. De
même, faisant allusion aux bénéfices tirés par les Juifs sous la Révolution avec
lémancipation, Yudenzweck toujours furtif et souriant sur scène sinterroge :
"Je finirai par me demander si la Révolution française nétait pas
une affaire personnelle" (LEglise, p. 146)
Puis, Yudenzweck fait léloge de la neutralité, du "babillage",
comme Céline parlera de la "phrasouillologie" dans Lécole des
cadavres :
"Je passe mon temps à leur dire, Mosaïc : il faut faire des communiqués
si anodins que si on les dément on leur donne une espèce de forme, le démenti devient
ainsi une sorte de confirmation." (LEglise, p. 150)
Le monde est présenté comme un ballet dont les Juifs sont les principaux chefs de
chorégraphie ; Céline devient alors le perturbateur qui, depuis les coulisses, exhorte
les spectateurs à la paix. Sur scène, Yudenzweck et Mosaïc cherchent à arrêter la
guerre entre les Saxons et les Blagamores, mais au dernier moment, ils hésitent sur la
conduite à tenir : commission internationale, retournement dalliance ou suppression
de laide financière aux belligérants. Sous une verve puissamment ironique, Céline
pense que les chocs militaires, diplomatiques ou religieux dépendent moins de la
conflagration des nationalismes intégraux entre eux que de la manipulation des idéaux
patriotiques par les puissances dargent. Ainsi sur scène, Yudenzweck joue la guerre
à pile ou face. Toutefois, le hasard de ce coup de dé est à ranger dans le monde des
apparences, car, en profondeur, les influences sémites sapparentent à l
"ultima ratio" de la diplomatie et réintroduisent la prédestination religieuse
dans lhistoire. Les guerres qui engagent le sort de plusieurs nations mais qui sont
décidées par des synarchies restreintes illustrent cette logique et contribuent à
supprimer du même coup tout hasard dans lhistoire : cest pour cette raison
que Céline définira lhistoire comme un rigodon, cest-à-dire comme une danse
dont tous les mouvements ont été synchronisés à lavance, comme un
"fatum" qui mène chaque citoyen "aux abattoirs".
A lacte IV, un croque-mort en uniforme apparaît sur scène, suivi dun
policier qui déclare : "Cest la guerre qui recommence". Entrent
alors en scène Lapointe, Braudrebut, Pistil et Piquerol, puis Flibusse et Cordalier :
outre la guerre, tous sont atteints de cirrhose ou de maladies vénériennes. Il faut voir
dans ces énumérations un précédent du Docteur Gustin, affligé par les tares de ses
milliers de patients du dispensaire de la Pourneuve.
Horrifié par les maladies et les tares du monde des apparences, le Docteur Bardamu
se lamente :
"Jamais, je ne retrouverai cette véritable sagesse avec cette grande
harmonie, et cette simplicité aussi." (LEglise, p. 224)
De même, Vera Stern cherche lharmonie dans la danse pour fuir le modernisme.
Son idéal, cest :
"les muscles, la danse... pas la graisse." (LEglise,
p. 221)
Elle refuse le caractère religieux de la science moderne caché sous des concepts
laïques, rationalistes et universalistes. La science ne chasse pas le mal, pour elle
comme pour Céline. Elle est une Fée identique à celle des légendes bretonnes de la
forêt de Brocéliande et de la piste de Merlin. Le Graal célinien est une initiation qui
commence par les hôpitaux : il faut descendre dans les viscères de lhomme, dans
lenfer du monde afin de puiser dans cette contemplation de la décadence les forces
curatives et poétiques qui font de la danse un art et de lhistoire une
"féerie" : lhôpital de lacte V montre un homme en ruines, atteint
de toutes parts par la décadence et la subversion, victime aussi de ses propres vices.
En fait, lacte III irradie lensemble de LEglise, car les
Juifs de la S.D.N. dominent les destins individuels. Il nexiste plus dès lors pour
chaque personnage quun destin collectif et meurtrier : la guerre. Pour justifier
cette interprétation de LEglise, ayons recours à lhistoire littéraire :
dans la version de 1927 de LEglise, les Juifs de lacte III
napparaissent pas. Maurice Bardèche précise dans Céline quil faut
attendre la seconde version de LEglise, en 1933, pour voir figurer ces
personnages et lacte III. Or, cest précisément en 1933 que Franz Von Papen a
désigné Hitler Chancelier du Reich, et quelques mois plus tard, que les organisations
politiques de la Diaspora juive ont déclaré une "guerre totale" à
lAllemagne. Nous pouvons alors interpréter la prochaine guerre évoquée dans LEglise
comme une vaticination de la "croisade des démocraties" et comme une satire de
la diplomatie secrète. Comme dans Bagatelles pour un massacre, où le pamphlet est
encadré au début et à la fin par des arguments de ballet qui chantent la pureté du
corps et de lâme par la danse, LEglise sachève par un hommage
à Elizabeth Craig, qui lui préféra plus tard un bourgeois juif américain, et qui
interprète dans cette pièce le rôle dune danseuse. Par lapesanteur, par la
grâce, par lexercice quotidien de son art, elle se dégage des contraintes qui
accablent le commun des mortels pour entrer dans le royaume celtique de la Vigile, avec
les Mages et les Oracles.
NUMA
(à suivre)